REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS,
EDITION AUGMENTEE
DES PRINCIPAUX ARTICLES
DE LA REVUE DU XIX» SIÈCLE.
TOME TROIBIEME.
MARS 1839.
SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE BELGE.
AD, WAHLEN ET COMPAGNIE.
1839
^'
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University of Ottawa
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L'ABBÉ PRÉYOST.
Au milieu de tous les romans que nous a laissés l'abbé Pré-
vost, il s'est rencontré une admirable histoire du cœur humain,
Manon Lescaut, que la littérature française reconnaît à bon
droit comme un de ses chefs-d'œuvre. Heureux l'écrivain facile
qui laisse ainsi après lui . et sans trop s'en douter, quelques-
unes de ces pages admirables qui survivent au chaos littéraire
pour n'y jamais plus rentrer !
Ce facile génie, cet ingénieux inventeur de longues histoires,
cet homme qui avait tant de drames dans la tête et dans le cœur,
cet élégant et correct écrivain, un des premiers improvisateurs
qu'ait eu la France, François Prévost d'Exilés était né, en 1G97,
dans une petite ville de l'Artois, d'une famille à bon droit con-
sidérée dans cette riche province. Il eut pour premier précep-
teui*son père lui-même, qui était un savant magistrat, et de
bonne heure il s'abandonna à tous les heureux penchantsdela jeu-
nesse 5 car encore en ce temps-là, n'était pas jeune qui voulait,
les premières années de la vie étaient sérieuses et occupées. Qui-
conque avait du bon sang dans les veines appartenait de droit
à l'ambition et à tous les travaux de l'ambition. Il n'y avait
guère que quelques nouveaux venus sans nom à qui il fut permis
d'être jeune impunément. — Le jeune Prévost fut jeune tout à.
son aise, et à peine sorti du collège d'Harcourt, où il fut envoyé
un instant par son père, le jeune homme se fit mousquetaire. Il
obéit en aveugle à tous ses instincts belliqueux, malheureuse-
ment les beaux temps de la guerre étaient passés ; Louis XIV
n'était plus jeune , et autour du roi son armée même avait
vieilli. Le moyen de se plaire au milieu de cette armée blanchie
sous le harnois ! — Aussi notre mousquetaire revint-il bientôt à
la tranquille et studieuse maison dont il était sorti. Et comme i[
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était beau , jeune , éloquent, plein de génie, comme déjà il sa-
vait écrire, vous jugez s'il fut reçu avec transport ! On n'avait
pas voulu en faire un lieutenant , les jésuites lui promirent les
plus hauts emplois de l'ordre ; lui, cependant , il se laissa faire
jésuite, il prononça ses vœux ; il fut heureux pendant six mois
dans cette nouvelle position.
Mais à peine se trouva-t-il lié par un serment, et un serment
religieux encore ! que le voilà repris de son humeur vagabonde,
— je veux dire de son humeur poétique. Il voulut encore une
fois porter les armes et faire l'amour. L'amour et la guerre le
reçurent cette fois à bras ouverts comme s'il n'eût pas été jé-
suite, ou peut-être parce qu'il était un jésuite. Vous jugez du
scandale ! vous jugez du courroux paternel. On dit même que
le brave homme mourut subitement rien qu'à voir son fils le jé-
suite donnant le bras à une belle dame de sa ville natale. —
Mais laissez-le donc un instant à lui-même, ce pétulant jeune
homme. Ne faut-il pas qu'il apprenne quelque part les passions
qu'il va peindre, le monde dont il est l'historien, les vices mêmes
qu'il doit mettre en scène , et certes vous ne voudriez pas qu'il
apprît tout cela au couvent.
Il avait donc vingt-quatre ans , quand un beau jour sa jeune
maîtresse, inconstante et volage comme Manon, aussi jolie sans
doute, c'est-à-dire trop jolie, lui dit en souriant : Adieu, je
pars ! adieu, j'en aime un autre ! Il courba la tête sous ce
cri inattendu, son cœur se brisa comme se brise toujours le
cœur la première fois qu'il se brise ; il ne voulut plus entendre
parler ni du monde, ni de l'amour, ni du métier des armes; il
revint avec ardeur à la vie paisible, à l'étude, aux vieux livres,
à la prière, à la méditation. — De soldat qu'il était, il se fit bé-
nédictin, et encore un bénédictin de la vieille roche, c'est-à-dire
un savant , un utile , un véritable bénédictin. Pauvre âme en
peine, qui ne savait à quoi se rattacher ! Pauvre cœur malade,
qui ne savait ce qu'il fallait aimer ! Pauvre imagination malade,
qui se serait dévorée elle-même , si , après ses tristes écarts ,
elle n'avait pas trouvé à chaque instant tout prêts à lui prêter
son ombre touchmte et sainte, ces doux refuges, ces secrets
asiles du cloître toujours ouverts aux esprits bien faits et aux
tendres repentirs.
Cette fois encore, blessé au cœur comme il l'était en pleurant
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l'infidèle qui aimait ailleurs , il prit son nouvel état au séiieux,
tout comme il avait pris au sérieux les passions mondaines. Il
se soumit à la règle, aussi ardeul que lorsqu'il l'avait abandon-
née pour obéir à tous les caprices de son cœur. Il avait un dou-
ble penchant pour le bruit du monde et pour le silence du
cloître, il eût voulu être à la fois un saint ermite et un amou-
reux capitaine; mais cependant, dans Tun et dans l'autre étal,
dans le bruit et dans la paix , dans le cloître et dans le monde,
c'était toujours la même âme, honnête et candide, qui courait
après l'infini par les sentiers les moins frayés , par les routes
les plus inconnues, sans jamais arriver à son but.
Ce nouvel état d'obéissance et de soumission dura six ans. Et
l)endant ces six années si longues , l'abbé Prévost eut bien à
combattre avec lui-même. De temps à autre , et quand il se
croyait le mieux guéri, les tentations de sa jeunesse reparais-
saient plus puissantes et plus vives ; ses passions, qu'il croyait
éteintes, se ranimaient de plus belle; l'obéissance lui pesait; il
aspirait à une liberté nouvelle. Il eût voulu, l'ingrat! briser
violemment ces liens sacrés qui d'abord lui avaient été si chers.
A cette heure il était à bout de supplices, son amour s'était usé,
et, avec son amour, la résignation. L'étude l'éblouissait et le
fatiguait sans lui rien apprendre. Il ne comprenait plus rien à
ces labeurs historiques de Massillonet deDom Martin; et il suc-
combait sous ce rude fardeau que d'abord il avait trouvé si fa-
cile à porter. Évidemment, il n'était pas fait pour pénétrer ainsi
peu à peu dans les ténèbres de notre histoire, pour dérouler pé-
niblement tous ces mystères ; quelque chose bourdonnait là dans
sa têle, là dans son cœur , qui souvent lui arrachait des mains
sa plume savante. Ce quelque chose qui bourdonnait, c'était le
bruit du monde, comme fait la mer qu'on entend du cimetière
de Pise, dont elle s'est retiiée cependant depuis des siècles. En
vain ses supérieurs qui l'aimaient lui donnaient toutes les dis-
tractions possibles. — Polémique religieuse. — Enseignement
des humanités. — Prédications dans ces belles églises de Paris,
qu'il remplissait de son éloquence. -- Rien n'y fit, rien ne put
le calmer, rien ne put faire rentrer le calme dans cette pauvre
âme en peine; rien, pas même tout un volume in-folio de la
Gallia Christianiste, qu'on lui donna à rédiger.
11 voulut savoir, sentir enfin le secret de son génie, il voulut
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obéir à sa vocation, cette fois encore il passa à un nouvel état,
non pas qu'il eût quitté le cloître cette fois, mais il le quitta par
la pensée; il redevint le vagabond d'un monde qu'il avait décou-
vert dans son cœur; il se sentit un romancier, et, entre deux
amours, il se mit à écrire sa première fiction, \ts Mémoires
d'un homme de qualité. Mais hélas ! bientôt le vagabondage
poétique ne lui suffit plus. Il s'échappa du cloître, et il s'enfuit
en Hollande comme un déserteur, comme un relaps. — Cette
fois encore le voilà libre, mais damné et si pauvre !
Heureusement la Hollande, en ce lem.ps-là, faisait, entre au-
tres commerces , le commerce des productions de l'esprit ; elle
vendait ù toute l'Europe ses harengs saurs et ses pamphlets.
L'abbé Prévost, savant comme il était, habitué au travail, rem-
pli d'idées, de visions, d'images , de personnages , de romans de
toute espèce, devint bientôt le plus grand fahricateur littéraire
de la Hollande. Il se trouva si heureux de vivre de son travail,
et ce travail lui devint si facile ! Il vécut ainsi pendant six ans ,
compilant, traduisant, arrangeant, inventant, faisant en unmot
le premierce métier littéraire tel qu'on le fait de nos jours, mais
avec plus de puissance et de talent. Dans les six ans de ce char-
mant exil, il a composé ses plus beaux livres , les derniers vo-
lumes des Mémoires d'un homme de qualité , Clévelandf
Manon Lescaut, le Doyen de Killerine, charmantes histoires
qui ont été le délassement de nos grands-pères , que nos pères
ont eu à peine le temps de lire, et que nous autres, ingrats que
nous sommes, nous ne lisons plus.
Pourtant quel charmant style, quelle exquise politesse, quelle
imagination inépuisable! Comme vous retrouvez tout à fait dans
ces livres oubliés les restes précieux de celte exquise et élé-
gante société de Louis XIV, qui ne devait plus revenir dans ce
monde que nous dépeint l'abbé Prévost. Tout se passe dans ces
livres selon les règles d'une société depnis longtemps établie;
rien de violent, rien do heurté ; le grotesque est banni de ces
ticlions, la satire y est ù peine tolérée, toutes choses s'y passent
sans secousse et sans violence; et voilà ce qui explique pour-
quoi et comment nous avons laissé dans cet oubli profond ces
fictions charmantes, nous autres qui sommes blasés aujouid'hui
parla terreur, par tous les crimes , par tous les adultères, par
tous les remords du roman moderne : le moyen , je vous prie.
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de lire encore avec charme les Mémoires d'un homme de qua-
lité, quand on a lu la veille Han-d'lslande ou la Figie de
Koat-Ven.
Quand il eut ainsi jeté en dehors toutes les passions qui le
tourmentaient en dedans, l'abbé Prévost se trouva quelque peu
calmé; c'était, comme nous le disions plus haut, une de ces
bonnes et faibles natures, peu obstiné et fertile en ressources.
11 obéissait à ses passions, à son talent , à l'imagination , cette
folle du logis qu'il aimait tant, et pour le reste, il s'abandon-
nait au hasard. Donc l'amour l'avait poursuivi en Hollande
comme il l'avait poursuivi au couvent, et même il quitta la Hol-
lande en 1754, emmenant avec lui une belle demoiselle protes-
tante, qui le voulait épouser à toute force; à ce sujet, l'abbé Pré-
vost, accusé d'avoir élé enlevé comme Renaud ou Médor, trace
ainsi son propre portrait : «Ce Médor, si chéri des belles, est un
n homme de trente-sept à trente-huit ans, qui porte sur sou
» visage et dans son humeur les traces de ses anciens chagrins,
» qui passe quelquefois des semaines entières dans son cabinet,
» et qui emploie tous les jours sept ou huit heures à l'étude,
» qui cherche rarement les occasions de se réjouir, qui résiste
n même à celles qui lui sont offertes, et qui préfère une heure
» d'entretien avec uu ami de bon sens à tout ce qu'on appelle
* plaisirs du monde et passe-temps agréables : civil d'ailleurs,
« par l'efîetd'une excellente éducation, mais peu galant; d'une
» humeur douce, mais mélancolique; sobre enfin et réglé dans
» sa conduite. Je me suis peint fidèlement, sans examiner si ce
» portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse. »
Enfin, après six ans de cet exil, il lui fut permis de revenir en
France sous la protection du cardinal de Bissy et du prince de
Conti, qui le nomma son aumônier. Cette fois encore il fut tout à
fait heureux et tranquille ; il s'abandonna plus que jamais à l'oi-
siveté de la vie littéraire pour laquelle il était né; cet homme
aimait à écrire, comme les buveurs aiment le vin; il s'enivrait
de style; il était d'une abondance inépuisable; tout convenait
à son talent, l'histoire, la géographie, les voyages, les petits
contes, les romans sans fin ; sa plume appartenait à quiconque
s'en voulait servir, plume facile, élégante, sans venin et sans
fiel. Il avait fini, tout désintéressé qu'il était, par s'acheter une
petite maison près ce Chantilly, « où je suis trop heureux, écri-
1.
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vait-il, avec ma vache et mes deux poules. » Homme excellent.
Mais il ne jouit pas longtemps de son bonheur, on eût dit qu'il
devait mourir quand sa dernière passion se serait calmée; il n'a
pas eu le temps de finir ses derniers livres, de se reposer à l'om-
bre de son arbre; il ne s'est guère assis sur son banc de gazon,
à peine a-t-il mangé les œufs frais de ses deux poules. Un
jour, comme il se rendait à pied à sa modeste maison des
champs, il tombe par terre frappé d'un coup d'apoplexie; des
paysans le portèrent chez un opérateur de village, qui, croyant
avoir affaire à un cadavre, ouvrit ce pauvre homme, et l'abbé
Prévost se réveilla mais blessé au cœur. Il mourut donc d'une
façon plus dramatique que tous les héros de ses livres. Cette
mort terrible couronna dignement cette vie si simple d'agitations
et d'aventures; le monde, qu'il avait tant charmé et qui savait à
peine son nom, ne se douta pas qu'il perdait ce jour-là un véri-
table écrivain du dix-septième siècle, qui même en remuant la
fange du siècle suivant sera resté un correct et élégant écri-
vain ; un homme qui était quelquefois l'égal de Lesage ; qui était
plus écrivain que Racine fils, que madame de Lambert et le
chancelier d'Aguesseau; ce ne fut que plus tard et quand on put
fouiller dans l'immense recueil de ses œuvres complètes, que
le monde littéraire reconnut enfin quelle perte il avait faite,
le jour où mourut l'auteur de ce chef-d'œuvre, Manon Lescaut.
Manon Lescaut est, en effet, un des chefs-d'œuvre remplis
de passion, de douleur et d'amour, qui échappent à l'âme d'un
homme de génie dans un de ces moments d'enthousiasme qu'il
ne retrouve pas deux fois en sa vie. Livre merveilleux! admira-
ble histoire ! drame touchant qui se passe tout au bas de l'échelle
sociale ! Que de larmes dans ce récit si naturel, si vraisemblable
et si rempli ! Comme cette pauvre femme se sauve de l'opprobre,
à force de beauté et de jeunesse; comme ce jeune homme évite
la honte, à force de dévouement et d'amour ! Et puis, quand l'un
et l'autre ils ont poussé à bout la destinée humaine, quand ils
ont épuisé d'une lèvre avide la coupe enivrante de la volupté, la
mort arrive, qui sanctifie tout ce délire, non-seulement la
mort, mais encore la pitié et le pardon.
Il n'y a pas dans toute la langue française un livre mieux fait
que Manon Lescaut. Le récit commence vite et bien. Vous en-
trez tout d'un coup dans ces adorables mystères du cœur que
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les autres poêles ne développent que lentement et après mille
détours. — La belle histoire, quand toute cette jeunesse sallie
avec toute cette innocence ! Et, tout d'un coup, voyez comme les
deux charmants héros de ce livre se précipitent tête baissée
dans ces tristes désordres, comme ils tiaversent toute cette fange
sociale, sans rien perdre de leur grâce, de leur beauté, de leur
esprit, de leur jeunesse!
En ce temps, quelle histoire remplie de variété et de mouve-
ment sur ce fond unique de délire et d'amour ! Les deux héros
sont charmants, jeunes et amoureux à outrance ; ils passent
tour à tour, et du jour au lendemain, de la misère à la fortune,
du boudoir éclatant et parfumé à la prison humide et sombre, de
Paris à l'exil, de l'exil à la mort. Pauvre Manon ! tantôt haut ,
tantôt bas, grande dame et grisette; aujourd'hui dans la soie, de-
main dans la bure; adorée du monde et plongée au couvent des
filles repenties; rieuse, coquette, aimant les plaisirs presque au-
tant qu'elle aime son amant, vagabonde et folâtre beauté , elle
représente à merveille, dans son dévouement et dans ses capri-
ces, la jeunefilleparisienne,qui n'apporte, en venant au monde,
pour toute fortune, qu'un grand fond de beauté, de grâce, d'in-
souciance, de scepticisme et d'amour!
Et ce pauvre Des Grieux, l'amant de cette belle fille, quel hé-
ros à part ! Il est jeune, ilest beau, il est brave, il est amoureux,
il est innocent, il est timide; il n'a qu'à le vouloir, et sa fortune
est faite, et il sera un homme considéré, estimé de tous, res-
pectf-, cher à tous. — Mais Des Grieux ne veut pas. L'amour qui
remplit son âme le jette dans tous les transports. Adieu le monde,
adieu la famille, adieu l'estime des hommes , adieu même à la
vertu. La même passion les eût sauvés, ces deux enfants, dans
un siècle réglé par le devoir : elle les perd sans rémission, dans
un siècle en proie à tous les désordres, à tous les délires. Mais
cependant quelle lutte touchante contre les entraves de la so-
ciété ! quel courage! quelle imagination profonde! Et quand le
malheur arrive, quand il faut céder enfin à la société qui se
venge, et qui se venge toujours tôt ou tard , n'en doutez pas ,
vous rappelez vous par quelles angoisses se termine ce drame ,
et quelle expiation est donnée enfin à toute cette vie perdue par
l'amour et pour l'amour?
Il faut le dire tout bas, mais enfin il faut le dire, Manon
13 REVUE DE PARIS.
Lescaut a été le type original de deux chefs-d'œuvre contempo-
rains qui sauveront de loubli la littérature de notre époque :
Paul et Virginie et Atala.
f^irginie. qu'est-ce autre chose que Manon Lescaut purifiée?
/étala, qu'est-ce autre chose ([ue Virginie chrétienne? c'est
pourtant 1 abbé Prévost, cet ingénieux et admirable scrutateur
du cœur humain, qui a découvert le premier ces poétiques dé-
serts oijse passent, où s'accomplissent ces trois Manon Lescaut ^
Paul et Virginie, et Atala.
J. Janin.
( Extrait de la Revue française. )
LE PIANO \
Tout le monde connaît Timmense fortune du piano , les triom-
phes que cet admirable et précieux instrument obtient chaque
jour dans tous les pays. On sait qu'il règne en souverain dans
les salons et [)orle les charmes de sa mélodie, les trésors de son
harmonie , dans l'arrière-boutique , l'entresol et la mansarde.
On sait qu'il excite des transports d'enthousiasme quand Thal-
berg et ses dignes rivaux gouvernent son clavier. On se plaît à
l'entendre lorsqu'il soutient les voix par de savants accords , en
reproduisant les traits destinés à l'orchestre. On a recours en-
core à ses jeux éclatants pour guider les danseurs , marquer la
cadence et mettre en mouvement les quadrilles d'un petit bal
improvisé. Le piano verse également ses bienfaits sur les heu-
reux du siècle et sur le menu peuple des virtuoses. Partout on
le désire , on l'applaudit , on réclame son utile secours ; chacun
vante les succès de l'instrument universel , de cet abrégé des
richesses harmoniques. La brillante position qu'il s'est faite dans
le monde musical pourrait suffire à son illustration j mais bien
des gens encore s'obstinent à regarder le piano comme un par-
venu , comme un instrument tout à fait nouveau , comme un
soldat enrôlé hier et porté tout de suite au faîte des honneurs
par la faveur publique. C'est une erreur qu'il m'importe de dé-
truire ; je veux faire connaître la famille de cet heureux instru-
ment, vous montrer sa généalogie, ses ancêtres . et proclamer
ici des litres de noblesse que trop de pianistes ignorent.
(1) Kous donnerons sous ce titre plusieurs extraits du Livre des
Pianisies,\C)]nme que M. Castil-lîlaze se propose de piihlier.
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Avant d'arriver à rinstrument , il est nécessaire de parler du
clavier, sa partie essentielle et qui le caractérise.
Le clavier est l'assemblage de toutes les touches du clavecin ,
de l'orgue , du piano : ces touches représentent tous les sons qui
peuvent être employés dans l'harmonie.
L'orgue est l'instrument à touches le plus ancien. Ces touches
étant destinées à ouvrir et à fermer les portes au vent , on leur
donna d'abord le nom de clefs, claves ; leur assemblage fut na-
turellement appelé clavier. Quelques-uns veulent que les touches
aient été nommées ainsi à cause de leur forme échancrée par
un bout, qui les fait ressembler à de véritables clefs antiques.
La première de ces étymologies doit être préférée avec d'autant
plus de raison que l'on donne aujourd'hui le même nom méta-
phorique de clefs aux petites soupapes de métal adaptées à la
flûte , à la clarinette , au basson , etc., et dont l'office est exac-
tement le même que celui des touches de l'orgue.
Le clavecin , inventé longtemps après l'orgue , reçut par ana-
logie le nom latin de clavicembalutn , et le clavicorde celui de
clacicordium, parce que ces instruments avaient des c/arzers.
Les Anglais donnent encore aux touches du piano et de l'orgue
le nom de kef, clef. Dans les sonates et les concertos de piano
gravés en Angleterre à la fin du siècle dernier, on désigne par
additional keys les touches qui succèdent à l'aigu , à la cin-
quième octave du clavier.
Les instruments à clavier en usage maintenant sont l'orgue ,
le piano et leurs dérivés; la vièle, l'harmonica, les earrillons
ont aussi des claviers.
Les anciens se sont efforcés de tirer parti des cordes tendues
sur une table vibrante et sonore. Que ces cordes fussent pincées,
frappées ou mises en jeu par un archet, les anciens paraissent
avoir ignoré les ressources immenses que l'application d'un cla-
vier pouvait donner à plusieurs de leurs instruments.
L'invention du clavier date d'un temps qu'il est difficile de pré-
ciser. Les jeux d'orgue, qui ne sauraient se passer de ce méca-
nisme ingénieux et prompt dans ses résultats , remontent au
moins jusqu'au vii^ siècle. L'application du clavier aux instru-
ments à cordes ne peut être signalée d'une manière à peu près
positive que vers le xive siècle. L'Italie réclame l'honneur de
celte précieuse combinaison.
REVUE DE PARIS. 15
On rencontre encore aujourd'hui chez les marchands de cu-
riosités, dans les cabinets des amateurs , ou bien entre les mains
des musiciens ambulants , le tyrapanon et le psaltérion , instru-
ments composés d'une caisse d'harmonie triangulaire ou carrée,
sur laquelle sont tendues des cordes métalliques relevées par un
chevalet. On attaque ces cordes avec deux baguettes en bois ou
en métal. Ces baguettes sont terminées par un crochet ou bien
par un bouton en liège. J'ai entendu des joueurs de tympanon
fort habiles; dans leur exécution rapide et d'une grande clarté ,
ils faisaient toujours distinguer deux parties. Moi-même, étant
enfant , j'ai joué , non pas du tympanon , mais avec un tympanon
que je suis parvenu à détruire en le faisant voguer sur l'eau
comme une barque, en pinçant, battant ses cordes avec une
telle ardeur que le pauvre instrument ne put y résister long-
temps.
II est à Cavaillon un noble , antique et vaste manoir, portant
créneaux, mâchicoulis , blasons, croisées à vitraux plombés;
château flanqué d'une tour très-haute encore , quoiqu'on ait été
forcé de la décapiter afin de prévenir sa ruine. Les salles de cet
immense bâtiment, la cuisine surtout, attestent la splendeur,
le bon goût du prince de l'Église qui l'a fait construire. Si le
chapeau con fîocchi figurant dans les sculptures , n'attestait
pas que c'était jadis la demeure d'un cardinal, la tour, signe
caractéristique de la pourpre avignonnaise , suffirait pour le
prouver. Dominant avec orgueil et majesté les ménils des nobles
hommes et des vilains, la tour signale encore au loin les châ-
teaux élevés en Avignon, à Cavaillon, à l'Isle , par les membres
du sacré collège , pendant le séjour des papes dans la ville son-
nante. C'est dans le garde-meuble , d'autres diraient grenier,
de cet autre Palais-Cardinal , habité par ma famille depuis des
siècles , que je trouvai le tympanon ci-dessus mentionné. La
physionomie gothique et moyen âge des bahuts , des sièges ver-
moulus qui reposaient à ses côtés , doit me faire croire que ce
tympanon était là depuis le temps de Jean XXll et de Pétrarque.
Hélas! il y serait encore si je ne l'avais découvert! Comme
Achille, je saisis l'arme que le hasard présentait à mes yeux ;
mon instinct musical fit briller sa première étincelle , et l'infor-
tuné tympanon , cruellement pincé, lacéré, termina dans les
flots son existence digne d'un plus heureux dénoûment. La lyre
16 REVUE DE PARIS.
d'Arion, emportée par les vagues de THellespout, rendait encore
des sons harmonieux ; le tympanon garda le silence le plus obs-
tiné : sa poitrine était percée à jour.
L'image du tympanon, du psaltérion, multipliée dans beaucoup
de manuscrits du moyen âge, prouve que ces instruments étaient
alors d'un usage fréquent.
La difficulté de l'attaque, l'incertitude de la main dirigeant
ces baguettes sans point d'appui, pouvait donner l'idée de faire
sonner les cordes en les frappant d'une manière régulière, ferme
et sûre, par un moyen mécanique. Emprunter le clavier à l'or-
gue pour l'adapter au tympanon, au psaltérion; armer chaque
touche d'une lame de cuivre qui vînt attaquer la corde, c'était
construire une véritable épinette. Mais le clavicorde a précédé
cet instrument , et le clavicorde n'est point du même genre que
l'épinefle. Le clavicorde est un instrument à part; sa consti-
tution , la manière dont ses cordes sont coupées dans leur lon-
gueur par les lames de métal qui les frappent , prouvent que le
clavicorde ne saurait ètreun psaltérion perfectionné, transformé,
comme plusieurs l'ont pensé.
Boccace, qui écrivit son Décameron vers 1550, fait mention
du cembalo pour accompagner la voix. Quelques auteurs ont
mis en doute que ce cembalo fût le clavecin , connu depuis sous
ce nom en Italie. Ils ont pensé qu'il s'agissait plutôt d'un instru-
ment du genre du cymbaluiii des anciens , c'est-à-dire d'un
instrument de percussion tel que les crotales, les cymbales des
curetés et des corybantes. J'adopte l'opinion de IM. Félis , et
pense que cela n'est point vraisemblable. L'usage des petits or-
gues portatifs (l) et des instruments à cordes pincées était trop
répandu depuis le xiii^ siècle, les peintures des manuscrits de
celte époque le prouvent, et la musique avait fait trop de progrès
en Italie au temps de Boccace, pour que l'on songeât à soutenir,
(1) D'autres écriraient petites orgues portatives. Vous dire ici la
raison qui me fait repousser les absurdités académiques serait inutile ;
je répéterais ce que Ton a depuis vingt ans imprimé dans mon Diction-
naire de Musique moderne. Ce livre est et doit être mon régula-
teur. Veuillez le consulter lorsqu'une expression relative à la musique
vous semblera singulière, étrange dans sa forme et dans sou appli-
cation.
REVUE DE PARIS. 17
accompagner la voix avec un instrument de percussion. Si le
cemhalo de Boccace n'était pas un clavecin, une épiuette, c'était
au moins un tympanon sur lequel la percussion avait lieu parle
moyen des baguettes.
Il existait à Rome , il y a soixante-dix ans, un clavecin à cin-
tre droit, composé de vingt-cinq touches, sans différence de
forme pour les bémols et les dièses, qui paraissait être un des
premiers essais que Ton eût exécutés dans la fabrication des
instruments à clavier. On affirmait alors que celui-ci avait été
apporté d'Athènes à Rome au temps de Jules-César. Je ne dois
pas ra'arrêter à combattre une telle assertion. Hullmandel parle
aussi d'un autre clavecin conservé à Rome , et dont le corps, la
table et le chevalet étaient en marbre blanc. Celle image sculptée
avait, sans doute, fait partie de quelque monument; on lui at-
tribuait six cent cinquante ans d'ancienneté , ce qui paraît éga-
lement absurde. Zarlino fait mention d'une épinelte dont les
débris existaient en 1555, et qui semblait avoir été faite envi-
ron cent cinquante ans auparavant. Le témoignage d'un musi-
cien si savant est irrécusable, et s'accorde avec ce que l'on
sait de quelques artistes célèbres du xiv^ siècles, tels que Fran-
cesco (Vegli Orfjani^ Nicolo del Proposto, Jacopo di Bologna ,
et quelques autres habiles organistes, qui se distinguèrent aussi
dans le jeu des instruments à clavier; des écrivains italiens de celte
époqueratlestent. Il fallaitdonc quel'on possédàtces instruments.
Rien ne prouve mieux l'existence du clavicorde ou de l'épi-
nette au xiv^ siècle, ou du moins, au plus tard , au commence-
ment du xv<^ , que la manière dont en parlent ceux qui ont décrit
ces instruments dans les premières années du xvie. Ils ne les
signalent point comme des choses nouvelles, et les variétés
qu'ils en font connaître , démontrent qu'elles étaient le résultat
incontestable d'une infinité d'essais qui dataient d'un temps
déjà ancien. Si l'on fait attention à la lenteur des découvertes et
des perfectionnements dans un état de civilisation si peu avan-
cée , on sera persuadé que des instruments déjà si compliqués
n'ont pu sortir tout à coup du cerveau des inventeurs, tels qu'ils
sont décrits par les écrivains du x^i" siècle.
De toutes les traditions , la plus vraisemblable est que les Ita-
liens ont inventé le clavicorde vers 1500, et que les Belges, les
Allemands les ont imités ensuitt;.
18 REVUE DE PARIS.
M. Anders pense avec raison que le clavicorde procède et nous
vient du monocorde et non pas du tympanon, du psallérion per-
fectionnés.
Le monocorde est un instrument que l'on appelle ainsi parce
qu'il n'a qu'une seule corde que l'on divise à volonté au moyen
de chevalets mobiles. La trompette marine est une espèce de
monocorde.
Comme nous , les anciens n'employaient le monocorde que
pour mesurer les proportions des sons entre eux. Dans le
moyen âge, on le fit servir à régler l'intonation du chant, et
c'est alors que l'on reconnut les imperfections de cet Instru-
ment. On imagina d'abord de remplacer par un mécanisme ces
chevalets mobiles qu'on ne pouvait déplacer qu'en les poussant
avec les mains. De minces morceaux de bois , surmontés d'une
lame de métal, prirent la place des chevalets. En comprimant
une de ces touches, la lame s'élevait vers la corde , et non-seu-
lement opérait la division produite auparavant par le chevalet ,
mais la faisait résonner en même temps , et dispensait de l'o-
bligation de la pincer avec le doigt. On tira parti de celte dé-
couverte. Le nombre de ces touches fut augmenté peu à peu ;
on multiplia les cordes; la construction du tympanon servit de
modèle pour donner une caisse d'harmonie à ces cordes vi-
brantes , et voilà le clavicorde inventé. Ses résultats devaient
être bien mesquins , sa taille bien petite; mais enfin ce n'en était
pas moins un premier instrument à touches et à cordes. Il con-
tinua d'être appelé monocorde , preuve évidente de son origine,
jusqu'à ce que les musiciens lui eussent donné un nouveau
nom plus convenable et plus significatif : celui de clavico?'de ^
instrument à cordes et à clavier. Telle est la souche de l'in-
nombrable famille des instruments du même genre qui se sont
succédé jusqu'à nos jours , et dont la plupart sont tombés dans
l'oubli.
Le marteau du piano frappe la corde et la quitte aussitôt.
Cette corde reposant de chaque côté sur un chevalet , la lon-
gueur de sa partie vibrante est déterminée par ces deux points
de contact , de repos. Que le marteau la frappe en divers en-
droits , l'intonation ne variera pas ; il n'y aura difîérence que
dans le volume et la qualité du son. Il n'en est pas de même
dans le clavicorde. Ici , du côté opposé au chevalet de la table,
REVUE DE PARIS. W
les cordes sont entrelacées de lanières de drap 5 la longueur de
la partie vibrante de la corde, partie qui doit donner le son,
n'est déterminée qu'au moment où la lame perpendiculaire de
la touche vient atteindre cette corde. Il faut que cette lame
reste appuyée contre la corde , parce que c'est elle qui devient
le second point d'appui de cette corde, sans quoi l'on n'obtien-
drait pas de son. Loin d'intercepter la vibration , ainsi qu'on
pourrait le présumer, elle la soutient par la pression du doigt
sur la touche.
Les anciens clavicordes portaient moins de cordes que de tou-
ches. La même corde coupée , divisée tour à tour sur des points
différents , servait à plusieurs touches.
Le son du clavicorde était aigre , son mécanisme présentait
de graves imperfections, et pourtant les organistes du temps
l'employèrent avec succès. Ils écrivirent beaucoup de musique
pour cet instrument que les Allemands n'ont pas abandonné tout
à fait. Mozart, dans ses pérégrinations , emportait un petit cla-
vicorde parmi son bagage.
C'est à tort que certaines personnes donnent le nom de clavi-
corde aux clavecins verticaux sur lesquels des musiciens am-
bulants jouent des valses et des fragments de symphonie. Ces
instruments, dont les cordes sont , à la vérité, pincées par une
lame de métal et mis en jeu par une manivelle, sont de la nature
du clavecin et de l'épinette ; la lame de métal , abandonnant la
corde aussitôt qu'elle l'a pincée , fait l'office du sautereau.
Le père Philijjpe Bonanni, auteur de 11 Gahinetto armonico,
rapporte , au mot claricembale, que l'invention de cet instru-
ment est due à Nicolo Vicentino qui vivait en 1492. Bonanni ré-
pète ce que Doni avait dit dans son livre De Musicâ. L'épi-
nette existait par conséquent vers la fin du xv^ siècle ; sa pré-
sence est du moins constatée alors d'une manière authentique.
J'ai déjà fait connaître les raisons qui me portent à croire que
son origine est plus ancienne.
Cent ans plus tard, de nouveaux instruments furent livrés aux
amateurs qui s'empressèrent de les adopter après avoir reconnu
leur supériorité. La virginale, l'épinette, le clavecin, le clavici-
térion. construits à l'imitation du luth et du théorbe. pinçaient
la corde au lieu de la frapper. Ici la lame dure, invariablement
fixée sur la touche du clavicorde, était remplacée avec un im-
20 REVUE DE PARIS.
raense avantage par le sautereau , pièce élastique et mobile ,
portant un bec de plume qui pinçait la corde en s'élevant, en
sautant à côté d'elle. Le sautereau revenait sur la corde en
tombant, pour éteindre le son, arrêter les vibrations au moyen
d'une languette de drap dont il était armé vers sa partie supé-
rieure. Le sautereau de l'épinette faisait donc à lui seul le dou-
ble service du marteau et de l'étouffoir du piano. Une seule
corde sonnait pour chaque note de la virginale , de l'épinette :
le clavecin en avait deux ; toutes ces cordes étaient de métal. Le
clavicitérion était un clavecin monté en cordes de boyaux , afin
d'en obtenir des sons plus doux. Ces instruments se distinguaient
aussi par leur forme : carrée, c'est-à-dire rectangulaire, pour
la virginale, elle était presque triangulaire pour le clavecin et
le clavicitérion ; Tune et l'autre forme étaient données à l'épi-
nette. Comme ces instruments, de même famille, procédaient
de la même manière, que leur principe d'attaque offrait une par-
faite identité , leurs défauts étaient absolument les mêmes : pe-
tite étendue du clavier, maigreur, uniformité du son, absence
complète d'accent et d'expression.
Vous voyez que ce nom ù'épinette, nom métaphorique donné
à l'instrument dont les cordes étaient pincées, attaquées par des
pointes, ne présente pas l'image d'un résultat bien doux pour
l'oreille. Les roses de la mélodie abondaient en épines cruelles,
piquantes, lorsqu'elles étaient transmises par un tel instrument.
La virginale, malgré son titre plein d'innocence et de candeur,
ne se montrait pas moins acerbe. Plusieurs prétendent que ce
nom lui fut donné par Elisabeth d'Angleterre ; cette reine s'es-
crimait sur cette espèce d'épinette et voulut , disent-ils , que son
instrument favori s'appelât virginale^ puisqu'il était touché par
une vierge. Les musiciens érudits rejettent cette assertion, quoi-
qu'elle ait un certain vernis romantique, bien digne de plaire
Hujoui'dliui. Les gens de goût pensent avec raison que la reine
Élisiibelh avait trop d'esprit pour faire cette mauvaise plaisan-
terie ou la permettre à ses courtisans,
Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste !
Vous connaissez maintenant l'origine du clavecin : j'ai con-
REVUE DE PARIS. 2i
staté son acte de naissance. Avant de le snivre dans ses progrès,
je dois vous dire un mot des réunions musicales de l'ancien
temps. Celte esquisse rapide ne sera point étrangère à l'iiistoire
du clavecin ; vous verrez cet instrument arriver à son tour et
prendre enfin la place éminente qui lui étail réservée dans les
concerts et dans rorcheslre des théâtres.
Contran était si passionné pour les psaumes et les répons,
qu'il les faisait exécuter pendant son diner ; il voulait même que
Grégoire de Tours fit chanter chaque prêtre ou musicien dans
Tordre prescrit pour l'office divin.
Méroflède et Marcovère , maîtresses de Caribert, donnèrent
des fêtes à leur royal amant. On chantait, on dansait à ces fêtes;
on y jouait même des pastorales. Voilà donc à la fois le con-
cert, le ballet et l'opéra, si l'on veut. Thibault, comte de Cham-
pagne, composa de fort jolies romances, qu'il chantait, accom-
pagné de ses ménestrels, à la cour de Blanche de Castille, mère
de saint Louis. Tous ces exercices musicaux n'étaient cepen-
dant pas encore ce (jue nous appelons aujourd'hui un concert.
Bien plus : l'harmonie était découverte depuis longtemps ; on
en goûtait les charmes, on portait aux nues les œuvres des com-
positeurs assez habiles pour enchaîner des accords , faire con-
certer ensemble diverses parties, et pourtant on n'avait pas en-
core eu l'idée de réunir des musiciens et des auditeurs dans le
seul but d'exécuter et d'entendre de la musique. Ces assemblées
n'existaient point, et le mol de co?icer^, qui les désigna plus
tard, était inconnu. L'art s'était agrandi prodigieusement : on
ne chantait plus des antiennes et des versets, ù table, au des-
sert, entre la poire et le fromage, comme à la cour de Gontran.
La musique sacrée était réservée pour les églises, et les compo-
siteurs avaient écrit une inlinilé de pièces d'une mélodie plus
agréable, d'un sentiment plus tendre, dun style moins pom-
peux et d'une exécution en général plus facile, qu'ils destinèrent
aux réunions particulières, aux plaisirs des amateurs. On donna
le nom de musique de chambre ù ces compositions familières,
à ces pièces fugitives, parmi lesquelles on remarquait beaucoup
de chansons populaires écrites à quatre parties, et des madri-
gaux du plus grand mérite sous le rapport des effets d'harmo-
nie, de la disposition savante des parties. Orlando Lasso, Mon-
leverde. Luca Marenzio, Paleslrina, Carlo Gesualdo, prince de
•2.
22 REVUE DE PARIS.
Venoza , ont laissé des modèles admirables dans ce genre.
Cetle musique de chambre , d'abord écrite sur un seul livre,
sans être mise en partition , était d'une exécution incommode,
puisque tous les virtuoses devaient lire en même temps sur les
deux pages qui leur étaient présentées. On imagina ensuite d'a-
voir un petit livre d'un format in-octavo oblong pour chaque
partie. Cette bibliothèque musicale reposait sur les tablettes du
salon de compagnie , et toutes les fois que la société réunissait
un nombre suffisant de virtuoses pour faire entendre un qua-
tuor, un quintette vocal, et que l'on avait quelque disposition à
se livrer au plaisir de faire et d'écouter de la musique, on dis-
tribuait les livrets, et le concert commençait. Si le nombre des
exécutants le permettait, on doublait, on triplait les parties.
Ces concerts n'avaient rien de prévu , rien de préparé ; on
chantait partout où la réunion se trouvait. C'était sur une ter-
rasse, par une belle nuit d'été , dans une gondole qui se balan-
çait sur la mer doucement agitée, ou que l'on abandonnait au
courant paisible du fleuve. On chantait plus souvent après les
repas, et si la séance musicale avait lieu dans un salon, les mu-
siciens se rangeaient encore autour d'une table, ainsi qu'on peut
le voir dans plusieurs anciens tableaux de l'école vénitienne. De
là vient que les madrigaux sont appelés madrigali di tavolino
par quelques auteurs. Cette manière de procéder, cette sponta-
néité dans le plaisir, devait avoir beaucoup de charme. L'art du
chant était encore inconnu 5 les compositeurs ayant toujours
quatre, cinq, six voix à faire manœuvrer, pouvaient restreindre
le diapason de chacune dans les limites les plus ordinaires. Si
les madrigaux présentaient des difficultés , on les réservait pour
les savants j le menu peuple des amateurs savait se contenter des
chansons à quatre, à cinq parties.
Il était donc facile d'établir sur-le-champ un concert dans une
société distinguée, où l'on rencontrait beaucoup de bons musi-
ciens et des personnes heureusement organisées, que guidaient
les chefs de pupitre. On formait alors un ensemble vocal comme
on ajuste aujourd'hui une contredanse; les huit danseurs,
av(M'tis par la ritournelle du piano, sont en place; ils ont déjà
rompu leurs rangs , chassé, déchassé, exécuté leurs solos, donné
la main pour la chaîne anglaise, balancé, sans que personne ait
demandé s'ils ont fait une étude suivie de l'art des Yestris et des
REVUE DE PARIS. 23
Taglîoni. Ces danseurs s'amusent , et leurs mouvements gra-
cieux et cadencés présentent un tableau fort agréable pour les
assistants.
Les voix seules furent employées dans ces concerts jusqu'au
milieu du xv<^ siècle; aucun accompagnement ne les guidait.
A cette époque, on imagina de leur donner ce précieux soutien
et de joindre les voix aux accords des instruments. Cet accom-
pagnement ne fut d'abord qu'une doublure exacte des parties
vocales; chaque chanteur avait son sosie dans le petit orches-
tre, et l'archet ou la corde pincée suivait absolument la même
marche que lui. Les compositions étaient même disposées de
manière que les pièces pouvaient être exécutées par les voix
seules ou les instruments seuls, s'il n'était pas permis de réunir
ces deux groupes de musiciens. Le luth, le Ihéorbe, les guitares,
l'épinelte, le clavicorde, le clavecin, la virginale, les violes ,
quelquefois l'orgue, étaient employés pour doubler les voix. On
avait soin d'échelonner les instruments et les voix du grave à
l'aigu dans une proportion exacte d'intonation. Le dessus de
viole était à l'unisson du soprane ; la viole bâtarde, le luth, dou-
blaient les parties vocales intermédiaires, et la basse de viole
chantait avec la voix de basse. L'orgue ou le clavecin pouvaient
remplacera la fois tous ces instruments : l'étendue de leur cla-
vier, la puissance de leurs moyens d'exécution, de leurs res-
sources en harmonie, le leur permettaient.
L'invention de la basse continue, que l'on attribue générale-
ment à Louis Viadana , fit une révolution dans la musique de
chambre. La basse vocale ne sonnait pas toujours, les diverses
figures du dessin musical exigeaient qu'elle gardât le silence de
temps en temps ; et comme la basse de viole doublait sa partie,
cet instrument grave se taisait toutes les fois que la voix de
basse comptait des pauses. Viadana affranchit la basse instru-
mentale de cette servitude ; il disposa sa partie de sorte qu'elle
continuât sa marche d'un bout à l'autre du morceau. Cette
basse non interrompue reçut des chiffres pour indiquer les ac-
cords que chaque note devait porter. Ces accords plaqués ou
harpégés sur le clavecin, le luth, l'archi-luth et le théorbe, four-
nirent une harmonie riche et variée dans ses formes, qui pré-
para les voies pour arriver à un bon système d'accompagne-
ment. La musique de chambre changea de face ; elle acquit bien
24 REVUE DE PARIS.
plus de puissance, et produisit des résultats d'un plus grand
intérêt.
Après la conquête de l'Italie par nos armées républicaines, les
statues grecques , les cliefs-d'œuvres de Raphaël , de Paul Vé-
ronèse, du Dorainiquin , etc., vinrent enrichir nos musées. Des
camées antiques , des vases précieux, une infinité d'objets d'art,
(|ue les vainqueurs avaient apportés à Paris, étaient offerts à
l'admiration des amateurs. La musique n'avait pas été né-
gligée, et les bibliothèques de Venise nous livrèrent aussi leurs
trésors. Des collections de madrigalL, de riceicari, des au-
teurs les plus célèbres, des monuments sans prix, puisqu'ils
étaient manuscrits et qu'il n'en existait pas de copie, furent
déposés à la bibliothèque du Conservatoire de Paris. Toutes ces
collections étaient en petits livrets et en parties séparées, telles
enfin qu'elles avaient été chantées dans leur nouveauté. En
lisant chaque partie l'une après l'autre , il était difficile d'appré-
cier le mérite de ces compositions; la notation d'ailleurs m'em-
barrassait, la division en mesures n'étant point indiquée par
des barres. Perne, mon maître, m'en donna la clef. Je voulus
alors m'approprier une partie de ces pièces curieuses en les
copiant^ et, pour en saisir toutes les beautés, je les mis en
partition.
Après avoir fait plusieurs essais, je remarquai des trous, des
lacunes dans l'harmonie, des entrées sans réponses, des figures
tronquées; enfin, j'avais beau chercher, collationner, revenir
sur mes pas, comme un limier qui a perdu la piste , je ne trou-
vais jamais mon compte. Mes soins , mes patientes investiga-
tions, me firent découvrir enfin quà toutes ces collections il
manquait un cinquième livret, une cinquième partie, que les
rusés Vénitiens n'avaient point cédée. Un recueil de madrigaux
pour deux sopranes, ténor et basse, paraît complet; on l'avait
accepté pour tel; la partie de baryton, celle dont l'absence
pouvait être le moins remarquée, était restée à Venise. Les gé-
néraux font enclouer leurs canons et briser les affûts avant de
les livrer à l'ennemi. En étudiant longtemps les quatre parties
que j'avais sous les yeux, je parvins à retrouver la cinquième;
je le présumai, du moins. Je laissai pourtant ce travail, excel-
lent comme étude, mais qui présentait de trop grandes diffi-
cultés, sans promettre des résultats authentiques, et par con-
REVUE DE PARIS. 25
séquent satisfaisants pour un véritable amateur. Les chances
de la guerre nous furent contraires, et les quatre volumes des
collections de madrigaux allèrent rejoindre, en 1815, leur cin-
quième frère qui n'avait pas changé de garnison. La famille
madrigalesque se compléta en rentrant à Venise.
Jusqu'en 1343, les virtuoses de la chapelle du roi de France
chantaient et jouaient des instruments aux fêtes et divertisse-
ments de la cour. François !«' établit un corps de musiciens
indépendants du service divin, et l'attacha spécialement à sa
chambre. Des joueurs d'épinette s'y font remarquer; voilà donc
un concert organisé à la cour de France. L'épinette y figure, et
ce n'était point alors un instrument nouveau.
Rabelais parle de l'épinette dans le livre fameux qu'il publia
en 1532 : cela ne nous fait guère remonter plus haut vers l'ori-
gine du clavecin; mais c'est un document de plus qu'il est bon
de ne pas négliger. Rabelais a mis le trombone dans les mains
de son héros Gargantua. La sacquebute , tel était le nom que
portait la basse de trompette , la sacquebute convenait admira-
blement aux larges poumons, à la vigoureuse embouchure du
seigneur Gargantua, fils de Grandgousier. Le joyeux curé de
Meudon n'a pas voulu borner au jeu du trombone les passe-
temps musicaux de ce prince. Gargantua fut institué par Pono-
crates , en telle discipline, qu'il ne perdait heure du jour, ainsi
que le dit le chapitre xxiii de sa mémorable histoire. Je vais
rapporter quelques lignes de ce chapitre intéressant.
« Ce fait, on apportoit des cartes, non pour jouer, mais pour
y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles :
lesquelles toutes issoient de arithmétique. Eu ce moyen entra en
affection d'icelle science numérale, et tous les jours , après
disner et souper , y passoit temps aussi plaisantement , qu'il
souîoit en dez ou es cartes. A tant sceut d'icelle et théorique et
prati((ue, si bien que Tunstal, Anglois, qui en avoit ami)lement
écrit, confessa que vrayment, en comparaison de lui, il n'y en-
tendoit que le haut alemand.
« Et non-seulement d'icelles, mais des autres sciences mathé-
matiques comme géométrie , astronomie, musique. Car atteu-
dans la concoction et digestion de son past, ils faisolent mille
joyeux instruments et figures géométriques, et de mesme prati-
quoient les canons astiononiiques. Après s'ébaudissoient à
26 REVUE DE PARIS.
chanter musicalement à quatre et cinq parties , ou sur un
thème à plaisir de gorge.
» Au regard des instruments de musique, il aprit jouer du
lut, de Tespinette, de la harpe, de la flutte d'Alemand, et à neuf
trous, de la viole et de la sacqueboute. »
La digestion de son past me plaît infiniment. Voyez-vous
cette troupe de courtisans empressés de jouer aux cartes, aux
dés avec le prince Gargantua, les voyez-vous exécutant leur
|)artie à plaisir de gorge dans ses petits concerts de famille, et
faisant une telle abnégation d'eux-mêmes , qu'ils ne songent
nullement à digérer pour leur propre compte. L'estomac du
maître est le seul objet de leur sollicitude : ils veillent sur les
importantes fonctions de cet organe royal; ils amusent le
prince en attendant la digestion de la pâture qu'il a daigné en-
gloutir, la concoction de son past. 0 Rabelais, roi des farceurs !
qu'il y a de malice dans tes bouffonneries !
Passons aux chapitres xxx et xxxi de l'histoire de Pantagruel;
digne fils de Gargantua ; nous y trouverons de nouveaux ren-
seignements sur l'épinette. Rabelais se plaît à faire figurer les
instruments de musique de son temps dans ses comparaisons
burlesques et folles, quand il anatomise et décrit le personnage
fantastique ayant nom Carèmeprenant. Je vais donner un extrait
de ces deux chapitres.
■s Quaresmeprenanl, dit Xenomanes, quant aux parties in-
ternes, a, du moins de mon temps avoit, la cervelle en gran-
deur, couleur, substance et vigueur, semblable au pied gauche
d'un ciron masle.
)> Le sens commun, comme un bourdon.
« L'imagination, comme un carillonnement de cloches.
» Les délibérations, comme une pochée d'orgues.
» Quaresmeprenant, disoit Xenomanes continuant, quant aux
parties externes, estoit un peu mieux proportionné, excepté les
sept costes qu'il avoit outre la forme commune des humains.
» Les orteils avoit, comme une espinette organisée.
« Les pieds, comme une guiterne.
» Le nombril, comme une vielle.
» Le bras, comme un flageolet.
» Les spondyles, comme une cornemuse.
« La poitrine, comme un jeu de régales.
REVUE DE PARIS. 27
« Les mammelles, comme un cornet à bouquin,
» Les paupières, comme un rebec.
•^ La langue, comme une harpe. »
S'il m'était permis de prendre à la lettre ces mots espinette
organisée, et de leur donner le sens qu'ils ont aujourd'hui, je
pourrais en conclure que l'épinette avait alors bien plus d'un
siècle d'existence, puisqu'on avait déjà combiné ses jeux avec
ceux de l'orgue. L'autorité de Rabelais viendrait à l'apjiui de
l'opinion de Zarlino. Mais espinette organisée ne désigne-t-il
pas une épinette bien équipée de tout point, une épinelte ma-
nœuvrant à la manière de l'orgue? l'expression n'est-elle pas
figurée? Rien ne l'atteste, il est vrai ; mais rien aussi n'affirme
que celte épinette fût construite de manière à réunir, comme
on l'a fait plus tard, l'orgue et le clavecin sous un même clavier.
Une chanson à boire de ce temps, chanson fort originale sous
le rapport de la mélodie, de l'harmonie, de la mesure et des
mouvements, dit :
(Très-lent.) Je ne saurais chanter sans accompagnement.
{f^ite.) Le verre est un instrument [bis)
[Solennel.) Qui m'accompagne à merveille.
{Gaiement.) C'est ma viole, c'est mon clavecin,
[Gamme ascendante.) Ter lin tin, tin, ter lin tin, tin.
Je ne saurais chanter sans accompagnement.
Le verre est un instrument
Qui m'accompagne à merveille.
La viole était alors l'âme de tous les concerts; elle devint
l'instrument favori des dames de la cour de Louis XIV. On voit
beaucoup de portraits de femmes de qualité qui tiennent sur
leurs genoux la viole d'amour ou par-dessus de viole, dont elles
jouent. La Sainte Cécile, peinte par Mignard, accompagne sa
voix avec la basse de viole, instrument à sept cordes de la gros-
seur du violoncelle.
Le clavecin, la viole, étaient alors les seuls instruments culti-
vés par la haute société, u Le violon n'a rien de noble, et beau-
coup de bas musiciens en vivent, » dit La Vieuville de Preneuse;
les auteurs dramatiques du siècle de Louis XIV abandonnent le
28 RKVUE DE PAKIS.
violon aux laquais, témoin ce passage du Grondeur et beau-
coup d'autres que je ne citerai pas ici.
M. GRICHARD.
Je t'ai défendu cent fois de racler ton maudit violon j cepen-
dant j'ai entendu ce matin...
LOUVE.
Ce malin? Ne vous souvient-il pas que vous me le mîtes hier
en mille pièces ?
Le violon était alors le gagne-pain du ménétrier, du maître
à danser. C'est de Corelli que cet instrument reçut ses lettres de
noblesse: Corelli fit entendie ses sonates, les publia ; ces com-
positions excitèrent un enthousiasme général, et le violon, de la
sorte illustré, devint à son tour rinstrumenl à la mode.
« Il vous faudra trois voix: un dessus, une haute-contre
et une basse, qui seront accompagnés d'une basse de viole,
d'un théorbe et d'un clavecin pour les basses continues, et de
deux dessus de violon pour jouer les ritournelles. » C'est ainsi
que, dans le Bourgeois Gentilhoynvie, le maître de musique
organise le concert que M. Jourdain veut ofFiir à une marquise
qui s'appelle Dorimène et dont les beaux yeux le font mourir
d'amour. M. Jourdain tranchait du grand seigneur; la dépense
ne l'effrayait pas, et si l'ordonnaleur de sa fête ne demande pas
un plus grand nombre de musiciens, c'est que les ducs et les
marquis n'en employaient pas davantage quand ils avaient con-
cert en leur hôtel. Je vous dirai en passant que j'aime beaucoup
les deux dessus de violon introduits pour jouer les ritour-
nelles, et céder le pas ensuite à leur noble maître, le clavecin
des basses continues.
S'il faut en croire les historiens , la viole produisait alors des
miracles. Les Hotman , les Sainte-Colombe , et même le père
André, bénédictin , enchantaient la cour et la ville. Jean Rous-
seau, auteur d'un Traité de la Viole, publié en 1687, dans
l'excès de son enthousiasme , dit que « si Adam avait voulu faire
un instrument , il aurait fait une viole , et s'il n'en a pas fait ,
il est facile d'en donner les raisons. Premièrement, nous savons
que le premier homme fut créé dans le paradis terrestre, qui
était un lieu si charmant et si rcmj)li de délices . que toutes les
inventions des sciences et des arts en auraient plutôt diminué es
REVUE DE PARIS. 00
charmes que de les augmenler ; ainsi il ne faut pas demander
pourquoi Adam n'y a pas fait d'instrument.
« En second lieu , après avoir été chassé du paradis terrestre,
il en pouvait faire à la vérité ; mais pouvait-il le vouloir dans
la douleur qu'il conçut du malheur où son péché l'avait réduit?
L'image de ce beau lieu qu'il avait toujours présent à l'esprit ne
lui permettait pas de chercher d'aulres plaisirs ; de plus l'in-
tempérie âes saisons et la stérilité de la terre, qui ne lui pré-
sentait plus que des ronces et des chardons , lui donnaient trop
de soins pour songer à son divertissement, pendant qu'il avait
besoin de pourvoir aux nécessités dont son crime l'avait rendu
l'esclave. Ainsi . les soujiirs et les sanglots que lui causa la peite
<iu'il avait taito furent la musique et les instrument'? avec les-
<|uels il passa et finit sa vie ; il n'eut plus d'autre chanson à dire
«jue celle d'un de ses desc.-ndants : Cythara mea versa est in
luctum , et orgamim nieum in vocem flentiiDU. «
Sous le règne de Henri IV, les basses de viole étaient fort
grandes : le tableau des Noces de Cana, de Paul Véronèse , pu
donne la preuve. Le musicien Garnier, jouant devant la reinj
Marguerite , chantait sa parlie de ténor en s'accompagnant ,
tandis qu'un page , enfermé dans la viole , concertait avec lui
en exécutant la partie de soprane d'un duo vocal. La même
facétie musicale fut renouvelée devant Louis XIT; Grimarest en
fait le récit dans la f'ie de Molière.
Un organiste de Troyes , nommé Raisin, fortement occupé
ùu désir de gagner de l'argent , fait construire une épinette à
trois claviers, d'une grande capacité. Raisin avait quatre en-
fants , tous jolis : deux grU-çons et deux filles qui louchent
agréablement l'épinette. Quand il a perfectionné son idée . il
quitte son orgue, se met en campag'îe et vient à Paris avec sa
femme , ses enfants et l'instrument nouveau. Raisin obtient la
permission de montrer à la foire Saint-Germain le petit spec-
tacle qu'il avait préparé ; son aflBche , qui promettait un prodige
de mécanique et d'obéissance dans une épinette , lui attira les
premières fois un nombre suffisant d'amateurs pour que le pu-
blic fût averti que jamais on n'avait entendu , ni vu de chose
plus étonnante que l'épinette du Troyen. On va la voir, l'en-
tendre en foule ; tous sont ravis , enchantés , et l'artifice du
magique instrument échappe aux plus malins.
SO REVUE DE PARIS.
D'abord le petit Raisin l'aîné et sa petite sœur Babet se pla-
çaient chacun à son clavier, et jouaient ensemble une pièce. Le
troisième clavier seul la répétait ensuite d'un bout à l'autre, les
deux enfants ayant les bras levés. Le père les faisait retirer en-
suite , prenait une clef , avec laquelle il montait cet instrument
au moyen d'une roue , dont le craquement , le vacarme dans le
corps de la machine étaient aussi bruyants que s'il y avait eu
vingt roues engrenées pour l'exécution de ce qu'elle devaitjouer.
Il la changeait souvent de place , afin de démontrer son parfait
isolement. Quand tout était prêt , il s'adressait à l'instrument
en lui disant : «Épinette, ma mie, joue-moi la courante de
Lambert, le branle des duchesses, la gigue de Guédron.»
Aussitôt l'épinette obéissante exécutait admirablement les mor-
ceaux désignés. Quelquefois Raisin l'interrompait : « Arrête,
épinette , arrête un instant ! « Elle s'arrêtait. « Poursuis ! « Elle
reprenait le cours de la pièce commencée. S'il lui ordonnait de
jouer une autre pièce , elle obéissait j s'il fallait se taire , elle
gardait le silence à l'instant même.
Tout Paris s'occupait de ce petit prodige : les esprits faibles
accusaient déjà Raisin de sorcellerie ; les plus présomptueux
cherchaient vainement à pénétrer le secret. Et l'adroit organiste
encaissait d'énormes recettes ; les curieux lui portèrent plus de
20,000 livres. La renommée de l'épinette enchantée alla jus-
qu'au roi Louis XIV, qui voulut l'entendre. Il en admira l'in-
vention , et la fit passer dans l'appartement de la reine pour lui
donner un spectacle si nouveau. Cet amusement ne divertit
point la reine ; elle en fut tout d'un coup effrayée. Louis ordonna
sur-le-champ que l'on ouvrît le corps de l'épinette. La reine , en
proie à ses terreurs, s'attendait avoir sortir de cette cavité
magiquement sonore un diable avec ses cornes ; un enfant de
cinq ans , beau comme un ange , vint calmer ses esprits agités.
C'était le jeune Raisin, qui fut à l'instant caressé par Leurs Ma-
jestés et toute la cour.
Grimarest ne dit point si la munificence de Louis XIV dédom-
magea Tartiste de la perte qu'il venait de lui faire éprouver en
le forçant de dévoiler ce mystère d'harmonie , pour calmer à
l'instant les alarmes de la reine épouvantée. Le secret de l'orga-
niste était connu ; mais il ne renonça point aux avantages que
son épinette pouvait offrir encore à la foire suivante. Il annonça
REVUE DE PARTS. 31
If» même spectacle : les concerts de l'épinette ; promit d'en faire
connaître le mécanisme , et de joindre un divertissement dra-
matique aux exercices musicaux. L'entreprise ne fut pas moins
heureuse. Le concert ouvrait le spectacle j les enfants dansaient
ensuite une sarabande , et l'on finissait par une comédie que
ces petits virtuoses et d'autres enfants enrôlés par Raisin repré-
sentaient tant bien que mal. Deux farces composaient tout leur
répertoire : Tricassin rival et VJndouille de Troyes. Cette
troupe prit le titre de comédiens de M. le Dauphin , et c'est sur
ce théâtre de bambins que Molière rencontra le fameux Baron.
M. de Saint-Montant , chef d'une des premières familles du
Vivarais, était amateur passionné de musique; il jouait admi-
rablement de la viole et du clavecin, seuls instruments fashion-
ables de l'époque ; ses fils , ses filles , se faisaient remarquer
aussi par leur talent d'exécution musicale. Vers la fin de la ré-
gence , il survint à M. de Saint-Montant un procès qui fut porté
devant le présidial de Mmes. Il fallut aller solliciter; le dilet-
tante plaideur imagina que la musique était le meilleur moyen
de se concilier l'esprit de ses juges. Il part en troubadour, ac-
compagné de sa famille de virtuoses , se rend à Nîmes , et voit
ses juges l'un après l'autre. Après leur avoir exposé son affaire
en peu de mots, il exécute avec ses enfants un petit concert en
manière de péroraison. Jamais éloquence ne parut plus agréable.
Euterpe servit parfaitement ces solliciteurs , et le procès fut
gagné. M Barlhe aurait dû conseiller à M^^^ Mainvielle-Fodor
l'emploi d'un moyen si puissant, lorsque cette cantatrice plaida
contre Tadminislration du Théâtre-Italien.
Le clavecin ne servit d'abord qu'à l'accompagnement des
voix ; on exécutait sur cet instrument la musique écrite pour
lorgue. Ces compositions , destinées à un colosse d'harmonie
qui avait la faculté de prolonger les sons, ne donnaient que de
bien faibles résultats sur le clavecin. Les musiciens songèrent
alors à doter le clavecin d'une musique spéciale , appropriée à
ses moyens sonores, au caractère de l'instrument.
Deux clavecins figurent parmi les instruments employés par
Monteverde pour l'accompagnement des parties vocales de l'o-
péra d'Ûr/éO; écrit par ce maître en 1607. La composition de
l'orchestre formé par Monteverde est fort sin[îulière; les instru-
ments sont indiqués sur la partition d'Or/eo dans l'ordre suivant :
32 REVUE DE PARIS.
Deux clavecins. — Deux contre-basses de vioîp. — Dix dessus
de viole. — Une harpe double (à double rang de cordes). —
Deux pelils violons français. — Deux grosses guilares. — Deux
orgues de bois. — Trois basses de viole. — Quatre trombones.
— Un jeu de régale (petit orgue). — Deux cornets. — Un flageo-
let. — Un clairon avec trois trompettes à sourdines.
Ces instruments ne sonnaient point tous à la fois 5 Monte-
verde les a disposés de manière à les approprier au caractère, à
la qualité des personnages qu'ils devaient accompagner. Ainsi
les contre-basses de viole soutenaient la voix d'Orphée ; les des-
sus de viole jouaient les ritournelles du récitatif d'Eurydice; la
harpe double marchait avec le chœur des nymphes; TEspérance
était annoncée par un prélude que les violons français exécu-
taient ; Proserpine était accompagnée par trois basses de viole;
Piuton, par quatre trombones ; le chœur des esprits infernaux,
par les deux orgues de bois; Apollon, par le petit orgue de ré-
gale ; le chœur des bergers, par le flageolet , les deux cornets,
le clairon et les trois trompettes à sourdines. Les deux guitares
soutenaient par leurs accords le chant de Caron : c'est un sin-
gulier cortège pour la voix rauque et tonnante du batelier des
enfers. Mais ce qui prouve la haute estime que Ton avait déjà
du clavecin , et montre la place éminente qu'il tenait dans les
salons et dans l'orchestre, c'est de le voir, en cette occasion,
réservé pour jouer les ritournelles et l'accompagnement du pro-
logue chanté par la Musique elle-même, la musique personni-
fiée. Monteverde assigne le poste d'honneur à ses deux cla-
vecins.
Cette disposition d'instruments divers , sonnant tour à tour
par groupes homogènes, donnait une grande variété de jeux,
mais l'auditeur était privé du puissant effet de l'ensemble. Les
instruments à vent disparurent peu à peu de l'orchestre pour y
rentrer plus tard. Le clavecin ne cessa point d'y figurer : on eut
soin de le conserver pour l'exécution des basses continues et
des accords destinés à soutenir le récitatif.
Les facteurs, les mécaniciens travaillèrent avec ardeur pour
corriger les défauts bien reconnus du clavecin et de l'épinette.
Hans Ruckers , homme d'invention , qui de simple menuisier
d'Anvers devint le père du clavecin par les améliorations dont il
dota cet instrument vers la fin du wi^ siècle, Ilans Ruckers
REVUE DE PARIS. 33
porte à qualrc octaves l'élendi.'o dii clavier, qui jusque-là n'en
avait eu (jue trois ou trois et deuiie. Cent ans plus lard, environ,.
Blaneliei ajoute quatre notes à l'aigu, quatre no!es au grave, et
fait bientôt des clavecins à {jrand ravalement, connne on disait
alors, ce qui porte le clavier à cinq octaves. C'est à ce point
que l'instrument s'est arrêté. Cinq octaves, tel est le ravalement
des clavecins que Ton a conservés, ils sont déjà bien rares.
Deux cordes à l'unisson étaient pincées par chaque touche du
clavecin j une troisième est ajoutée , on l'accorde à l'octave
liante, ou donne plus d'étendue à la table d'harmonie; le cuir
est substitué ù la plume, des lan{îueltes de peau de buffle rem-
placent bi.'nlot les becs de cuir alin d'obtenir j)lus de volume
de son et des résultats plusagréables. Deux claviers sont adaptés
ù l'instrument; l'un, supérieur, attaque les cordes sonnant
l'octave, et reçoit le nom (.Voctavine ; l'autre fait parler les
deux cordes que Ton devait à l'ancien système. L'exécutant
pouvait donc se servir tour à tour d'une , de deux ou de trois
cordes, pour varier ses effets , Enfin, un certain nombre de re-
[jislresou de pédales combinaient entre eux ces différents moyens
et d'autres analogues. Ils produisaient des résultats sonores
assez variés pour déguiser jusqu'à un certain point l'uniformité
primitive de 1 instrument.
Ces registres nombreux , on en comptait plus de vingt ,
imitaient ou du moins étaient disposés pour imiter les sons de
la harpe, du luth, de la mandoline, du basson, du flageolet, du
hautbois , du violon et de plusieurs autres instruments. Les
qualités de sons découvertes dans ces recherches, et qui
n'avaient aucune analogie avec les sons de quelque instrument
connu , reçurent des noms nouveaux tels (\iie Jeu céleste^ angé-
Uque, sourdine, etc. Plusieurs de ces désignations ont été
conservées, l'application en a été faite aux pédales du piano.
Le clavecin mécanique de Sébastien Erard apporta de notables
perfectionnements dans l'effet de tous ces jeux, et la manière de
les employer au moyen de pédales fort ingénieuses.
L'invention des pédales est due à Bernard, dit l'Allemand ,
habile organiste de Venise qui les adapîaà l'orgue en 1740. Ces
pédales sont les touches que l'organiste met en jeu en les j)res-
sant avec les pit (!s ; rt^unies en u\\ clavier de deux ou trois
octrjves, elles n'ont pas la même destination que les pédales du
5.
5f REVUE DE PARIS.
clavecin, dont l'office est de varier les jeux de rinslrument , et
non d'en faire sonner les cordes. M. Boëly s'est fait construire
un piano muni d'un clavier de pédales parlantes , afin de pou-
voir exécuter la musique écrite pour l'orgue. Dans les préludes
et les fugues de Bach, la partie la plus grave, celle qui doit
être jouée avec les pieds, renferme des entrées, des passages
figurés, d'une hardiesse étonnante, qui témoignent de l'habileté
prodigieuse de l'auteur. Sébastien Bach ne craignait pas de faire
répéter aux pieds ce que les mains venaient de dire avec le se-
cours de leurs dix doigts.
Revenons sur nos pas , et disons un mot de quelques instru-
ments de fantaisie dont l'usage n'a point été général.
A diverses époques on a cherché un moyen mécanique de
transposer la musique sur les instruments à clavier.
Charles Luyton, organiste de l'empereur Rodolphe II, possé-
dait en lo89 un clavecin dont le clavier mobile, pouvait , en se
déplaçant, transposer successivement de six demi-tons. Dans
le siècle dernier, un prêtre napolitain en construisit un, à Catane
en Sicile, qui transposait de quatre demi-tons au moyen de
hausses ou sillets mobiles qui glissaient sous les cordes pour en
allonger ou raccourcir la partie sonnante. Le clavecin transpo-
seur de Charles Luyton avait aussi la faculté précieuse de pro-
duire les dièses et les bémols par des cordes différentes. Chaque
touche petite, courte et supérieure aux autres, chacune des
touches que nous destinons à l'exécution des dièses et bémols,
était divisée en deux parties, dont l'une produisait le dièse de sa
grande touche inférieure et l'autre le bémol de sa grande touche
supérieure.
Des clavecins de ce genre ont été joués autrefois en Italie
pour accompagner le chant, à cause de la justesse parfaite de
leurs accords , le tempérament n'y étant pas nécessaire. Deux
grandes touches doubles, placées entre mi-fa et si-^it, la divi-
sion des petites touches qui sont noires dans nos claviers, elles
étaient bianches alors, procuraient, dans l'étendue de l'octave,
les vingt et un sons nécessaires pour la justesse irréprochable des
accords. Ce système de clavier eût été bien préférable au nôtre,
si le trop grand nombre des touches n'avait mis dans l'impossi-
bilité d exécuter les traits rapides et figurés de notre musique.
Voulonne, médecin d'Avignon, avait fait un clavecin de celte
REVUE DE PARIS. SS
espèce; mon père l'a touché, il en admirait les résultats.
Des clavecins verticaux furent construits en Italie vers la fin
du xvie siècle.
Jean Stein d'Augsbourg fit un clavecin double qu'il nomma
vis-à-vis. Un clavier adapté à chaque extrémité de l'instrument
permettait à deux exécutants, placés en face l'un de Tautre, de
jouer ensemble.
Godefroi Silbermann de Freyberg invente le clavecin d'amour.
Ct't instrument réunissait à l'action du sautereau ordinaire un
mécanisme semblable à celui du clavicorde. Une lame de métal
s'élevait pour aller toucher légèrement la corde à la moitié de sa
longueur , et faisait entendre l'octave harmonique pendant que
la corde entière résonnait.
Les effets de la musique ont été les mêmes dans tous les
temps. Les instruments avaient moins de puissance, les artistes
beaucoup moins d'habileté, mais aussi les oreilles étaient moins
exercées. L'aigre clavecin, que dis-je? l'épinette, joués par les
virtuoses de cette époque, produisaient des résultats aussi grands,
excitaient un enthousiasme aussi vif que les pianos de Pape gou-
vernés par Thalberg , Chopin, Herz peuvent en produire au-
jourd'hui. On sait quel luxe musical était employé pour ajouter
aux pompes des processions de la Fête-Dieu dans le midi de la
France. Des chœurs ambulants, des corps de musique, concerts
de violons, de flûtes , musique turque , fanfares de trompettes
soutenues par les timbales , tout cela défilait et faisait partie
du cortège religieux.
Un organiste d Avignon, Pila, dont les vieux musiciens ont
conservé la mémoire, et dont le talent était en grande vénéra-
tion parmi ses contemporains, imagina de se faire porter sur un
brancard ; et là. sur une estrade couronnée par un berceau de
feuillage diapré de fleurs et de rubans, Pila, coiffé d'une belle
perruque poudrée dont l'éclatante blancheur encadrait sa figure
grotesque, ridée, au teint de bistre et d'une laideur effroyable,
Pila, vêtu d'un habit de taffetas blaise-et-babet, d'une veste en
drap d'or, ayant jabot et manchettes de dentelles, boutons et
boucles à pointes de diamants, l'épée au côté, Pila jouait, tou-
chait, sonnait des marches, des noèls et des rigaudons sur son
épinetle. Cette burlesque fantaisie, exécutée de bonne foi, prise
au sérieux par des milliers d'auditeurs, eut un succès de fana-
36 REVUE DE PARIS.
lisme. Tout le monde courait, se jetait, se pressait dans les mes
détournéeti pour allor de nouveau à rencontre de la procession,
et se donner le plaisir d'entendre encore le claveciniste am-
bulant.
Les musiciens abondent maintenant dans les plus petites villes
du midi. Dans les villages mêmes, on y rencontre des troupjs
complètes de virtuoses sonnant des marches, des pas accélérés,
des valses. C'est un progrès, sans doute, mais ces orchestres mi-
litaires figurent dans toutes les fêtes du pays : leur harmonie
bruyante, dure et d'une justesse trop équivoque, y remplace les
galoubets et les tambourins , dont la gaieté constante, la ca-
dence parfaite donnaient un air, un ton de festivilé, un carac-
tère particulier aux réunions provençales. L'année dernière, aux
fêtes de Mormoiron, de Villes , d'Apt , de Roquemaure, de Ca-
vaillon, de Laudun, j'ai vainement cherché mes tambourins,
mes galoubets favoris. Les trombones , les cornets, les trom-
pettes, la grosse caisse et le pavillon chinois les avaient mis en
fuite et bannis de la contrée. Au lieu de ces airs naïfs, d'une
mélodie originale, prêts à recevoir l'harmonie la plus mordante
et la plus riche quand une main habile sait les mettre en œuvre ;
au lieu de ces compositions que les troubadours nous ont lé-
guées et que la mémoire et les doigts des musiciens rustiques
nous ont conservées pendant des siècles sans avoir recours au
papier réglé, je n'entendis que des marches banales, un sabbat
toujours incommode et trop souvent discordant. Cette substitu-
tion est déplorable ; elle nuit aux intérêts de l'art : le caractère
musical du pays s'efface, la nationalité se perd. Les amateurs
les plus exercés recherchaient, admiraient le prodigieux talent
de nos joueurs de galoubet, la plupart routiniers. On ne peut
concevoir comment avec un fiùtet percé de trois trous seulement,
tenu et joué par la main gauche, on parvient à jouer les traits
et toutes les folies musicales que l'archet de Paganini, le cla-
vier de Herz, fontbriller, scintiller à notre oreille. Les dilettanti
faisaient dix lieues pour aller entendre les airs des troubadours
et la musique de notre époque, delà sorte exécutée par les Tulou,
les Drouet, les Paganini du galoubet ; ces mêmes amateurs bat-
tront en retraite devant vos musiques turques s'ils sont assez
infortunés pour les trouver sur leur passage. Le caractère , la
physionomie, l'originalité, sont chosr^s Irop rares aujoindhui :
REVUE DE PARIS. 37
on doit s'estimer heureux de les [losséder dans «ne partie de
l'art ; c'est un crime de !es déuuire.
Plusieurs de ces airs (lui nous viennent bien authentiquement
du roi René d'Anjou, d'auUes (îont la constitution indique plus
de jeunesse, bien qu'ils comj)lenl au moins deux ou trois cenls
ans d'existence, avaient une destination consacrée : ils réglaient
les heures des plaisirs, en donnaient le signal , appelaient les
lutteurs dans rarène, marquaient les délais accordés à ceux qui
voulaient disputer le prix, et l'instant fatal oij toutes les récla-
mations de ce genre devaient être rejetées. Les tambourineurs,
se promenant dans le cirque , étaient les véritables juges du
camp ; leur troisième tour achevé , leur dernier coup de ba-
guette frappé , le prix était adjugé au vainqueur provisoire. On
fermait les enchères, la troisième bougie franche venait de s'é-
teindre. Au lieu de ces airs significatifs, de cette mélodie si gaie,
si brillante, si originale de San-Ro, l'air des luttes , la musique
de la garde n.itionale joue des marches au repos ; mais ces mar-
ches ne disent rien à l'esprit, elles ne règlent en aucune ma-
nière les diverses circonstances des jeux. Exécutez des marches
et des contredanses dans une forêt tandis que chasseurs et
chiens courent le cerf, vous ferez de la belle besogne. Tout l'or-
chestre du Conservatoire ne saurait remplacer les piqueurs son-
nant leurs tons de chasse, télégraphie musicale et parlante qui
guide gens et bêtes à travers le bois, et prévient ou redresse une
infinité d'erreurs que seule elle peut redresser ou prévenir.
Que la musique municipale se mette en bataille et sonne ses
fanfares toutes les fois que le maire ceint l'écharpe afin d'assis-
ter à une cérémonie, c'est à merveille. Qu'elle exécute des valses
et des rigaudons pendant la messe, je n'y vois pas de grave in-
convénient. Mais en échange de mes concessions, je demande
en grâce que l'on rende les tambourins, ks galoubets et même
les crotales aux fêtes joyeuses de la Provence et du Languedoc.
Les airs qu'ils jouent sont des monuments nationaux qu'il im-
porte de conserver avec le plus grand soin.
Il seml)le que je me suis éloigné de mon sujet en vous parlant
de musique tuique ù propos de l'orgue et de l'épinelte. Je vais
arriver, un peu tard sans doute, à ce que je voulais vous conter.
Dans une petite ville du midi de la France, le maire désira
quelps musiciens revêijssent l'iiniforme. Tons les cbirinettisles,
^ REVUE DE PARIS.
les flûtistes, les bassonistes répondirent à l'invitation et vinrent
à l'appel en grand costume et l'épée au côté. Mais les virtuoses,
sonnant la trompette, le cor, le trombone, l'ophicléide, s'obsti-
nèrent à garder les vêtements de paour, de péquin. Voilà deux
factions bien caractérisées : les premiers furent appelés les ha-
billés^ puisqu'ils avaient l'habit d'ordonnance; les nus, telle
fut la désignation légèrement satirique dont on affubla les ré-
calcitrants, les dissidents, ceux enfin de la coalition, quoiqu'ils
se montrassent décemment couverts. La municipalité ne voulut
point défiler à la procession avec un orchestre composé de nus
et d'habillés , cette bigarrure de costumes aurait excité des
transports de gaieté qu'il était bon d'éviter en pareille circon-
stance. Les musiciens sonnants furent donc consignés à la mai-
rie ou renvoyés dans leurs foyers respectifs. Mais comme la
procession solennelle de la Fête-Dieu ne pouvait procéder sans
musique, on imagina de placer à distances des orgues de Barba-
rie qui, tour à tour, faisaient entendre le répertoire pointé sur
leurs cylindres. Parmi les airs que la manivelle reproduisit avec
le plus de constance, on remarquait C'est l'amour, V amour ei
Si Dorilas.Ces vaudevilles ne s'accordaient guère avec la pompe
religieuse. Leur caractère, leur mesure, leur mouvement étaient
en opposition avec la gravité du pas et les dévotes pensées de
l'assistance, il est vrai ; mais il fallait absolument de la musique
pour la procession, et l'on ne pouvait contester que Si Dorilas
et C'est l'amour ne fussent réellement de la musique.
Jusqu'à la fin du xv^ siècle, les orgues des paroisses de Paris
n'avaient été joués que par des prêtres ou des moines , mais
en l-îOe, il fut dérogé à cet usage en faveur de Michel le Piseur,
notaire au Châtelet, qui recevait des actes publics pendant toute
la semaine, et charmait ensuite les oreilles des fidèles le diman-
che, à Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Son emploi d'organiste
lui produisait par an la somme de 6 livres 8 sous parisis.
Du temps de Louis XIV, la musique de la chambre du roi, mu-
sique tout à fait indépendante du service de la chapelle , était
gouvernée par deux surintendants, dont les fonctions avaient
lieu par semestre. Ils recevaient chacun 2,230 livres 10 sous de
traitement, savoir : 660 livres de gages, 900 livres de nourri-
ture, 519 livres pour les montures ( frais de voyage ), et 360 li-
vres pour la nourriture d'un page mué.
REVUE DE PARIS. 39
Le surintendant de service avait Tinspection des voix et des
instruments pour faire bonne musique au roi. Tout ce que
chantaient les musiciens de la chambre devait être répété chez
le surintendant. Trois pages tenaient la partie de dessus. Les
autres parties étaient confiées à trois hautes-tailles, deux basses-
tailles et deux basses chantantes ; il n'y avait pas de hautes-
contre. L'accompagnement se composait d'un clavecin , d'un
petit luth, d'une viole et d'un théorbe. Celui qui jouait du cla-
vecin n'avait point le titre de claveciniste, mais de clavecin du
roi. Il recevait 600 livres de gages, 900 livres pour la nourri-
ture, 213 livres de monture, et 270 livres pour l'entretien de son
porte-épinette.
Il y avait aussi, pour la musique instrumentale de la chambre,
([uaire petits violons, à 2,000 livres d'appointements, et quatre
basses de viole, dont trois étaient jouées par des demoiselles.
Ces virtuoses en jupons recevaient chacune 1,200 livres, tandis
que leur collègue violiste, Antoine Forcroy, musicien de ta-
lent, n'en avait que 600. On ne saurait trop applaudir à cette ga-
lanterie.
Marguerite-Antoinette Couperin était, en 1740, claveciniste
de la chambre du roi. C'est la seule femme que l'on voie figurer
parmi les virtuoses qui ont tenu cet emploi.
Dans un ouvrage intitulé Chapelle-Musique des rois de
France , j'ai parlé des privilèges dont jouissaient les musiciens
de cette chapelle. Un privilège d'une espèce plus singulière en-
core était accordé aux musiciens de la chambre. Il consistait
dans le droit d'ouvrir boutique, ainsi que les barbiers de la cour,
en toute ville de France, sans être tenu de payer patente ni tri-
but de corporation. Le clavecin du roi pouvait donc faire la
barbe à ses pratiques et les régaler ensuite d'une gigue et d'une
sarabande. Figaro les appelait plus tard avec les accords de sa
guitare. Les musiciens du roi ne profitaient pas pour eux-mêmes
de cette faculté bizarre. Ordinairement ils la cédaient moyen-
nant cent écus.
Nos professeurs de chant , de cor , jugent la voix ou Tembou-
ehure d'un élève et lui prescrivent le genre d'exercice convena-
ble à la partie qu'ils lui ont assignée. L'un est appelé à chanter
le ténor, l'autre le baryton. Ce corniste ne saurait attaquer
d'une manière brillante et sûre les notes élevées , on le destine à
40 REVUE DE PARIS.
jouer la partie de second cor ; il travaillera le médium elles tojis
graves. Du temps de Louis XIV, les maîtres de clavecin , d*^
viole, de Ihéorbe, pensaient qu'un instrumentiste ne pouvait
pas réussir également dans les morceaux d'exécution et l'ac-
compagnement des voix ; ils formaient par conséquent deux
classes d'élèves. Ceux qui montraient les plus heureuses dispo-
sitions et se faisaient remarquer pour leur habileté précoce,
étaient appelés à jouer la pièce; les autres devaient se borner
à l'exécution des basses-conlinues , des batteries, des harpéges
(le l'accompagnement. Les premiers auraient pu briller dans
l'une et l'autre partie ; mais la mode s'y opposait : l'étiquette , le
point d'honneur interdisaient le vulgaire harpége, la basse-con-
tinue au claveciniste , au luthiste récitant. Voici quelques ob-
servations originales et curieuses à l'égard de cet usage; je les
emprunte à La Vieuville de Preneuse :
« Les Français qui s'adonnent à l'accompagnement devraient
songer qu'il ne convient point à d'honnêtes gens de choisir le
second rôle quand ils peuvent faire le premier. En outre que
chantpr est le premier rôle en musicpie , il y a à chanter sans
instrument je ne sais quoi de cavalier et de (\('Vj''^^*'- <|ui convient
mieux à un homme de qualité «pie l'embarras et la servitude de
l'accompagnement. D'ailleurs , ceux qui n'ont pas de voix et qui
savent accompagner ne peuvent prétendre qu'à l'honneur de
servir autrui. Ils demeurent inutiles et à garder le mulet quand
ils n'ont pas un chanteur sous leurs mains. Il faut qu'ils en-
voient louer une voix , afin qu'ils puissent exercer leur talent
subalterne ; autrement , ils passeront le jour à se repaître les
oreilles d'une balterie de théorbe . de clavecin confuse et sans
agrément. Aussi , lorsque ces messieurs de l'accompagnement ,
grâce à sept ou huit ans de travail , sont parvenus à ce qu'ils
prétendaient , lorsqu'ils ont passé une année ou deux à aller fi-
gurer dans les concerts de la ville, ils se dégoûtent de cet hono-
rable emploi ,ils laissent en un coin théori)e et clavecin , et peu
à peu l'oublient tout à fait , au lieu que ceux qui ont appris ^{'.s
pièces et se sont mis en état d'en aj)prendie seuls de nouvelles
se sont préparés pour toute leur vie une agiéable ressource con-
tre l'ennui. »
A cette époque, il fallait travailler sei)t ou huit ans pour
exécuter d'une manière supportable des batteries d'accompagné-
REVUE DE PARIS. 41
menl sur le claveiin. Noire siècle marcIie plus vite, et les pia-
nistes galopent aujourd'hui de telle façon , dès la première
année de leur éducation , qu'il est difficile d'assigner des bornes
à leur merveilleuse agilité. Ce n'était donc pas sans raison que
Despréaux disait : « Hàlez-vous lentement. '^ Ce mot s'appli-
quait sans doute aux clavecinistes de son temps.
Lulli jouait fort bien du violon ; je ne vous dirai point s'il fai-
sait preuve d'une habileté remarquable en promenant ses mains
sur le clavier ; je vous conterai des prouesses plus originales et
vous montrerai comment ce maître s'escrimait sur le clavecin
quand il lui plaisait d'en jouer avec les pieds. Le roi Louis XIV
et sa cour devaient danser et figurer dans les Fêtes deVylmouv
et de Bacchus ; le baladin couronné , vêtu de son justaucorps
de drap d'argent , pour représenter un galant berger, la hou-
lette en main , s'impatientait de ce qu'on ne commençait pas le
spectacle. On relardait ainsi l'agrément que devait lui procurer
l'exhibition de ses talents dramatiques. Lulli n'avait point à re-
douter la colère du public, c'était son acteur très-accessoire
qu'il fallait contenter. Louis XIY envoie à Lulli plusieurs émis-
saires les uns après les autres pour le faire hâter. Voyant que
rien n'avançait il lui dépêche enfin un officier pour lui signifier
qu'il se lassait d'attendre dans sa loge, sous son harnois , et
qu'il voulait enfin que l'on fît lever le rideau. Lulli, moins oc-
cupé de la colère du roi, des ordres pre'ssants qu'il donnait , que
de ce qu'il avait encore à faire, répondit avec un admirable sang-
froid : « Le roi est le maître j il peut attendre tant qu'il lui
plaira. *
L'acteur attendit ; un danseur ne saurait s'élancer sur le
théâtre avant que les violons aient joué le prélude, la ritour-
nelle de son entrée, et Lulli commandait aux violons. Le berger
Silvandre resta dans sa loge jusqu'au moment où le directeur
frappa les trois coups; mais il enrageait , et la mine courroucée
du baladin ne promettait rien de bon à Lulli. Jean-Baptiste
voulut enfin tenter un raccommodement au moyen de quelques
plaisanteries ; elles furent très-mal reçues , et déjà ses ennemis
se réjouissaient de la chute du musicien courtisan.
Il fallait frapper un grand coup , afin de conjurer la tempête
qui couvait, et prévenir un éclat dont les conséquences devaient
être funestes. Lulli s'arrange avec Molière pour annoncer Pour-
5 4
42 REVUE DE FAKIS.
ceaugnaCy celle piùce amusaiL beaucou'» le roi. L« spectacle
promis , le rideau levé , Pourceaugnac est arrêté par une in-
disposition subite de Tacteur chargé de représenter le gentil-
homme limousin. Lulli se fait proposer pour remplir ce rôle à
l'instant et pour que le roi ne soit point privé du plaisir qu'il
s'était promis : l'offre est acceptée. Lulli joue avec beaucoup
d'esprit et de vivacité , ne perdant pas de vue son spectateur
essentiel ; il voit avec peine que ses lazzis , ses plaisanteries ne
dérident pas le front de Jupiter. Il commençait à désespérer,
quand arrive la scène des apothicaires. Pourceaugnac , harcelé,
ne songeait point aux seringues qui le menaçaient j il courait,
dansait , gambadait : Louis ne riait point.
Pour obtenir enfin ce sourire , ce témoignage d'une hilarité
si désirée, Lulli remonte la scène, descend avec rapidité, prend
son élan et saute à pieds joints au milieu du clavecin de Tor-
chestre , le brise en raille pièces , au risque de se casser bras et
jambes ; l'intrument vole en éclats , et fait en ce moment plus
de bruit qu'il n'en avait jamais fait. Lulli disparaît dans l'abîme,
sa chute est un triomphe ; accroupi sur les décombres harmo-
nieux , le malin bouffon a vu le roi partir d'un bruyant éclat
de rire et battre des mains à tour de bras. Lulli revient par le
trou du souffleur , et continue sa course au milieu des applau-
dissements frénétiques , des transports joyeux de l'assemblée
toujours empressée à suivre le commandement de son chef de
file.
Sébastien Bach devait souper chez le duc de Weimar. Avant
que l'horloge eût frappé l'heure du repas, Sébastien enchantait,
ravissait une noble assemblée. Assis devant le clavecin, il im-
provisait avec sa brillante fécondité, sa verve impétueuse. Nul
ne sentait les atteintes de l'appétit ; l'estomac se taisait , tant
l'oreille était charmée. Le maître-d'hôtel , qui venait de faire
mettre sur table , et n'avait plus de pauses à compter , entre
avec précaution dans le salon de compagnie, et d'un signe
avertit le prince. Avant d'inviter l'assistance à passer dans la
salle du festin, le duc , qui sans doute était gastronome, et
pouvait alors sentir quelque désir d'aller banqueter , frappe sur
l'épaule du claveciniste , l'arrête dans sa période véhémente en
lui disant : u Maître, le souper nous attend, le rôti veut être
mangé chaud et la friture brûlante. i> On se lève, on donne la
REVUE DE PARIS. 43
main aux dames, on prend place autour de la table, tout le
monde est assis. Bach jette un coup d'œil sur le service, et voit
que Ton enlève les pièces de gibier et de venaison pour les livrer
aux glaives des écuyers tranchants. Les distributions ne peu-
vent avoir lieu que dans deux ou trois minutes ; il profite du
délai, se lève doucement , s'esquive sur la pointe des pieds , et
rentre au salon de m'jsi([ue. Le duc de \V{-iniar l'aperçoit , se
lève aussi, curieux de voir ce que Dach allait faire ; il le suit
avec la même précaution mystérieuse, Bach se dirige vers le
clavecin , frappe l'accord parfait d'ut dans toute sa plénitude ,
et se relire aussitôt pour revenir à sa place de convive. Le prince
lui di-mande alors l'explication de cetLe action singulière. « Je
viens de me mettre en paix avec ma conscience, répond l'illus-
tre musicien. Votre altesse m'avait interrompu sur un accord
de septième et des harpéges établis sur la dominante. Cet accord,
sol; si, ré, fa, demandait à grands cris sa réodlulion, que les
lois de l'étiquette ne m'avaient point permis de lui donner. Cette
sensible si, appelant en vain son ut , m'aurait chagriné, tour-
menté pendant tout le repas; je viens de la satisfaire , l'accord
d'w^ a sonné pour elle. Tout est en ordre maintenant ; tout est
conclu, résolu pour la note sensible et pour moi. Je suis tran-
quille , affranchi de tout remords musical ; j'ai rempli mon de-
voir et j'en souperai bien plus gaiement. »
Ce même Sébastien entre un jour dans la métropole de Dresde,
monte à l'orgue, et prend place au clavier pour toucher
pendant la grand'messe. Le maître de chapelle de cette église
était dans le chœur, et ne pouvait s'ai)ercevoir de la substitution
qui venait de s'opérer entre les deux organistes. Mais dès les
premières mesures de liioprovisalion de Bach , il reconnut les
griffes d'un lion, le génie d'un homme supérieur. Gommes les
grands talents sur l'orgue n'étaient point rares en Allemagne à
Cf^tte époque, le maître de chapelle , qui n'avait jamais entendu
Sébastien, ne put le signaler et le reconnaître à ce brillant et
riche prélude. 11 envoie sur-le-champ un courrier, fait monter
un enfant de chœur à l'orgue , lui disant : <( Ta l'adresser de ma
part au musicien que tu trouveras devant le clavier, demande-
lui son nom ; pas davantage. » — « Ah ! Ion veut savoir com-
ment je m'appelle, répondit Bach à Tépiissaire; et cesl le maître
de chapelle qui demande mon nom î Je ne te le dirai point. Ce
44 REVUE DE PARIS.
maître doit savoir lire avec les oreilles; recommande-lui de
suivre avec altenlion les premières notes du sujet de la fugue
que je vais improviser à l'offertoire ; il y trouvera la réponse à
la question que tu viens de me faire. »
Après que Tofficianta donné le signal en chantant Oremus ,
l'organiste attaque sa fugue par ces quatre notes bien marquées,
si bémol, la , ut , si naturel. «C'est Bach! s'écrie aussitôt le
maître de chapelle ; j'aurais dû le deviner plus tôt. « Vous savez
que les notes de la gamme sont représentées par des lettres ;
vous savez encore que le si bémol est marqué par un B , le la
par un A , Vut par un C. Les Allemands se servent de l'H pour
désigner le si naturel. Certes, une fugue de cette espèce était
bien une réelle improvisation : le hasard venait d'en fournir le
sujet.
Cette pièce curieuse existe dans le recueil des fugues de Jean-
Sébastien Bach , mais non pas en entier , elle s'arrête au repos
de dominante, après l'introduction du troisième sujet. Les trois
thèmes ne s'y trouvent donc pas combinés ensemble pour ame-
ner une conclusion digne de l'illustre maître. On assure que la
maladie et la mort ont surpris Sébastien au moment où il écri-
vait cet ouvrage. Un musicien français , compositeur versé dans
la connaissance de la belle musique ancienne, objet de son af-
fection la plus tendre , de son admiration sans bornes, musique
dont il possède le style, dont il a conversé les traditions , et
qu'il exécute parfaitement sur le piano comme sur l'orgue;
M. Boëly joue cette fugue et la termine par une péroraison dans
laquelle il a su réunir les trois sujets avec autant d'adresse que
de bonheur.
Marchand, claveciniste fameux à Paris, se fit exiler de
France pour je ne sais quelles fredaines. Obligé de quitter sa
patrie, en 1717, il se rendit à Dresde, où le roi de Pologne lui
offrit une place d'organiste avec un traitement magnifique. Le
maître de concert à la cour de ce prince , Volumier, qui con-
naissait le caractère bizarre et capricieux de Marchand, redou-
tant la rivalité du virtuose français, voulut l'éloigner. Volumier
ne pouvait lutter avec un aussi rude jouteur ; il eut recours à
Jean-Sébastien Bach, alors organiste à Weimar , et il l'invita à
venir disputer la palme à Marchand. Bach s'y rendit, obtint
l'agrément du roi pour assister au concert de la cour ù l'insu
REVUE DE PARIS. 45
de Marchand , qui en était le héros. Ce claveciniste s'y fait en-
tendre; il joue une ariette française suivie de variations brillan-
tes et rapides, et l'on applaudit avec enthousiasme la prestesse,
la clarté de son exécution. Après ce triomphe, et pendant que
les bravos adressés à Marchand retentissaient encore , Volumier
engage Bach à se mettre au clavier. Le maître allemand pré-
lude ; ce n'est pas sans étonnument qu'on le voit entrer bientôt
dans le motif joué, travaillé par Marchand. Bach s'empare de
cet air français, le répète non-seulement en entier, avec toutes
les variations que l'on venait d'entendre, mais il improvise en-
core douze variations plus difficiles et plus brillantes que celles
de son rival.
Cette victoire éclatante ne suffisait point à Bach; il présente
à l'organiste parisien un sujet de fugue qu'il venait de noter au
crayon, et l'invite à i)iendre sur l'orgue une revanche éclatante
et décisive. Le combat devenait ainsi beaucoup plus sérieux.
.Alarchand avait jugé le talent et la force d'un tel champion ; il
n'attendit pas le jour fixé pour la lutte, et quitta Dresde, afin
de ne pas s'exposer à une défaite complète. Cette aventure est
contée par des auteurs allemands que l'on peut croire disjjosés
à vanter les exploits d'un compatriote ; mais l'éminente supério-
rité de Bach justifie ce récit et doit en faire admettre toutes les
circonstances. 11 est d'ailleurs bien prouvé que le seul mérite de
Marchand était dans l'exécution. Ce qui reste de ce claveciniste
est vraiment très-médiocre. Ce serait faire injure à l'art que de
comparer ses ouvrages avec ceux de Bach et des organistes cé-
lèbres de l'Allemagne.
De retour à Paris, Marchand y jouit d'une vogue extraordi-
naiie, d'un renom à nul autre pareil. On ne pouvait obtenir
quelque estime dans le monde musical , être considéré comme
ayant du goût, si l'on n'avait reçu des leçons de ce maître à la
mode. Le nombre prodigieux de ses élèves disséminés dans tous
les quartiers de Paris, lui donna l'idée de prendre dix logements
qu'il habitait tour à tour selon ses caprices; il y recevait ceux
de ses disciples qui logeaient dans son voisinage. Le prix de
chacune de ses leçons était alors de 24 livres. Vous voyez que
les maîtres fameux de notre époque sont encore moins exi-
geants ; ils veulent bien se contenter de 20 francs , somme in-
férieure à la moitié du louis d'or que Marchand recevait de ses
4.
4e REVUE DE PARIS.
élèves. Nos professeurs de piano achètent des hôtels; ils ont des
équipages j le claveciniste Marchand ne sut pas conserver une
part des biens que la faveur du public lui prodiguait. Ses folles
dépensent dévorèrent tout; il mourut, dans la misère la plus
profonde, en 1757.
Le roi de Prusse , Frédéric II , jouait fort bien de la flûte, et
régalait tous les soirs ses courtisans de trois concertos qu'il
exécutait à la file. Le lendemain il recommençait pour faire en-
tendre trois autres concertos. La litanie était longue , le réper-
toire de ce virtuose couronné se composait de trois cents con-
certos de son maître Quantz, et d'autant de caprices et de
fantaisies, dont un tiers était de la façon de Frédéric. Lorsque
la noble assemblée avait goûté les numéros 201 , 203 , 205, de
la collection . elle pouvait compter que le jour suivant le même
exécutant lui sonnerait sur le même instrument, dans le même
salon , à la même heure , les numéros 204 , 205 , 206 , du même
auteur. Pas une noie d'autre musique ne devait rompre l'uni-
formité, la symétrie, du concert offert par Sa Majesté. Cette
pâture musicale ressemble beaucoup A ce repas de famille , où
chacun devait fournir son plat : tous apportèrent des crevettes.
L'auditoire savourait tous les jours avec une religieuse at-
tention, un silence parfait , une admirable patience, la triple
bordée de trois concertos de flûte en trois parties, exécutés par
Frédéric. Chacun, en avalant ses bâillements, disait : Le roi
s'amuse. Les affaires les plus importantes n'avaient point encore
pu troubler le cours de ces concerts quotidiens, lorsqu'un
soir, au moment où Frédéric arrangeait ses flûtes pour faire
l'exhibition accoutumée de son talent, on lui présente la liste
des étrangers arrivés à Potzdam; il y voit le nom de Sébastien
Bach. Le roi dit à l'instant : (( Messieurs, le vieux Bach est ici,
toute musique doit céder le pas à la sienne. » Il envoie un
officier invitei' Sébastien à se rendre à la cour ; Bach y vient en
habit de voyage, et se fait admirer par ses improvisations mer-
veilleuses. Frédéric le conduit dans les sahms du palais, et la
séance musicale recommence toutes les fois que les visiteurs
rencontrent un clavecin, un piano; le nombre de ces instruments
était considéiable chez le prince musicien. 11 fallait toute la
puissance du nom et du talent de Bach pour produire cet eff^et
magique. Arrêter Frédéric au moment où il allait emboucher
RRVUE DE PARIS. 41
sa flûte, paraissait jusqu'alors une chose impossible. L'arrêter
quand il ordonnait une charge de cavalerie eût semblé moins
audacieux.
Haydn, dans sa jeunesse, commença par composer de petites
sonates pour le clavecin ; il les vendait à vil prix à ses écolières ;
il Faisait enfin des menuets, des valses, des allemandes, pour
los bals. Haydn écrivit, pour se divertir, une sérénade à trois
instruments , qu'il allait exécuter en divers quartiers de Vienne,
accompagné de deux de ses amis. Le théâtre de Carinfhie avait
alors pour directeur Bernardone Curtz , fameux arlequin , qui
charmait le public par ses lazzis et ses bons mots. Bernardone
îiltirait la foule à son théâtre; le talent de cet acteur, le mérite
des opéras bouffons qu'il représentait avec sa troupe, lui
avaient acquis la faveur du public; sa femme était fort Jolie, et
ce fut une raison pour nos aventuriers nocturnes d'aller exécuter
leurs sérénades sous les fenêtres de l'arlequin. L'originalité de
cette musique frappa Curtz au point qu'il descendit dans la rue
pour demander qui l'avait composée. « C'est moi , répond har-
diment Haydn. — Comment, toi, à ton âge? — Il faut bien
commencer une fois.— Parbleu ! c'est plaisant ; monte. » Haydn
suit l'arlequin ; il est présenté à madame Curtz , la jolie femme ,
et descend avec le livret d'un opéra , le Diable boiteux. La
musique , écrite en quelques jours, eut le plus heureux succès ,
et fut payée 24 sequins.
Haydn racontait souvent qu'il eut plus de peine pour trouver
le moyen de peindre le mouvement des vagues dans une tem-
pête de cet opéra, que, dans la suite, pour composer des
fugues à deux sujets. Curtz avait de l'esprit et du goût j il
n"élait point aisé de le contenter. Une singulière difficulté pré-
sentait de plus grands obstacles : les deux auteurs n'avaient
jamais vu ni mer ni tempête. Comment peindre ce qu'on ne
connaît pas? Curlz , tout agité, se démenait dans la chambre
autour du compositeur assis devant le clavecin. « Figure-toi
lui disait-il, une montagne qui s'élève et puis une vallée qui
s'enfonce ; puis encore une montagne , encore une vallée. Les
montagnes et les vallées se courent après rapidement; à chaque
instant les alpes et les abîmes se succèdent. »
Cette belle description n^menait aucun résultat, bien que
l'arlequin s'empressât d'ajouter les éclairs, le tonnerre, pour
48 REVUE DE PARIS.
compléter l'ensemble de son tableau. — « Allons, peins-moi
toutes ces horreurs , mais bien distinctement les montagnes
et les vallées , » répétait-il sans cesse.
Haydn promenait rapidement ses doigts sur le clavier, prodi-
guait les harpéges, les gammes chromatiques, les batteries, les
traits en octaves;' Curtz n'était pas content. A la fin le jeune
musicien, impatienté, porte ses mains aux deux bouts du
clavier, les rapproche en les faisant glisser sur toutes les notes ,
les éloigne encore pour les ramener aux deux extrémités , et
s'écrie : « Que le diable emporte la tempête ! — La voilà î la
voilà! Tu l'as trouvée ! » répond Curtz , en lui sautant au cou.
Haydn ajoutait qu'ayant passé, bien des années plus tard , le
détroit de Calais par un mauvais temps, il avait ri pendant
toute la traversée, en songeant à la tempête du Diable boiteux.
Un canonnier de la garde nationale de Paris prenait posses-
sion du château des Tuileries avec ses. nombreux compagnons
dans la journée du 10 août 1792. Il arrive dans le salon de
musique , et voit une troupe de vainqueurs pleins d'un zèle
ardent qui travaillaient à précipiter dans le jardin le clavecin
de la reine Marie-Antoinette. Enlevé, séparé de son cadre,
l'instrument était déjà posé en travers d'une fenêtre , il se
maintenait encore en équilibre ; mais il sufîisait de le lâcher
pour qu'il tombât et se brisât en mille pièces. Le soldat citoyen
n'a que le temps de crier : « Arrêtez! — Laissez-nous faire,
répond l'escouade mutinée, la justice du peuple souverain doit
avoir son cours. D'ailleurs , pourquoi voudrait-on épargner ce
meuble, puisque ipus les autres ont fait le saut périlleux? Le
déménagement doit être complet, les miroirs sont brisés, les
tableaux lacérés; pourquoi voudrait-on sauver ce coffre doré?
A quoi cela peut-il servir au peuple qui s'en empare ? — Ce
coffre, dont les peintures et l'or vous offusquent, a des qualités
précieuses que je vais vous faire connaître. Il est harmonieux ;
il a dans le ventre nos airs patriotiques , et je vais vous aider à
les en faire sortir. Reposez cet instrument sur ses pieds ; et ,
quand il aura chanté , je suis sûr que vous lui ferez grâce. »
En effet , le canonnier exécuta sur le clavecin royal Ça ira ,
la Marseillaise , la Carmagnole ^ et la troupe ravie se mit à
chanter, à gambader, à cabrioler. C'était horrible à voir; une
femme, une mégère épouvantable figurait parmi ces furieux
REVUE DE PARIS. 49
couverts de sang. Le clavecin qui faisait entendre les airs chéris
de la nation ne pouvait plus être insulté : toute la troupe rendit
hommage à rinstruraenl précieux dont on venait d'applaudir les
accords. Le canonnier obtient ensuite, à force de sollicitations,
de prières, que les danseurs veuillent bien se retirer après avoir
exécuté leur ballet. Il ferme le salon à double tour, et 'jette la
clef dans le jardin , afin d'épargner au clavecin de nouvelles at-
taques plus meurtrières sans doute.
Parmi cette horde sauvage et déguenillée , on voyait un
homme d'une mise décente et soignée , dont le canonnier avait
remarqué l'air soucieux , le tendres sollicitudes. Quand le cla-
vecin était à cheval sur le balcon , il n'osait pas lever ses mains
suppliantes , mais des larmes de tendresse s'échappaient de ses
yeux. Le canonnier s'adresse mystérieusement à cet homme
dont l'habit et les sentiments offraient une dissonance trop
grande avec le costume et l'air furibond du reste de la société.
« Que faites-vous ici ? lui dit-il. — Ah ! monsieur , ne vous fâ-
chez pas , vous avez l'air si bon. Je suis Doublet , l'accordeur de
la reine. Après le massacre des Suisses , je suis entré avec la
foule et suis venu dans ce salon pour veiller , s'il était possible ,
à la conservatiQU du clavecin que votre zèle ingénieux vient de
sauver. Maintenant , je puis songer à la retraite; mon instru-
ment chéri ne me cause plus d'inquiétudes , il est en sûreté. —
Mais vous? croyez-vous n'avoir rien à craindre? Sortir d'ici
n'est pas facile , vous vous exposiez à sauter par la fenêtre avec
le clavecin ; suivez-moi, je veux protéger voire fuite. »
L'artilleur mit Doublet à la porte en le dirigeant par des cor-
ridors et des escaliers éloignés du champ de carnage , établi
dans les appartements. L'accordeur et le canonnier se séparè-
rent sur le quai.
Quarante et un ansaprèsl'attaque, la défense elle triomphe du
clavecin , en 1833 , un de mes bons amis va dîner à l'hôtel des
Invalides chez le général Des Champeaux. Après le repas, cet
officier lui dit : « Tous êtes amateur de musique , je veux vous
montrer un invalide que nous avons en cet hôtel ; il est d'une
singulière espèce ; je suis persuadé que vous aurez du plaisir à
le voir, c'est un vieux serviteur. «
Montés à l'étage supérieur , ils entrent dans un salon ; ils y
voient un vieillard à cheveux blancs , un militaire qui faisait
50 REVUE DE PARIS.
sonner les loucîics d'un beau ciriveciii on l.ifjue dori^e. Mon nmi,
ne sachant pas précisément si l'invalide aniioncé , promis , élail
l'instrument ou le virtuose qui le mettait eu jeu , s'écrie : « Je
connais ce clavecin , je le connais, c'est îe clavecin de la reine
Marie-Antoinette! Levez-en le couvercle, et vous y trouverez
un paysage , des bergers des bergères qui dansent au son du
chalumeau , du galoubet ou de la cornemuse. — Précisément ,
répond M. Des Champeaux. Mais comment se fait-il que vous
l'ayez reconnu î Vous ne m'avez i)as donné le temps de révéler
sa noble origine.
— Je crois bien qu'il l'a reconnu , dit alors le vieil officier
qui, celte fois, versait des larmes i)ius abontîantes; je crois bien
qu'il l'a signalé du premier coup d'œil ; c'est lui qui l'a sauvé,
c'est lui qui l'a tiré des mains des b.arbares , et moi aussi , moi
qui vous parle. Le 10 août est un jour mémorable, et je ne l'ou-
blierai de ma vie. Voilà mon brave canonnier de la garde na-
tionale , mon soldat citoyen, mon libéiateur, mon ange tuté-
laire , le sauveur du clavecin favori, que, grâce à lui , je puis
encore toucher, du clavecin qui lait les délices de ma vieillesse.
Je suis Doublet , accordeur de celte belle et bonne reine Marie-
Antoinette. »
La reconnaissance fut louchante , dramatique ; les deux com-
pagnons du 10 août s'embrassèrent avec effusion , et mon ami
s'empressa de donner l'accolade fraternelle au clavecin que
tant d'orages avaient respecté. Il en interrogea le clavier, lui fit
redire la Marseillaise , Ça ira, la Carmagnole , qu'il n'avait
point oubliés, et dont l'expression devint alors tout à fait mé-
morative pour les deux musiciens soldats.
Je ne finirai point mon récit sans vous dire que ce canonnier,
ce vainqueur plein de courage et de mansuétude, est M. Alexis
Singier, qui depuis longtemps a quitté l'état militaire. Il jouit
aujourd'hui d'une fortune acquise noblement en dirigeant les
théâtres d'Avignon , de Nimes , de Montpellier , de Perpignan ,
de Lyon , de l'Opéra-Comique de Paris. Élève de Méhul , M. Sin-
gier est i)ianiste et compositeur : vous voyez que le clavecin de
la reine de France ne pouvait tomber en de meilleures mains.
Cet épilogue ne suffit pas , il faut vous conter comme quoi
Doublet et clavecin avaient rencontré leur sauveur à l'hôtel des
Invalides. Le lendemain de la journée du 10 août, Doublet, l'ac-
WiiWJiL DE l'AKlS. 51
cordeur de la reine , voyant qu'à Paris il s'agissait d'accorder
bien autre chose que des clavecins et des épi nettes, alla signer
son engagement au bureau permanent que l'on avait établi sur le
Pont-Neuf pour l'enrôlement des soldats volontaires. Doublet
fut heureux dans la carrière des armes; chef de bataillon
en 1814, il obtint sa retraite et fut admis aux Invalides. Le ha-
sard le conduisit à la vente du mobilierde la reine Hortense. Ju-
gez quelle fut sa joie et sa surprise en voyant mettre aux en-
chères son vieux compagnon ,1e clavecin , objet d'une affection
si tendre et si constante.
Castil-Blaze.
LETTRES
SUR MUNICH \
L'ARCHITECTURE.
XII.
Rapports de rarcliltectiire avec la nature
et la métapliysique.
Il faut maintenant essayer de vous faire connaître d'une ma-
nière plus directe et plus générale l'esprit de l'école de Munich
et l'ensemble de ses travaux ; dans la résidence royale , j'ai eu
occasion de vous faire pressentir ses tendances et de vous si-
gnaler une des principales influences qu'elle a subies. Mais la
volonté d'un prince ne suffit pas pour expliquer la vie de tout
un peuple. Aussi , en parcourant les monuments dont cette ville
est couverte, y ai-je cherché avec soin cette raison nécessaire
dont parle Leibnitz , et sans laquelle toutes les interprétations
sont incomplètes et superflues.
Je vais bien vous étonner, lorsque je vous dirai que ce qui
m'a paru ici le plus curieux, c'est le mouvement de Tarchilec-
ture. II y a longtemps que cet art n'a pas donné aux Français
(1) Voir les tomes I et II, 1839.
REVUE DE PARIS. SS
des sensations bien vives ,• je n'en veux d'autre i)reuve que l'in-
diÉFérence profonde du public pour les noms de Pierre Lescot ,
de Jean Bullant et de Philibert Delorme , qui sont les dignes
rivaux des plus illustres architectes de ritalie . et qui . s'ils
fussent nés au delà des monts . y seraient aussi populaires que
Brunelleschi , Bramante et Palladio. Ce n'est pas au goût de notre
nation que j'imputerai ce mépris de l'architecture , mais au peu
d'invention des architectes français qui , à partir du règne de
Louis XIII , ont accepté sans réserve les commentaires que
ritalie moderne avait donnés de l'art antique. Depuis quelques
années , plus de nouveauté s'est manifesté dans la poésie , dans
la peinture et dans la sculpture elle-même : aussi ces genres
qu'une seule sève a fait reverdir, attirent-ils presque exclusive-
ment l'attention publique.
Cependant, je vous l'ai dit, au milieu de tous les héritiers
trop longtemps fidèles d'une école insufi5sante , s'élève une gé-
nération qui a la louable ambition de mettre au niveau de tous
les autres arts celui qu'elle cultive avec un dévouement modeste
et opiniâtre. Je vous ai parlé de ces esprits délicats qui ont rap-
porté de Rome, avec un sentiment vrai et nouveau des monu-
ments antiques, le besoin de reprendre la grande tradition ar-
chitecturale, délaissée par la France dès le commencement du
xviie siècle. Vous savez que ces hommes intelligents ont déjà
fait leurs preuves ; serrés étroitement et choisissant leur aîné
pour leur maître, jls se sont rangés derrière M. Duban , dont
l'achèvement de l'école des Beaux-Arts vient de révéler l'avenir.
J'ai vu le public , épris pour ce palais d'une passion qui ne s'ex-
plique pas encore entièrement , s'étonner de trouver tant de
plaisir dans un art qui l'a si longtemps ennuyé, et tant d'imagi-
nation dans ce qui ne lui avait paru , jusqu'à présent, que la
science d'élever des pierres les unes sur les autres. Puissent ces
signes de bon augure annoncer une époque oîi l'architecture
sera chez nous ce qu'elle a été chez toutes les grandes nations ,
le premier et le plus florissant de tous les arts !
Mais qu'ai-je besoin de vous faire l'éloge de l'architecture à
vous qui avez visité l'Italie? Vous avez vu le génie de chacune
de ses villes écrit en caractères ineffaçables avec la pierre et le
marbre ; vous avez vu les palais des marchands de Gênes et de
Florence, ceux des gentilshommes de Vicence et des prélats
o 5
SI REVUE DU HAKIS.
romains; vous avez \\i les plus grandes cités se résumer tout
entières dans un seulédiiice : Venise dans le palais de ses doges,
monument oriental amarré à une île de l'Occident; Milan dans
sa cathédrale , où Tart de TUalie et celui de l'Allemagne se ren-
contrent au pied des Alpes ; Pise dans le Campo-Sanio, dont le
cloître et la terre sacrée parlent encore des conquêtes de la
croisade; Florence dans cette coupole de Santa-Maria del Fiore,
devant laquelle Michel-Ange voulait être enterré , et que Bru-
nelleschi emprunta à l'architecture orientale au même siècle où
Lascaris fuyant de Constanlinople donnait le signal décisif delà
Renaissance; Rome enfin dans Saint-Pierre dont les formes uni-
verselles rapprochent l'antiquité des temps modernes , et unis-
sent la ville des empereurs païens à la ville des papes. Vous
avez vu tout cela, heureux que vous êtes, et plus que cela î
vous avez vu les Italiens vénérer les derniers vestiges des
grands hommes qui ont élevé ces monuments , comme nous ne
vénérons pas la mémoire de nos plus chers et de nos plus
grands poëtes. Nos savants n'ont pu préciser encore d'une ma-
nière irrévocable quelle est la maison où Molière est né ; mais
vous avez vu le peuple de Vicence vous montrer avec orgueil la
maison de Palladio. A Vérone , vous avez entendu prononcer le
nom de San-Micheli, comme on ne prononce pas chez nous celui
d'un défenseur de la patrie ou d'un orateur de la liberté. A Man-
(oue, vous avez vainement cherché la trace de Virgile; mais
vous y avez trouvé Jules Romain partout en honneur , pour
avoir élevé un pavillon de plaisir aux Gonzagues. A Rome, vous
avez entendu comparer la peinture de Raphaël à l'architecture
de Bramante. Feriez-vous comprendre cette similitude dans no-
ire pays? Et un homme qui vient d'admirer les lignes divines et
rineffable pudeur de la Jardinière ^ imaginerait-il qu'il peut y
avoir quelque analogie entre cette toile immortelle et les con-
structions d'un palais ou d'une église ?
Vous sentez bien la supériorité de l'architecture sur les autres
arts , vous qui connaissez l'Italie comme un livre familier et qui
en avez feuilleté toutes les pages. Que dis-je ? Vous en avez des
témoignages plus évidents encore et plus magnifiques. Assis
au bord de votre petite anse, je vous ai vu souvent interroger
d'un œil inquiet les horizons sublimes au milieu desquels vous
avez fixé votre tente : que leur demandiez-vous? et quelles
REVUE DE PARIS. '3
étaient les pensé«'s qui s'amassaient en vous, pendant les Von-
gues heures que vous passiez à contempler les dessins des som-
mets qui couronnent ce vaste cirque ? Pleins de Tidéal dont
vous entretenez le culte hors de toutes les atteintes impures, vous
vous essayiez à retrouver, dans les lignes des montagnes que les
déchirements du globe ont rompues et que sa vieillesse a usées,
les traces du pian éternel d'après lequel l'intelligence suprême a
construit l'univers; vous recomposiez peu à peu, avec les
formes incomplètes qui comblent la mesure d'une admiration
vulgaire, les frontons, les assises et les portiques de la divine
architecture qui enveloppe celle des hommes, et qui lui a servi
de modèle. Les Alpes se transfiguraient ainsi à vos yeux en un
temple gigantesque , dont leurs cimes formaient les arêtes ex-
trêmes , et dont tout le reste de la création était tributaire ; les
forêts qui couvraient leurs pentes, et les lacs qui baignaient
leurs pieds n'étaient plus que la décoration de leurs immenses
murailles. C'était pour parfumer ce monument sacré que les
fleurs des prairies et les feuilles des bois exhalaient leurs sen-
teurs; c'était pour l'emplir d'un concert céleste , que les vents
sifflaient sur sa tête, que les torrents mugissaient sous ses pieds,
que les oiseaux chantaient à travers les enlacements de ses co-
lonnades. Le soleil était le flambeau de ce sanctuaire : l'homme
en était le prêtre, et ce n'était que pour le parer qu'il avait reçu
le don de l'intelligence et de l'imagination.
Oui, mes amis, voilà ce que c'est que Tarchilecture ! elle est
l'image et l'abrégé de l'univers; comme le globe est un monu-
ment que Dieu s'est élevé à lui-même, et dans lequel il a réuni
toutes les preuves de sa puissance, de même l'architecture est
l'urne que l'homme a moulée de ses propres mains pour y dé-
poser sa pensée. Les montagnes, dont vous admirez les inacces-
sibles créneaux, sont le faîte du temple de Dieu, et les angles
avancés de la charpente qui soutient toute la terre. L'architec-
ture est aussi la base et la couronne de tous les travaux du gé-
nie humain; elle est, pour ainsi dire, un autre monde, au sein
duquel se réalisent toutes les formes de notre esprit : c'est elle
qui donne à la peinture son cadre, sa lumière, sa valeur; ce
n'est que pour urner ses portiques et ses frises que la sculpture
travaille ; la poésie elle-même est un hymne ((ui n'est destiné
qu'A prêter une voix à ses entrailles de pierre. Yitruve disait
56 REVUE DE PARIS.
dans un passage que j'ai sous les yeux : a L'architecte doit sa-
voir écrire et dessiner ; être instruit dans la géométrie et n'être
pas ignorant de l'optique ; avoir appris l'arithmétique et savoir
beaucoup de l'histoire j avoir bien étudié la philosophie ;
avoir connaissance de la musique, et quelque teinture de
la médecine , de la jurisprudence et de l'astrologie. '^ Lorsque
Vitruve écrivait cela, il avait une juste conscience de l'impor-
tance de sa profession. Appelée produire une création complète,
rivale de celle de Dieu , l'architecte doit n'ignorer aucune des
lois principales de celle-ci ; les monuments qu'il élève projettent
leurs courbes au-dessus de toutes les inventions humaines ; il
faut donc que son intelligence embrasse le cercle entier des
connaissances d'où elles dérivent. Il doit n'être étranger à rien
puisqu'il doit tout résumer.
C'est parce que l'architecture est le plus grand de tout les arts
qu'elle en est aussi le plus rare, et qu'elle ne brille qu'à de longs
intervalles de siècles : elle ne se produit qu'à des conditions ri*
goureuses qui se réalisent difficilement. Tandis que la peinture ,
la sculpture et la poésie peuvent, jusqu'à un certain point, em-
prunter leur vie au caprice, et devoir à la puissante imagina-
tion d'un homme une apparence de splendeur, l'architecture ne
saurait rien produire , au contraire , que par l'assentiment d'un
peuple entier, et sous l'empire d'une idée généralement adop-
tée. Ce n'est que lorsque les nations, parvenues au plus haut de-
gré de leur développement , ont la pleine possession de leur
force, que s'élèvent de terre ces monuments qui gardent à ja-
mais les traces de leur passage et la marque de leur civilisation.
C'est ainsi que les temples religieux de la Grèce et du moyen
âge ont été bâtis aux dernières époques de la foi , et. au milieu
de cette universelle adhésion des esprits qui annonce la pro-
chaine aurore du doute. Vilruve avait raison de dire qu'il fal-
lait que les architectes eussent bien étudié la philosophie; car il
n'y a pas de grande construction qui ne soit l'expression d'une
métaphysique complète. Le paganisme ne respire-t-il pas tout
entier dans le Parthénon ? El, sous les voûtes de la cathédrale
de Cologne , ne sent-on pas s'élancer vers le ciel les aspirations
infinies du dogme catholi'iue? Où vous verrez l'architecture éle-
ver ses assises, dites qu'un grand système de civilisation a passé
par là ; et si vous vivez dans une époque qui ne bâtit rien, dites
P.EVUE DE PARIS. S7
aussi sans crainte qu'elle ne pense point : les monuments sont la
véritable écriture des peuples.
Mais quoi ! m'allez-voiis dire , pense-l-on plus à Munich qu'à
Paris ? Je m'adressais aussi cette question avec effroi durant les
premiers instants de mon séjour dans cette ville; et voulant
remonter à la source que Vitruve recommande à ses disciples ,
je ne voyais personne sans le mettre sur le chapitre de la i)hilo-
sophie; j'interrogeais quelquefois des gens pour qui j'étais une
cause d'étonnement extraordinaire ; mais j'étais bien plus étonné
de leurs réponses qu'ils ne l'avaient été de mes demandes. Je
me figurais volontiers qu'on parlait métaphysique aux carre-
fours de la rue de Brienne ou de la rue Louis . aussi bien qu'on
parle poésie sous les ombres de votre verger, Tout plein encore
du souvenir de l'ardente jeunesse que j'ai vue autrefois, à la
Sorbonne, penchée sur la parole de ses maîtres, je croyais que
de l'autre côté du Rhin on devait poursuivre, sans désenchan-
tement , ces beaux rêves philosophiques qui ont été interrompus
chez nous. Aussi était-ce pour moi une bonne fortune que de
rencontrer les élèves de l'Université de Munich et de redevenir
étudiant avec eux. Avide d'apprendre, je me hâtais de leur
faire savoir que les formules les plus cabalistiques ne m'effraye-
raient pas; mais, dans leurs reparties, dont l'étourderie était
peut-être plus raisonnable que ma curiosité, je trouvais la trace
de Montaigne où j'attendais celle des successeurs de Kant. Si je
les priais de m'énumérer les forces du catholicisme que je voyais
poindre partout, ils me disaient qu'il commandait partout , en
effet, mais qu'il n'était cru nulle part. Si je prononçais les noms
de Stollberg , de Bader et de Gœrres qui vient de fulminer son
Athanasius contre le luthéranisme prussien , ils m'avertis-
saient de prendre garde de donner le nom de philosophe à des
gens qui avaient toujours liasse pour des fous à Munich. Mais
si je demandais enfin quelle était la philosophie dominante , ils
me répondaient que chacun se faisait la sienne à son gré. Osl
tout ce que j'ai pu obtenir des plus avancés. J'ai été saluer
Schelling qui conserve encore toute la majesté de sa parole ul
de son regard au milieu des lents et continuels déplacements
de son ciel; j'ai admiré en sa personne le dernier de ces hardis
géants qui s'efforcèrent de porter le monde sur leur tête , tan-
dis que la hache de nos tribuns et le sabre de nos soldats en sa-
58 REVUE DE PARIS.
paient Ifis anciens foncîemenls. Mais , auprès de lui, je n'ai peiisé
qu'à jouir du spectacle sublime de sa grande et sloïque intelli-
gence, debout sur les ruines de la métaphysique allemande; et
je suis resté seul pour résoudre tous les problèmes qui m'agi-
taient.
Que Gœrres rompe le silence de son inquiète solitude pour
pousser un cri de guerre contre l'esprit protestant du Nord , il
ne pourra pas faire que le midi de l'Allemagne respecte les bornes
que l'électeur Maximilien voulait lui donner. Il a une manière
de plaider la cause de TÉglise romaine qui eût épouvanté les
vrais croyants qui la défendaient au xyi^ et au xyii"^ siècle. La
nouveauté des arguments qu'il emploie en sa faveur n'est pas
un -des moindres périls qu'elle coure aujourd'hui; et il a beau se
parer du nom qui est le signe de l'orthodoxie la plus pure , il
laisse voir en lui plus du Danton que de l'Alhanase. Sans doute
la Bavière est encore catholique; mais qui pourra juger les
choses au fond verra qu'elle conserve bien plus les formes que
la substance même de ses vieilles croyances. Non; ce pays , pas
plus que les autres, n'a pu se soustraire aux changements que
le temps traîne après lui, et qui renouvellent sans cesse la vie
de notre espèce. Contraint, par l'effet réuni des circonstances et
de ses propres traditions, à supporter les chaînesde lafoiantique,
il a trouvé , malgré son passé et ses princes, le moyen de s'asso-
cier aux progrès généraux du siècle; et c'est par le panthéisme
qu'il a échappé au catholicisme.
Au premier coup d'œil , l'Allemagne paraît partagée en deux
camps irréconciliables. Le protestantisme règne sur le bord des
neuves qui descendent du Hartz pour aller se jeter dans la mer
du Nord et dans la Baltique , au delà desquelles il a trouvé jadis
ses représentants les plus élevés ; aujourd'hui c'est la Prusse qui
réunit dans ses seules mains toute l'autorité philosophique et
loute la puissance politique que la pensée de Luther a créées.
Le catholicisme domine, au contraire , au midi dans le vaste
bassin du Danube , depuis sa source jusqu'aux lieux où ii va
ouler sous les lois d'une religion plus dévote encore et plus
orientale; ce parti est moins fort , parce qu'il est divisé. L'Au-
triche s'en est réservé le commandement politique; mais ne sa-
chant conserver l'intégrité de sa puissance qu'en aveuglant
l'esprit de ses peuples, elles les a réduits de son mieux à l'insou-
REVUE DE PARIS. 59
ciante mollesse de ses voisins de l'Orient . et elle a abandonné à
la Bavière le rôle intellectuel que le catholicisme peut encore
jouer au nord des Alpes.
Voilà les divisions de l'Allemagne; mais voici son unité. Tous
ses habitants , si on en excepte la condition semi-orièntale des
Autrichiens , sont réunis par un même besoin de penser. Sous
ce rapport, tous les Allemands sont frères , et ceux du Danube
ressemblent à ceux de TElbe. Lorsque la Prusse , réalisant le
vœu de tous les politiques protestants qui , depuis trois siècles ,
se sont efforcés de constituer une puissance centrale dans le
Nord , a enfin offert au luthéranisme le développement qu'un
giand Élat pouvait seul lui donner, la Bavière a voulu faire tête
au dangereux accroissement de ses éternels adversaires. Mais ,
pour défendre contre eux la cause du catholicisme menacé, elle
n'a point pris d'autres moyens que ceux qu'ils employaient eux-
mêmes ; c'est par la philosophie qu'elle a voulu parer les coups
que la philosophie lui adressait. Tandis que Kant, Fichle et
Hegel , représentants de l'esprit luthérien du Nord , mettaient
toute la foi dans la raison , les penseurs du Midi , ayant Schel-
lingà leur tête, n'excluaient aucun de ces deux termes et met-
taient toute la raison dans la foi. Ainsi, la nature même du
génie commun à tous les Allemands , les rapprochait encore au
moment où ils croyaient se combattre.
En Bavière , le catholicisme est donc une forme sous laquelle
la philosophie est toujours présente; mais cette philosophie est
destinée à justifier les idées accomplies , et non point à en pro-
duire de nouvelles. Aussi s'est-elle perdue dans les vagues aspi-
rations d'un panthéisme qui ne sait remonter que vers le passé.
Au lieu d'absorber les anciennes traditions du genre humain
dans un système qui les transfigurât , elle a dépensé toutes les
ressources de la science pour les perpétuer et les rendre défi-
nitives. Expliquer ce qui a été fait pour aboutir à ce (|u'on ne
fasse jamais autre chose , tel est le dernier mot de ce panthéisme
historique qui règne à Munich. Il s'est arrangé de façon à ne rien
])roscrire de ce que les hommes ont adoré; l'antiquité païenne,
le malérialism.e moderne, ne lui font pas ombrage . il interprète
l'une par le spiritualisme le plus exalté , il couvre l'autre sous
les allures du mysticisme; il se donne ainsi une latitude qui res-
semble un peu à l'anarchie, et qui pprmet à chacun de trouver
60 REVUE DE PARIS.
place pour sa liberté dans Timmense réseau qu'il jette sur toutes
les opinions. Mais il a amolli les âmes en satisfaisant les intel-
ligences ; ce qui me fait connaître ses bornes , c'est que , rendant
compte de tout jusqu'au jour présent , il est incapable de rien
dire ou de rien penser sur ce qui sera demain.
Ainsi enchaînée par le catholicisme et par la philosophie elle-
même , qui a affranchi toutes les autres nations , vous compre-
nez maintenant pourquoi la Bavière reproduit sans cesse l'image
du passé. Quel est, en effet, le caractère général des œuvres
que j'ai déjà mises sous vos yeux ? C'est l'imitation. Pour vous
expliquer, même d'une manière rapide et succincte, les con-
structions du palais et les peintures qui les décorent, j'ai été
obligé de vous rappeler le nom de toutes les écoles qui ont mar-
qué les époques fondamentales de l'art; et vous devez vous être
aperçus que pour se préparer à visiter Munich , il faudrait non-
seulement avoir passé par Ulm . par Augsbourg ou par Nurem-
berg, mais encore avoir parcouru l'Italie entière et la Grèce
elle-même. C'est avec les débris de tous ces pays que la capitale
de la Bavière a composé sa couronne.
En France on se donne assez familièrement la permission
d'imiter; mais on applique du moins à une pensée de notre pays
et de notre temps les formes empruntées aux écoles antérieures.
A Munich on imite les idées et leur enveloppe tout ensemble.
Vous l'avez vu , ce ne sont pas seulement les vases étrusques ,
les procédés monochromatique et polychiomatique, les marbres
d'Athènes et ceux d'Egine , les palais de Florence et ceux de Ve-
nise, les églises de Bysance et celles de Rome, le style d'Albrecht
Duerer et celui d'Holbein qu'on s'efforce de reproduire. A quoi
emploie-t-on tous ces emprunts? A retracer Thistoire de la poésie
grecque, l'histoire de la poésie allemande, l'histoire du moyen âge
allemand, puis l'Iliade, puis les Niebelungen. toujours l'histoire
elles monuments du passé. Parmi cette multitude de composi-
tions, il n'y a pas une seule page où le besoin d'exprimer une
émotion contemporaine se soit fait jour. Toutes les pensées se
tournent vers les siècles écoulés , parce que c'est en eux , et non
dans le siècle actuel que se trouvent la vie du peuple et l'inspira-
tion des artistes. On dirait que le présent a été supprimé et qu'il
n'y a ici d'existence que pour ce qui l'a perdue en effet.
Mais en voulant résoudre toules les difficultés , je parais en
REVUE DE PARIS. 61
soulever une inextricable. Comment , me direz-vous , l'archi-
(ecture, qui vit par la pensée , a-t-elle pu asseoir ses fonde-
ments sur une terre qui ne nourrit que la contemplation du
passé sous les dehors de la philosophie .'
XIII.
Histoire fie rarcliîtectiire, résumée par
les monumeiiSs de Sluiiicli.
L'érudition est un des principaux caractères du génie ger-
manique ; née dans les universités d'Italie , elle en fut apportée
en France par les Scaliger; mais depuis le xYii^ siècle, c'est en
Allemagne qu'elle a trouvé les intelligences les plus patientes et
les plus opiniâtres ouvriers. Aussi elle s'y est établie en souve-
raine. C'est elle qui, en se combinant avec le catholicisme , a
produit tous les monuments qui s'élèvent aujourd'hui à Munich.
Animée par les passions politiques et religieuses de ce pays-ci ,
elle est parvenue à réaliser à sa surface , une histoire vivante et
à peu près complète de l'architecture. Voilà justement ce qui a
piqué ma curiosité. Je pense que vous trouverez aussi quelque
intérêt à faire en un jour, dans les rues de Munich , un pèleri-
nage où toutes les formes que l'art modernes a revêtues dans
toutes les contrées du monde passeront successivement sous vos
yeux.
La basilique de Saint-Boniface , qui s'élève à l'entrée du fau-
bourg Maximilien , vis-à-vis de la Glyptothèque , est le dernier
édifice auquel on ait mis la main. Elle a été fondée en 1855 ; son
entier achèvement a été lixé à l'année 1842. C'est M. Ziebland ,
inspecteur d'architecture , qui a été chargé de sa construction.
A l'heure où je vous écris, le revêtement extérieur n'est pas
terminé ; et rien n'est fait à l'intérieur, si ce n'est le placement
des soixante-quatre colonnes de granit, chaussées et coiffées de
marbre blanc du Tyrol , qui partagent l'édifice en cinq nefs.
Mais si c'est la plus récente des églises de Munich, c'est celle
dont les formes sont les plus anciennes ; elle nous reporte im-
médiatement aux commencements du christianisme.
Lorsque les chrétiens sortirent des catacombes et qu'il leur
fut permis de jouir de la lumière du ciel, ils cherchèrent sur la
6è REVUE DE PARIS.
lerrft des édifices où ils pourraient adorer leur Dleii nouveau 5
ils ignoraient trop les arts, et leur dogme lui-même ne s'était
pas encore imprimé assez profondément dans les esprits pour
qu'il leur fût facile d'inventer tout à coup une forme architec-
turale en rapport avec leur foi. Ils ne voulaient pas cependant
placer leur tabernacle dans les sanctuaires païens; outre qu'ils
avaient horreur d'assimiler leur culte au polythéisme , ils ne
pouvaient pas s'accommoder de ces temples étroits dans lesquels
les Grecs et les Romains cachaient plus facilement les indignes
impostures de leurs sacrifices et de leurs oracles ; ils n'avaient
ni idoles, ni jongleurs, à cacher aux yeux de la foule. Leur but,
au contraire, était de rassembler aux pieds sanglants du crucifié
toute la multitude des fidèles dont sa passion avait fait un peu-
l)le de frères ; ils cherchèrent longtemps quel était celui de tous
les monuments anciens qui conviendrait le mieux à leur religion;
ils choisirent enfin la basilique.
La basilique, c'était une bourse, un tribunal, un vaste empla-
cement où s'agitaient les affaires du commerce et celles de la
justice. Autrefois le négoce et les procès se traitaient sur la
place publique ; mais on les avait chassés de cet asile que la li-
berté avait rendu orageux et redoutable ; on les avait mis à
l'abri sous de hautes constructions où rien ne rappelait les tra-
ditions de la vieille république aux Romains dégénérés. Une
large enceinte pour les affaires solennelles qui se discutaient à
haute voix; au fond , un hémicycle pour les juges ou pour les
détenteurs privilégiés de la fortune publique ; tout autour, plu-
sieurs galeries accessoires, accompagnées quelquefois de balus-
trades à hauteur de la tète, pour les personnes qui voulaient
nouer des relations en secret, et débattre leurs intérêts particu-
liers loin de la foule; au-dessus de tout cela, une charpente
posée à nu sur les murailles, et qui, s'inclinant de chaque côté,
rendait les nefs latérales d'autant moins élevées qu'elles étaient
plus éloignées de Taxe central de l'édifice, tel était le plan des
basiliques romaines. Palladio en avait tracé le dessin d'après le
texte de Vitruve, dessin dont les fouilles faites à Pompeïet dans
le forum de Trajan ont démontré l'exactitude. Les chrétiens
chassèrent les marchands de ce lieu et s'y établirent à leur place.
L'hémicycle devint le chœur, les galeries devinrent les nefs; et
ainsi fut trouvée la forme des premières églises.
REVLE DE TAHIS. 65
C'est d'après ce plan que Constance fonda à Rome, au w siè-
cle, la fameuse basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs, précieux
raonument du premier art des chrétiens, qu'un incendie détrui-
sit à peu près complètement en 1825. Dans cette construction,
on fit cependant deux changements remarquables au dessin des
anciennes basiliques. Au lieu de conduire les uefs latérales jus-
qu'à l'abside, on les en sépara par une double nef transversale,
qui figura, avec la nef principale , la forme d'une croix. Quelle
que soit la cause de ce changement, il fut depuis lors universel-
lement adopté, et devint une donnée nécessaire des églises chré-
tiennes. Une autre altération non moins importante est celle des
circades , qui furent substituées aux architraves, pour unir les
unes aux autres les colonnes qui supportaient les différentes
nefs. Le plein cintre, qu'elles faisaient succéder aux lignes
droites de l'architecture grecque, s'altéra lui-même par la suite,
et engendra à son tour tout un ordre distinct d'architecture.
Mais les temps marchent lentement, et avant que d'arriver à
l'architecture gothique, il faudra passer par la byzantine.
La basilique de Saint-Boniface, qui s'é'.ève à Munich , est imi-
tée de la basilique de Saint-Paul. Mais, soit que M. Ziebland ait
eu l'intention expresse de se rapprocher de la pureté des baaiii-
ques antiques, eu supprimant les additions que le christianisme
leur avait faites, soit que, borné par son terrain et pur sou
budget, il ait été réduit à regret à les sacrifier, il n'a point
donné à sa basilique la forme symbolique et postérieure de la
croix. Du reste, quoique l'édifice ne soit pas très-vaste, les pro-
portions m'ont paru prises de façon à donner l'idée d'une gran-
deur véritable. Derrière l'abside, on tourne déjà, dans un chan-
tier, les grosses colonnes d'un monument moitié grec, moitié
romain, dont les fondations ne sont pas encore creusées, mais
qui sera élevé dos à dos avec la basilique , pour faire face à la
Glyptothèque. Dans ce monument , le roi placera, dit-on, un
couvent de bénédictins , si ses députés le lui permettent. Mais
ce ne sont pas nos affaires ; retournons à l'architecture chré-
tienne.
Elle fut transportée en Orient avec l'empire , comme je vous
l'ai dit. Les empereurs, qui faisaient leur séjour à Byzance, l'y
cultivèrent à grands frais. Ils y élevèrent donc des basiliques
rivales de celles de Rome. Mais la charpente de ces édifices, qui
64 REVUE DE PARIS.
était encore en bois, corarae au temps où les ceutumvirs et les
banquiers romains vociféraient dans leur enceinte, s'enflammait
souvent sous le feu du ciel, ou par la maladresse des ouvriers
chargés de la réparer. Le trésor impérial ne suffisait pas à ces
désastres; comme on cherchait les moyens d'en prévenir le re-
tour, il se présenta des artistes grecs qui avaient étudié, au fond
de l'Orient, des formes encore inconnues à leurs compatriotes,
et qui offrirent de les substituer à cette ruineuse charpente, dé-
truite si facilement. Ce furent eux qui suspendirent au-dessus
des basiliques grecques ces coupoles hardies dont les courbes
imprimèrent un caractère particulier à l'architecture. Tandis
qu'ils faisaient cette conquête sur l'Asie, celle-ci leur emprun-
tait à son tour les lignes de l'arcade romaine, qui, découpée
avec un goût capricieux, et ornée par une floraison luxuriante
et tonte symbolique, fonda un genre nouveau parla main des
Arabes, et en prépara encore un autre pour les peuples septen-
trionaux de l'Occident. Mais la coupole ne fut pas la seule in-
novation des Grecs ; soit que ces constructions aériennes eussent
besoin d'un plus fort appui, soit qu'on ne trouvât point assez
de colonnes dans cette Constantinople qui n'était pas, comme
Rome, couverte de débris anciens, et où tout était neuf au con-
traire, hormis le pouvoir caduc des empereurs, les architectes
byzantins commencèrent à étayer leurs églises sur des piliers
qui leur permirent en même temps d'agrandir les arcades de
nefs. Ainsi s'éleva Sainte-Sophie, le miracle du catholicisme
oriental. Bientôt les Vénitiens, appelés à Byzance par les inté-
rêts de leur commerce et par les croisades, virent cette mosquée
chrétienne. De retour dans leurs îles , ils voulurent en repro-
duire l'éblouissante image dans la basilique de Saint-Marc. Puis
Venise, après avoir été admirer les merveilles de l'Orient, de-
vint à son tour l'admiration de l'Italie ; et Padoue, qui devait
être son esclave, voulant rivaliser avec elle , copia les coupoles
de Saint-Marc en bâtissant celles de Saint-Antoine. Ainsi , de
proche en proche, les coupoles passaient les terres et les mers,
pour venir jusqu'aux portes de Florence et de Rome . où Brunel-
leschi et Michel-Ange devaient leur donner toute l'austère éléva-
tion du goût occidental.
Il y a à Munich deux églises qui se rapportent à cette époque
de l'architecture chrétienne. L'une est la nouvelle chapelle de la
REVUE DE PARIS. Qo
cour, élevée par M. de Klenze; Tautre est réalise SaiiU-Louis ,
bâtie parM. Gœrtner.LeroiLouis,se trouvant en SicileavecM.de
Klenze, entendit la messe de minuit à Paleime , dans une église
byzantine, oîi les styles divers de l'architecture asiatique avaient
été mêlés, d'après l'exemple des Sarrasins. L'effet de ces formes
inusitées, que la lumière des cierges et les mille reilets insaisis-
sables des dorures augmentaient encore, frappa vivement son
imagination. Devenu maitre, il n'eut pas de repos qu'il n'eût
fait construire une église orientale dansson palais. M. deKlenze
s'inspira moins de celle qui en avait suggéré l'idée que des
types mêmes de l'art byzantin; et j'ai quelque raison de croire
qu'il aura pensé surtout à imiter la basilique Saint-Marc ,
qui est . en Europe, le modèle le plus parfait de ce genre.
Otez à Saint-Marc sa croix grecque, substituez une demi-cou-
pole à la coupole pleine du chœur, réduisez toutes les propor-
tions dans une mesure analogue, supprimez les développements
extérieurs des coupoles et du portail, qui auraient entraîné
de trop grands frais , et qui, dans cette réduction, n'auraient
produit qu'un effet mesquin : à l'intérieur, remplacez les mo-
saïques par des peintures^ et les marbres par des stucs, et vous
aurez une idée du plan que M. de Klenze a exécuté. Mais, pour
juger de Timpression que produit sa chapelle , il faut, comme
moi, l'avoir visitée tous les jours et à toute heure; il faut avoir
vu le soleil s'y glisser par les fenêtres qui sont dérobées dans
l'enfoncement des tribunes, et qui. complètement invisibles au
spectateur, lui laissent croire que la lumière vient tout entière
de l'or qui couvre les murs. Il faut avoir vu les peintures que
M. Hess a tracées sur les innombrables courbes des coupoles et
des arcades s'animer sous les rayons de cette clarté extraordi-
naire, et rayonner au milieu de l'or et des légendes qui les en-
tourent. Il faut avoir vu le jour y décliner et y faire un crépus-
cule hàlif. comme pour rappeler qu'eile a été construite pour
une solennité nocturne. 11 faut avoir vu la simplicité des autels
contraster avec la splendeurdela décoration, les teintes sombres
des bas-côtés avec l'éclat des voûtes, les carrés élevés des portes
laléralesaveclesarcadesdes colonnesetdestribunes.il faut avoir
vu enfin comment la petitesse des nefs latérales ajoute à la richesse
de la chapelle, et comment l'élancement des cintres (jui déter-
minent la forme principale de la voù'.e ajoutent à sa gi andeur.
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(>S KtVUE DE PAKiS.
Pour élever celle église, M. de Klenze a dérogé à son style
habituel, qui, comme nous le verrons, garde des formes plus
générales et plus sévères. Il a cependant pour elle une prédilec-
tion particulière que je comprends bien. Aussi a-t-il donné tous
ses soins pour que rien n'en pût altérer Tharmonie. Le roi voulut
mettre un orchestre dans la tribune qui est placée au-dessus de
la porte j mais l'architecte redoutait Teffet que pourraient pro-
duire des instruments modernes dans un monument qui est l'imi-
tation d'un des plus anciens symboles de la foi. Il pria le roi de
ne rien ordonner avant qu'on n'eût fait un essai. Au premiei-
coup d'archet, le roi arrêta les violons, et déclara qu'il ne les y
laisserait revenir dé sa vie. M. de Klenze a déjà entendu une
messe de minuit dans sa chapelle orientale; tout modeste qu'il
est, il n'a pu s'empêcher de trouver (ju'en cette circonstance son
chef-d'œuvre avait été admirable. Oh ! quel conte fantastique
Hoffmann aurait fait sur celte ravissante chapelle !
L'église Saint-Louis, construite par M. Gœrlner, n'a point un
caractère aussi absolu ; elle se rapporte au temps où Tarchitec-
lure byzantine avait été altérée par les contrefaçons italiennes.
C'est à peine si l'Orient se fait sentir dans les coupoles qui sont
si déprimées et si basses, que je ne sais si on peut encore leur
donner ce nom. Les piliers carrés et massifs qui supportent im-
médiatement les voûtes dans lesquelles ils se perdent, ne for-
ment que des chapelles, à la place où les Romains et les
Byzantins perçaient leurs petites nefs. Du reste, les deux chapel-
les latérales les plus voisines du chœur , font une saillie exté-
rieure, et donnent à l'édifice les formes de la croix laline. Le
l)ortail est composé de trois étages ; dans le bas s'ouvre un por-
tique supporté sur des colonnes ; au-dessus sont pratiquées de
grandes niches, pour lesquelles L. Schwanthaler a taillé des
statues j puis, plus haut encore s'épanouit une rosace. Les deux
clochers qui s'élèvent sur la façade, en dehors des alignements
latéraux de l'église, sont semblables et terminés en pyramides.
Le toit est couvert de tuiles émaillées qui lui donnent l'aspect
d'un tapis.
Assurément il est impossible de reproduire plus fidèlement les
églises qu'on élevait en Italie au moyen âge, non pas les gran-
es églises, comme celles que bâtissaient Buschelto, Arnolfo di
Lapo et Gamodia, qui perfectionnaient loub les moyens de cou-
REVUE DE PARIS. 67
struction en attendant que Brunelleschi et Bramante parussent
enfin, mais les petites églises, comme on en trouve dans les vil-
les inférieures, et qui, réunissant dans un aveugle pêle-mêle
toutes les formes et tous les débris qu'on avait sous la main,
comi)Osaient néanmoins, grâce au goût naturel du pays, sinon
un ouvrage pur, au moins un monument plein de fantaisie et de
grâce. Oh ! que vous avez dû en rencontrer souvent de sembla-
bles sur votre route, mes amis. Les colonnes du portail avaient
été prises à quelque temple antique ; les chambranles des niches
à quelque palais romain ; quelque AHemand avait dessiné la
rosace elles feuillages (jui couraient tout le long des corniches;
c'était un Grec qui avait donné 1 idée de la coupe générale; c'é-
tait un maçon qui. en plaçant un toit naïf sur les clochers ju-
meaux, leur avait donné la force pyramidale; c'était la nature
verdoyante des collines d'alentour qui avait conseillé de mettre
les tuiles du toit en barmonie avec les bois au milieu desquels il
se découpait. Et sans doute en voyant ce curieux et grossier as-
semblable dans son lieu, à l'endroit où l'ingénieuse nécessité
d'un sièclebarbare le forma, vous avez pu éprouver une sensa-
tion qui n'était point désagréable, et à laquelle se mêlait le sou-
venir de toutes les grandes choses dont il était composé.
Mais au siècle où nous sommes, lorsqu'il est possible de jouir,
dans leur pureté . des formes principales du génie humain ,
refaire à plaisir cet amalgame que la naïveté seule de l'inven-
tion pouvait sauver, c'est, il me semble, une faute que l'amour
le plus exalté de l'érudition ne saurait justifier. Le nom de
M. Cornélius, qui peint son grand œuvre dans cette église,
fixera peut-être sur elle un intérêt particulier; en attendant
elle a produit sur moi l'effet le plus triste que vous puissiez
imaginer.
Ce n'est pas la seule imitation du moyen âge italien que
M. Gœrlner ait donnée ; et je dois vous dire que, dans ses autres
ouvrages, tout en retrouvant le même style, j'ai reconnu la mar-
que d'un talent éminent. Les monuments nombreux qui entou-
rent l'église Saint-Louis sont de la main de M. Gœrtner ; tous ils
sont une imitation de Tarchitecture italienne du moyen âge. Au-
dessous de l'église Saint-Louis, et au bas de la rue qui porte le
même nom, le séminaire et l'université embrassent une place
assez vaste dans leur double fer â cheval. Ces bâtiments, qui se
68 REVUE DE PARIS.
correspondent, affectent toutes les allures du style roman qui
régnait encore en Italie, tandis que le gothique avait déjà envahi
le nord de TEurope. C'est surtout par la figure de leurs fenêtres
qu'ils trahissent l'imitation ; elles sont composées de deux petits
pleins cintres tendant à l'ogive, séparés par une petite colonne;
celles du séminaire sont, de plus, enveloppées d'un plein cintre
qui rassemble et rapproche les deux petites ouvertures latérales.
A moi, qui n'ai pas vu l'Italie , toutes ces coquetteries d'un style
abandonné en France dès le xii« siècle, me donnent un étonne-
mentqui n'est pas sans plaisir. Mais qu'allez-vous penser lors-
que je vous dirai que les colonnettes qui sont tout le charme de
cette architecture, et qui, en Italie, étaient taillées dans les mar-
bres romains, ne sont faites ici que de brique comme le reste des
constructions? Vous admirez surtout, dans les demeures ita-
liennes du moyen âge, l'emploi des ruines des palais antiques ,
comme dans les églises les débris des temples; mais peut-être ne
pouvez-vous souffrir qu'un imitateur donne comme modèle un
artifice qui a été enfanté par le hasard ?
L'Institut des aveugles, qui fait face à l'église Saint-Louis, est
le premier bâtiment de ce quartier qui ail été mené à terme ; il
est déjà habité. J'ai souvent entendu les sons d'un piano s'envo-
ler par les fenêtres de cette maison dont les habitants sont pri-
vés de la jouissance de tous les autres arts, et n'ont que la mu-
sique pour interprèle de leurs sentiments. Laissez-moi jeter
encore un regard aux deux portails gothiques qui ornent les
deux extrémités de ce grand édifice et qui me rappellent de loin
le fronton élevé et les statuettes des portes latérales de Notre-
Dame de Paris; puis je vais vous fournir de nouveaux sujets de
critique.
L'Institut des aveugles a une couleur de brouillard qui con-
vient très-bien à sa masse austère. Mais pensez-vous que ce soit
la pierre qui lui ait donné cette couleur ? Hélas ! il n'en est peut-
être pas entré un morceau dans tout l'édifice; il est de brique
de la tête aux pieds ; et le séminaire et l'université sont aussi de
brique, comme je vous l'ai dit. Et la basilique Sainl-Boniface?
de brique. Et la chapelle de la cour, et l'ancienne résidence et
la nouvelle? toujours de brique. Ici, cependant, on est plus près
des montagnes qu'on ne l'était à Ulm ; les Alpes, qu'on aperçoit
des terrasses du palais, et du haut de la tour chinoise du jardin
REVUE DE PAKIS. 69
anglais, ne sonl guère qu'à vingt lieues; mais, outre que les
rivières qui viennent de ce côté ne sont pas navigables, la Ba-
vière n'est pas maîtresse des carrières du Tyrol j elle les a per-
dues, en 1814, en faisant sa paix avec rAutricbe. Ce dénûment
complet de matériaux a peut-être contribué à me faire trouver
plus merveilleux le développement que l'architecture a pris à
Munich ; car elle a été forcée d'y créer toutes choses de rien.
Elle s'est donc servie de la brique comme d'une cire molle
qu'elle a pétrie de toutes les façons et à laquelle elle a facile-
ment donné toutes les figures ; et jusquici je n'y trouve pas
trop à b amer. Mais, au lieu de s'enorgueillir de sa pénurie qui
a mis à jour toutes les ressources de son imagination, elle en a
eu honte, et elle a voulu la déguiser ; elle s'est donc mise en
quête d'une foule de préparatifs et d'enduits qui pussent cacher
ces briques dont elle rougissait. Elle en a inventé de toutes les
couleurs. Les façades nouvelles de la résidence royale étaient
peintes d'un gris d'ardoise pour imiter les pierres de Florence.
L'Institut des aveugles est peint d'un gris plus vert. On m'a as-
suré que la façade de léglise Saint-Louis était en pierre à chaux
blanche qui passe pour recevoir du temps une couleur de mar-
bre de Carrare. Mais je ne jurerais pas que ce ne soit là quel-
que nouvelle sorte de badigeonnage. Et quelle couleur donnera-
t-OD au séminaire , à l'université et à la basilique de Sainl-
Boniface ? Quel masque mettra-t-on sur ces beaux visages de
brique ?
Toute cette hypocrisie de la matière et de la forme est souve-
rainement déplaisante. Il n'y a pas d'art auquel la sincérité soit
plus nécessaire que l'architecture ; et toutes les constructions
italiennes du moyen âge, que M. Gœrtner s'est donné la mission
de reproduire ; auraient dû le lui apprendre. Vous m'avez sou-
vent rappelé ces charmants palais de Vicence, que Palladio a
remplacés par des bâtiments plus pompeux et plus savant*,
mais dont, sans aucun doute, il avait lui-même admiré l'élé-
gance, et qui, sans fard, comme les temps où ils furent élevés
révèlent par le désordre plein de goût de leurs façades, non-
seulement tous les artifices de la maçonnerie , mais encore le
secret des distributions intérieures. Comme les autres arts, l'ar-
chitecture n'est vraiment belle qu'à la condition d'être expres-
sive ; mais aujourd'hui elle vit encore sur des idées entièrement
G.
70 REVUE DE PARIS.
contrairtjs : c'est dans la monolonie et dans une certaine absti-
nence de toute espèce d'originalité , qu'elle fait consister son
mérite. Elle déguise toutes les distributions derrière de grandes
lignes uniformes de fenêtres, et la nature des matériaux sous
une épaisse chemise de plâtre.
M. Gœrtner a senti lui-même les inconvénients de ce men-
songe j et comme s'il voulait prouver combien il le détestait, il
a laissé à la bibliothèque qu'il a construite au-dessus de l'église
Saint-Louis , la couleur que les matériaux lui donnaient. Sur
les briques dont elle est bâtie , il a passé un ciment de chaux
hydraulique, trempé de leur nuance, et destiné à les lier et non
point à les cacher. Encore le couronnement latin qui surmonte
les fenêtres laisse-t-il percer à nu les briques elles-mêmes, dont
la teinte, plus crue que celle du ciment, fait avec lui une har-
monie très-bien entendue. C'est ce qu'on appelle ici une déco-
ration (lychromatique . Du reste , les proportions de cet édifice
sont tout à fait grandioses. Trois grands portails, précédés d'un
double escalier, conduisent au rez-de-chaussée qui doit recevoir
les archives du royaume et de la maison royale. Les deux étages
supérieurs, qui sont d'une dimension gigantesque, recevront la
bibliothèque , qui est encore aujourd'hui dans l'ancien collège
des jésuites, et qui , en livres , en manuscrits rares et en auto-
graphes précieux, est une des plus riches de l'Europe. Ce bâti-
ment a une mine franche et décidée qui plaît au milieu des pou-
pées fardées qui l'entourent ; en le voyant, on peut prendre une
juste et excellente idée de ces hauts palais de brique, admira-
blement caractérisés , que les Scaliger faisaient construire au
xive et au xvc siècle, dans leur royale seigneurie de Vérone.
Mais pendant que les Italiens construisaient leurs églises et
ornaient leurs palais avec les débris de l'antiquité, Tarchitec-
ture, qui avait émigré vers le Nord avec la foi, ne trouvant pas
sur ce sol vierge de ruines, des colonnettes qui l'invitassent à
partager son plein cintre et à le couper en deux , prit le parti
audacieux de laisser ses arcades s'élever en toute liberté, jus-
qu'à ce qu'elles eussent atteint la hauteur et imité la forme des
forêts germaniques. L'inspiration du génie local, la connais-
sance que les croisades avaient donnée des monuments sarrasins,
le développement même de la science des constructions, contri-
buèrent à cette heureuse corruption de l'arcade romaine , qui
REVUE DE PARIS. tl
produisit l'ogive, sublime* expression du christianisme occiden-
tal. Le.y irnnslV.rmcilions successives , qui précédèrent dans le
Nord i^ij-parilion de l'ogive, consLiluèrentun art intermédiaire,
centemporaindu byzantin, et qu'on appelle roman. Celui-ci est
pro])rii aux nations se{)tentrionales qui avaient subi la conquête
des Romains et les bienfaits de leur civilisation ; aussi en est-il
peu question en Allemagne, et Munich n'a pas dû songer à en
reproduire le souvenir , qui est plus vivant dans notre patrie que
partout ailleurs. Mais Togive . qui est postérieure au style by-
zantin et au roman, est une forme i)lus générale; c'est elle qui
a changé les basili({ues en cathédr:iles. et Térudilion architec-
turale de l'école bavaroise ne pouvait la passer sous silence. J'ai
donc encore une église gothique à vous faire voir. Prenez bien
garde que ce n'est pas de la cathédrale de Munich que je veux
vous parier ; je vous ai dit sur ce monument médiocre tout ce
que j'avais à vous en dire. Mais comment un morceau gothique
a-t-il pu trouver place dans celte ville italienne que vous con-
naissez ? Dans quel carrefour s'est-il caché?
Il y a hors de Munich, assez loin des anciens remparts, de
l'autre côté de l'isar, un village qu'on appelle Au; on a fait de
ce village un faubourg de la ville qui a étendu ses bras vers lui
comme pour le saisir. C'est dans ce faubourg d'Au, dont je ne
vous ai point encore parlé, et au milieu des pots de bière que les
ouvriers y vident en abondance . que la tradition de l'art alle-
mand s'est réfugiée, M. le conseiller d'architecture Ohlmuller y
construit en ce moment, sous l'invocation de Sainte-Marie-du-
Siicours, une église dans le style gothique; les murs sont ù
peine achevés, et quand j'y suis entré, on était occupé à en dis-
simuler les briques sous l'enduit inévitable. La façade, qui n'est
pas encore entièrement découverte, est d'un dessin bien carac-
térisé; elli- est formée de trois parties verticales dont chacune
est ornée d'une rosace ; l'aiguille qui la couronne a été très-élé-
g.immenl brodée et rappelle beaucoup, en miniature, lemerveil-
l(-tix clocher de la cathédrale d'Anvers. En pénétrant dans l'in-
térieur, on est vivement frappé par l'abondance avec laquelle le
jour y a été prodigué, et par le jet élancé de toutes les propor-
tions qui font oublier de leur mieux la petitesse de l'étendue.
Dfux rangs de sveltes colonnes partagent toute l'enceinte en
trois nefsj l'abside est arrondie, et, pour mieux tromper l'œil
72 REVUE DE PARIS.
sur la véritable dimension, on a élevé le chœur au-dessus du
niveau de l'église.
Mais ce qu'il y aura sans doute de plus remarquable dans
cette cathédrale en raccourci, c'est ce que je n'y ai point vu.
Ses dix-neuf fenêtres seront décorées de vitraux coloriés qui
sont un des plus justes sujets d'orgueil des artistes bavarois. Au
moment où je vous écris, ces vitraux sont emballés pour être
transportés de la salle d'exposition dans l'église qu'ils doivent
orner ; mais s'il m'a été impossible de les apercevoir jusqu'à ce
jour, on m'a montré des échantillons admirables, qui me font
penser qu'on n'a plus rien à envier aux coloristes du xiv» et
du x\« siècle. C'est à Nuremberg qu'on a renouvelé le procédé
des peintres sur verre du moyen âge ; en France, nous le croyons
encore introuvable j je ne sais pas même s'il est bien juste de
dire qu'il ait jamais été perdu. La peinture des verres de Bo-
hème s'est continuée, sans interruption, depuis le xvi^ siècle
jusqu'à nos jours ; et si nos manufactures ne savent pas l'imiter,
c'est probablement qu'elles manquent d'encouragements ou
d'industrie. Mais dans les plus beaux vitraux gothiques la cou -
leur évidemment n'a jamais été mieux incorporée au verre que
dans les cristaux qu'on fabrique encore aujourd'hui à Prague,
et qu'on proscrit en France, par l'excellente raison qu'on ne sait
point rivaliser avec eux. Il restait à savoir nuancer les couleurs
et à les appliquer sur un dessin dont la finesse fût digne d'elles.
Eh bien ! aujourd hui on sait faire tout cela à Munich. MM. Bois-
serée, qui se sont constitués en Bavière les protecteurs de tous
les travaux qui ont pour but la restauration du moyen âge, ont
prodigué à ceux-ci leurs encouragements et leurs soins, et les
ont poussés à une perfection vraiment merveilleuse. J'ai vu de
la sorte des vitraux admirables, oîi l'énergie des tons et la com-
plète transfusion de la couleur s'allient à des compositions
pleines de caractère et de style; ils étaient destinés à être enca-
drés dans les fenêtres du château que le prince héréditaire s'est
fait bàlir au pied des Alpes du Tyrol , sur les ruines de
Hohenschwangau , et dont on parle comme d'une demeure fée-
rique.
C'est ici sans doute le lieu de vous faire remarquer avec quelle
sorte de scrupule les Bavarois reproduisent tous les monuments
qu'ils imitent; il est vrai qu'ils vous donneront souvent de la
REVUE DE PARIS. 75
brique pour de la pierre et du marbre ; mais s'ils vous trichent
au fond , ils veulent être irréprochables dans l'apparence. Nous
autres, nous imitons par bribes et par morceaux; nous faisons
des accouplements qui renversent toutes les notions historiques
de l'art ; mais c'est surtout dans la partie ornementale que nous
sommes froids et insufiBsants. Tous nos monuments sont à l'in-
térieur comme à l'extérieur d'une nudité glaciale ; quand nous
avons élevé des murs , nous croyons avoir tout fait , et si nous
y accrochons, çà et là, quelques lambeaux de toile peinte , nous
admirons notre luxe et notre prodigalité. Voilà pourquoi j'es-
time que la mort de Chenavard, qui avait renouvelé et enrichi
tout le système de la décoration, est une perte très-regrettable.
Voilà pourquoi aussi il mesemble que M. Dubanalaissébienloin
derrière lui tous nos architectes contemporains , en rassemblant
dans son École des beaux-arts tous les motifs d'ornement que les
débris de l'art national et un goût rempli de délicatesse pou-
vaient lui fournir. Il nous est très-facile en ce genre de surpas-
ser les Allemands ; mais il faut convenir qu'ils nous y ont devan-
cés. Vous savez que leurs palais et leurs églises sont couverts de
peintures du haut jusqu'en bas ; et vous voyez maintenant qu'ils
ne se sont pas permis d'imiter une cathédrale gothique sans
refaire aussi, non-seulement ses ogives et son clocher ciselé,
mais encore ses vitraux peints. Cela s'explique par leur érudi-
tion qui déteint sur leurs monuments et qui veut s'y satisfaire
d'une manière complète. L'art allemand est savant et historique
avant tout 5 c'est son mérite , puisqu'il ne saurait rien reproduire
que sous la condition d'une fidélité scrupuleuse ; c'est aussi son
tort, puisque c'est la cause qui lui interdit la spontanéité et
l'invention.
Me voici cependant arrivé à l'endroit oij il faut que je vous
parle avec détail d'un architecte qui a tenté de constituer à3Iu-
nich une école plus large , plus générale et plus féconde. Cet ar-
chitecte, que je vous ai déjà nommé plusieurs fois., c'est M, de
Klenze. Voyez la singularité de la situation ; si on le jugeait du
point de vue romantique, on le prendrait pour le promoteur de
toutes les imitations qui se font à Munich; et pourtant en réa-
lité, M. de Klenze est l'architecte qui représente le plus sérieu-
sement, en Bavière, la liberté et l'inspiration. Ceci veut être
expliqué.
74 REVLE ïiE PAHIS.
La Renaissance , qui n'éclala chez nous qu'au milieu du
xvi« siècle, date en Italie du milieu du xv«. Ce fut alors que l'art
gothique y expira ; le goût de Tarchitecture romane était déjà
perdu ; et l'architecture byzantine avait subi des transforma-
tions qui avaient presque entièrement changé son caractère.
Dans le désordre des lignes gothiques, on voit i)oindre, au
xve siècle , une certaine régularité et un air d'arrangement et
de proportion qui révélèrent les premières influences de l'étude
des anciens. Le moment où les jets démesurés de l'architecture
introduite par les Allemands commencent à se régler, à se bor-
ner, à s'harmoniser , est un moment sans pareil dans l'histoire
de l'art; il y a là un combat de la liberté et de l'ordre qui pro-
duit les effets les plus gracieux et les plus piquants. Buono et
Pierre Lombart sont le produit naïf de ce mélange ; Bramante,
<iui a déjà pris toutes les formes du génie antique , leur donne
encore un accent particulier de légèreté et de finesse qui rap-
pelle l'architecture tudesque ; mais , après lui , il n'y a plus de
Itarlage ; Michel-Ange, Sansovino, San-Gallo, San-Micheli , Vi-
gnole et Palladio, achèvent l'inauguration de l'antiquité et éta-
blissent définitivement son empire.
Maintenant jugez cette grave question : quelle est la portée
delà Renaissance? Cette époque a-t-elle une valeur absolue
pour l'avenir , ou bien n'esl-elle qu'un retour impuissant vers
des formes passées que la fatalité a ranimées ; mais qui doivent
périr une seconde fois ? En d'autres termes, l'antiquité grecque
ftt romaine ne doit-elle être considérée que comme une ère tran-
sitoire ainsi que toutes les autres, ou bien réellement, comme
on l'a cru jusqu'au jour de l'insurrection romantique, a-t-elle
plus que toute autre le droit d'imposer ses formes et ses idées au
genre humain? Il est beaucoup plus facile, ce me semble, de
résoudre cette difficulté pour ce qui concerne les arts que pour
ce qui appartient à la poésie. En effet, la littérature est une
expression toute immédiate et toute spontanée de l'esprit hu-
main ; et je comprends qu'on refuse à la tradition le droit de
s'arroger une influence trop considérable sur ce qui doit être
l)lus spécialement le produit naturel de la vie contemporaine.
Mais ceux que nous appelons les anciens n'ont-ils pas reçu de
leur civilisation, de leur religion et de leur climat heureux,
une initiation particulière des arts linéaires et des formes maté-
HtVL't Ijt; t'Ai'.iS. 75
rielles ? C>ui pomra dire raisoimablemeiU , et soutenir avec une
autorité respectable qu'on fera jamais des vases plus beaux que
les vases antiques , des statues plus belles (jue celles de Phidias ,
des monuments plus beaux que ces temples qui couronnent les
acropoles de la Grèce ? Ce sont là de ces incontestables éviden-
ces que les systèmes peuvent combattre, mais qui ont pour elles
le cri involontaire de Tenthousiasme. Voici la conclusion à la-
quelle elles conduisent inévitablement : les lignes de l'art grec,
par leur beauté simple et divine, échappent à la déchéance qui
a atteint successivement toutes les formes postérieures de l'art j
elles sont immortelles , comme les types éternels sur lesquels
notre pensée se moule , et dont elles sont, dans l'ordre matériel,
la reproduction la plus approximative et la plus parfaite ; elles
ne sont pas d'un temps , mais de tous les temps ; elles appar-
tiennent à l'humanité tout entière plus encore qu'à la Grèce qui
l'en a dotée. Elles sont donc les données fondamentales et né-
cessaires de tout art. Mais cela veut-il dire qu'il faille se res-
treindre à une imitation serviîe et extérieure ? Qui pourrait son-
ger aujourd'hui à faire la théorie de l'esclavage ?
Les Grecs doivent être les maîtres, mais non pas les tyrans de
l'art; eux-mêmes ils se chargeront d'apprendre, à qui les étu-
diera consciencieusement, qu'il est des conditions de temps et
de lieu auxquelles l'art ne peut se soustraire , et que, selon les
circonstances, ce sera encore les imiter que de s'écarter d'eux.
Mais, aussi longtemps que la pensée humaine aura les bornes
qui lui ont été données par Dieu, ils seront les modèles suprêmes
de la beauté extérieure.
Que faisaient donc les artistes de la Renaissance? Ils faisaient
une chose sainte en relevant les débris du paganisme; ils re-
vendiquaient les traditions générales de l'art humain et les ap-
pliquaient ensuite, selon leur goût, avec indépendance et diver-
sité, aux besoins qu'ils étaient appelés à satisfaire. Encore , res-
treints aux ruines italiques , ne purent-ils remonter qu'aux
modèles de Tari romain , qui n'était lui-même qu'un pâle dérivé
de l'art grec. Nous sommes plus favoiisés qu'ils ne le furent;
Mycène , Corinthe et Athènes nous ont laissé admirer leurs mer-
veilles ; Pompéï est sorti des entrailles de la terre tout exprès
pour nous révéler ce que les ruines qui couvrent sa surface ne
nous ajiprenaicnl pa.^. Nous \oilà donc en [;osseâsiun de la
76 REVUE DE PARIS.
source même de l'art, de ses moindres secrets, de ses plus pures
splendeurs. Que nous manque-t-il pour donner le signal d'une
renaissance plus grande encore et plus vraie que celle du
xvie siècle? L'occasion et le génie.
En vous exposant ces idées, je fais l'analyse de celles de M. de
Klenze. Appelé de Cassel, il y a vingt ans, par le prince qui
règne aujourd'hui en Bavière, il fut le premier architecte qui mit
le pied à Munich ; et , dès le jour où il y entra , il se proposa
d'y réaliser ce système. Depuis lors il en a vu bien d'autres ap-
paraître successivement et s'établir à côté du sien ; il a vu le
moyen âge italien et le moyan âge allemand lever la tête. Il ne
s'est point ému de ces protestations, il les a dominées par son
intelUgence; en effet, il retrouvait son système sous celui de ses
rivaux , comme je vous l'ai fait voir. Qu'est-ce, en effet que le
moyen âge italien ? C'est la réédificalion des matériaux employés
par l'art ancien. Qu'est-ce que le moyen âge allemand? Ce n'est
qu'une efflorescence particulière des transformations de la basi-
lique antique. Ses rivaux opéraient donc sur des formes déri-
vées , et lui sur une forme simple. Par cela même, ils étaient
resserrés dans des bornes qu'ils ne pouvaient étendre sous peine
d'être infidèles à leur donnée, tandis qu'il pouvait, au contraire,
varier à l'infini les applications de ce germe qu'il possédait, et le
faire même servir , comme il l'a montré dans la résidence et
dans la chapelle de la cour, à imiter le style de Florence et ce-
lui de Byzance ; car toutes les formes connues et toutes les for-
mes possibles seront toujours contenues dans ce divin embryon
de l'art grec.
Dans le premier édifice que M. de Klenze a bâti à Munich, il
ne s'est pas contenté de se rattacher aux traditions de la forme
grecque, il l'a reproduite textuellement. 11 s'agissait, il est vrai,
d'élever un monument à la sculpture , cet art grec par excel-
lence; et on devait y placer les marbres d'Égine, l'un des tré-
sors les plus précieux de cet art admirable. Dans cette occasion,
M. de Klenze n'a pu résister au désir de fixer d'une manière
éclatante et irrévocable son point de départ. Ainsi fut fondée,
en 1816, cette glyptothèque dont l'enveloppe est la vivante
image des chefs-d'œuvre qu'elle contient ; pour mieux se rap-
procher de répoque à laquelle ils appartiennent , il a employé
es lignes l'iimordiaîcs de l'art grec; son édifice, petit et carré,
UE DE PARIS. 77
porte sur sa face un porli(iue dont les douze colonnes ioniques
soutiennent un fronton dorien. Le jour ne pénètre pas à travers
les murs extérieurs qui sont pourtant isolés ; et, une fois Tidée
générale du monument admise, j'aime à voir des niches là où
un autre aurait ouvert des fenêtres ; ainsi la forme antique est
conservée dans sa pureté , sans compter que le monument, fermé
de toutes parts, semble mettre encore plus de mystère à garder
les magnifiques dépouilles qui lui sont confiées. Les salles inté-
rieures sont éclairées par une cour carrée autour de laquelle
elles tournent , et qui est encore une imitation des atrium de
l'antiquité. La façade est entièrement recouverte de marbre blanc
et rouge, de manière à produire l'effet d'un profil grec vu par
un soleil couchant. De grands escaliers conduisent au portique;
et une porte de bronze donne l'entrée du seul étage dont se com-
pose le monument. Les jardins qui l'environnent et qui l'isolent
pour toujours achèvent de lui donner une physionomie antique.
Quant à ce qu'on voit dans ce sanctuaire grec , ce n'est pas au-
jourd'hui que je pourrai vous le dire.
La Pinacothèque est aussi l'œuvre de M, de Klenze ; vous sa-
vez qu'elle n'est pas éloignée de la Glyplothèque. Elle s'élève
pareillement sur un sol libre , de manière à ce que la végétation
lui fasse aussi une décoration extérieure ; elle forme un parallé-
logramme fort allongé, terminé par deux ailes transversales.
L'entrée est a l'orient ^sur une des petites faces. La grande et
véritable façade est au midi; elle se compose de deux grandes
galeries superposées et non interrompues, qui révèlent au pre-
mier coup d'œil la destination de l'édifice. La différence des
deux galeries indique bien que celle du premier étage, toute
percée de pleins cintres séparés par des colonnades, est la prin-
cipale, tandis que celle durez-de-chaussée, ornée avec moins de
luxe, est l'accessoire. C'est , en effet , au premier étage que se
trouve la galerie des tableaux; au rez-de-chaussée, on a classé
seulement les appendices ordinaires des arts graphiques , une
collection de vases et decoupesantiques,laplus vasleet la plus ri-
che que j'aie vue , puis les collections d'émaux, de cartons et de
dessins. Au-dessus de l'attique, vingt-huit statues se détachent
dans le ciel; ce sont des portraits de peintres qui composent
ainsi une histoire complète de l'art moderne : Louis Schwantha-
1er en a modelé la plus grande partie.
3 7
78 REVUE DE PARIS.
C'est l'intérieur clti la Pinacothèque qu'il faut admirer. Vou-
lez-vous prendre une idée de la distribution de ce monument ?
La description de ces salles est la meilleure critique qu'on puisse
faire des musées dont jouissent les plus grandes villes de l'Eu-
rope. Le premier étage de la Pinacothèque est partagé , dans le
sens de sa longueur, en trois compi^rtiments principaux, celui
du milieu double des deux autres, qui sont égaux. Au midi, le
long de la façade principale, règne une galerie qui n'est point
destinée à recevoir des tableaux, mais à servir, en quelque
sorte, de préface et d'introduction à ceux qui sont placés dans
les autres parties. Chaque fenêtre de cette galerie donne nais-
sance à une loge dont la coupole , les lunettes et les arcs sont
ornés de fresques qui représentent l'histoire d'un peintre célè-
bre; l'école allemande et l'école italienne se partageront ces
stanze destinées à faire connaître l'un des grands artistes dont
les œuvres sont contenues dans les galeries adjacentes. La sec-
tion principale , qui occupe le milieu du plan, est elle-même
divisée en plusieurs salles, dans lesquelles les tableaux sont
rangés par école et par ordre de date. Rien de plus charmant
que l'aspect qu'elles présentent; la lumière qui vient par le
haut est si bien tamisée qu'aucun rayon éclatant ne trouble par
ses reflets le jour harmonieux et calme dont on y jouit. Des
tentures de soie fort riches , encadrées dans des baguettes do-
rées , sont jetées sur les murs que les tableaux couvrent sans
les faire disparaître; elles sont aussi de diverses couleurs, de
manière à ce que Tattention soit soutenue et rafraîchie sans
cesse, dans une si longue suite de pièces , par la variété de léi
décoration. A droite de cette grande galerie, et dans toute son
étendue, règne une galerie plus petite , qui est le pendant de la
galerie des loges , dont je vous ai parlé. Celle-ci est composée
d'une multitude de petits cabinets , décorés comme les salles ,
beaucoup plus bas qu'elles, éclairés de face , mais avec tous les
ménagements nécessaires. Vous comprenez leur destination.
K'avez-vous pas été choqués de voir au musée de Paris les peti-
tes toiles de Ruysdaël et de Rembrandt écrasées sous les pages
gigantesques de Rubens? Et ne vous souvient-il pas que, dans
la galerie italienne , nous avons cherché tout un jour un ravis-
sant paysage de Giorgione , qui était perdu au-dessus des grands
cadres de l'Espagnolei? Ici on n'a pas à craindre ces contrastes
REVUE DE PARIS. '9
(,ul blessent le goût et déroutent raltcntion. Les tableaux de
,te d mens on oceupent les salles qui sont vastes et qu. rem-
Ï^ sennoute l'élévation du premier étage; dans les petits cab,-
s sont les pages dont les fines ^''^"^'^^^^^'^^
rate veulent être considérées de près et séparément. Lordie
établi dans les salles se trouve aussi dans les cahmets qu. en
sont •aimendice ; et les issues ont été distribuées de manière a
ce qu'oi 'puisse errer en tout sens à^ travers toutes ees p.eees où
Ton est s admirahlemeni prédisposé aux sensations exquises de
Part Les portes qui font communiquer les salles entre e les sont
ni ées dans le eentre de leur axe; les cabinets sont perces
d'une suite d. portes analogues; mais , indépendamment de ces
ouverlùr s qui se présentent ainsi en face du spectateur d'un
bou l'autre du bâtiment , chaque salle en a de latérales qui
c" uisent à droite et à gauche, dans les '-'Gf;;'.^f"' ^^.^^^^
nets. Tout cela est si varié , si orné , si confortable , qu on ne
voudrait iamais en sortir.
ces monuments et ceux dont je vous ai parlé precedemmen ,
la chapelle de la cour et les deux nouvelles conslruclions de la
rés denc , suffiraient , sans doute , à la réputation d'un autr
artiste M;is ce n'est pas dans ees travaux si remarquables que
M. de Kienze a mis le principal espoir de son nom ; c es dans e
WaU alla qu'il a pu dcpioyer avec plus de liberté la richesse de
ses idées, vous le savez , le Wallialla est le paradis "es Scandr-
naves- le roi Louis a donné ce nom à une sorte de temple, qu il
a voulu élever à toutes les gloires de la pairie germanique
Ainsi cette pauvre Allemagne , partagée en mille P'^f ' P" .^
féodalité dont elle a été 'e berceau et dont elle est la d nie e
victime trouvera du moins dans un panthéon l'unite que 1 en-
thousiasme de quelques-uns de ses enfants a rêvée P°»^ '■l'^-
C'est auprès de Ralisbonne, sur le faite d'une coilm. , qtie
s'élève cette acropole des morts. Le Danube, qu. coule a se.
nieds ' marque l'axe de l'Allemagne méi-idiouaie que le teinp.e
Somln'era. De vastes constructions couvriront la»"-e; roi
Ripanlesques lerrassemenls en marbre conGUiront de la rive mi
fleuve national aux portes du temple de la nation. Ln pens te
de marbre décore la face du ^Valhalla ; l'intérieur e fo ine
d'une seule salle, coui-ée en t.ois eomparl.mei.ls P" •'f"^^^^^^^^^
les saillies que les colon.cd.s latér.ales font dans son étendue.
SO REVUE DE PARIS.
Mais au-dessus de Tentablement des colonnes , s'élève un second
entablement, qui est soutenu par des Walkiries, les Amazones
du ciel d'Odin; ce double étage de décoration donne à toute la
salle une magnificence incomparable. L'étage inférieur sera
orné des bustes des grands hommes que l'Allemagne a produits;
rétage supérieur sera enrichi d'une frise sculpturale qui repré-
sentera l'histoire primitive des Germains, depuis leur migration
du pied du Caucase jusqu'à l'établissement du christianisme, el
qui, par une relation bien établie, tracera eu même temps sur
les quatre faces de la salle le souvenir des guerres , de la politi-
que, de la poésie et de la religion des ancêtres. Cette frise a été
composée par un artiste inconnu , M. Wagner , homme de
soixante ans, quia donné, pour ainsi dire, une révélation
subite de son talent. Vous pouvez juger par ce seul fait de l'en-
thousiasme que l'érection du \S'alhalla excite dans les âmes des
vieux Germains ! Les Walkiries auront leurs pieds sur cette
frise; leur tête soutiendra le plafond qui, ainsi que les portes,
sera de bronze doré. Tout le reste de la décoration est en mar-
bre. Dans une salle particulière, ménagée au fond de ce temple,
seront déposés tous les ouvrages des hommes admis au Wal-
halla, ou les noms de leurs travaux, lorsque les monuments de
leur gloire ne pourront y être transportés; ce seront les archi-
ves de ce Panthéon.
Je n'ai point encore été visiter le \S'alhalla qui ne sera pas
achevé avant plusieurs années ; mais j'en ai vu le dessin qui m'a
donné une haute idée de la richesse de la décoration intérieure.
Vous vous figurez quel effet produira son profil grec que, de
tous les points d'une plaine immense , on verra se détacher dans
le ciel sur la crête d'une colline magique. L'architecture hu-
maine emprunte à celle de la nature une beauté ineffable, lors-
qu'elle se greffe sur elle , et que, dans un monument complet,
elle condense et transfigure les formes ébauchées que l'autre lui
a fournies. Les Grecs avaient le sentiment le plus exquis de ce
mélange des lignes de l'art avec celles de la terre. Ils ont bâti
leurs plus beaux temples sur des collines; les cathédrales du
moyen âge s'élèvent toutes , au contraire , du milieu des plaines.
Cette différence est à remarquer. C'est peut-être une des raisons
pour lesquelles les premiers sont l'idéal le plus élevé de toutes
les formes terrestres. tnndi> que les secondes en sont l'assem-
REVUE DE PARIS. 81
blage et l'image plus prochaine; les uns sont le couronnement
du monde qu'ils tiennent à leurs pieds ; les autres en sont l'a-
brégé et renferment dans leurs flancs.
Indépendamment du panthéon allemand, le roi Louis veut
faire élever un panthéon bavarois; il en a choisi l'emplacement
à Theresienwiese, sur une pelite hauteur voisine de Munich
dans la direction du village de Sendling; et c'est aussi M. de
Klenze qu'il a chargé de dresser le plan de celte construction.
J'ai entendu des hommes sages s'étonner qu'on songe à bâtir
un second temple pour les morts dans un pays oîi les vivants ne
jouissent pas encore d'une halle au blé. Je ne vous transmets
pas toutes les réflexions que ces paroles m'ont fait naître. Nous
autres étrangers , il nous plaît de trouver au milieu des plaines
de la Bavière une ville où l'on a refait toute l'histoire de l'art.
Mais représentez-vous la gêne d'un peuple de cinq à six millions
d'âmes, qui est obligé de payer tant de dépenses; il est vrai que
le roi jouit en propre , outre sa liste civile , du fief de la poste
et de celui de la loterie. Cependant, si vous appreniez un jour
que les députés bavarois ont refusé de voter le budget , n'en
soyez point trop étonnés. Les arts y perdraient sans doute; mais
il serait possible néanmoins que la nation s'en réjouît.
Je n'ai pu, dans celte analyse rapide, vous donner qu'une
idée bien incomplète des travaux de M. de Klenze. Cet artiste
est l'un des plus remarquables qui soient aujourd'hui en Europe;
il manie le pinceau avec beaucoup de talent; et ce goût qu'il a
pour la peinture à laquelle il consacre les courts loisirs d'une
vie pleine d'affaires , explique la prédilection qu'il a pour la
couleur, comme ornement architectural. Les Grecs avaient
donné l'exemple de la coloration appliquée à l'architecture ; le
moyen âge les avait imités en cela. L'art allemand est trop éru-
dit pour avoir négligé cette tradition ; M. de Klenze en a fait des
essais dans la plupart des constructions qu'il a élevées , et il
reproche aux architectes français de redouter cet embellisse-
ment que le goût épuré des Grecs n'avait point repoussé. Il
abonde ainsi en théories ingénieuses et savantes , qui s'appuient
toujours sur des monuments authentiques et curieux. Il n'y a
probablement pas d'homme aujourd'hui qui possède, comme
lui, l'histoire de l'art, et qui lut mieux en état de l'écrire. 11 a
voyagé en Grèce, et il dit qu'il en a plus appris dans ce pays
^ REVUE DE PARIS.
que dans tous les livres qu'il avait feuilletés avec tant de persé-
vérance. Son rêve, ce serait de construire un palais grec ù
Athènes, pour le roi que la Bavière y a envoyé; au reste , cet
Athénien a une des plus belles constitutions germaniques que
j'aie vues ; et on lit sur sa tigure cette sévérité de la pensée et
celte noble candeur de l'âme qui sont les marques distinctives
du caractère allemand.
Son idée de considérer rarchilecture grecque comme un
motif fondamental dont le xvie siècle nous a remis en posses-
sion, et que nous devons transformer en le développant, est
Topinion la plus raisonnable qu'on ait émise jusqu'à nos jours ;
elle donne une explication convenable de la Renaissance qui est
un des mouvements les plus extraordinaires et les plus violents
de l'esprit humain , et que tous les autres partis sont forcés de
condamner absolument. Cette théorie dégagée des imitations
formelles , dont M. de Klenze s'est peut-être quelquefois trop
préoccupé, peut satisfaire les besoins et les goûts de l'Europe,
qui ne saurait retrancher de sa vie ni les trois derniers siècles,
ni ceux qui ont précédé l'art chrétien ; à Munich , elle seule peut
tirer l'art des pérégrinations historiques où il s'est plongé sans
réserve , et le pousser en avant.
H. FORTOUL.
LE
VOYAGE D'UAE REINE.
Par une froide et pluvieuse joiiruée du mois d'avril 1791 , une
chaise de poste , attelée de quatre chevaux , courait sur la roule
de Lons-le-Saulnier à Besançon. Deux femmes étaient dans
cette voiture : l'une, grande, belle , d'une tournure élégante,
d'un visage plein de noblesse, occupait seule le fond; et sur le
devant, était assise une jeune personne, dont la toilette et le
ton annonçaient une femme de chambre ou une demoiselle de
compagnie.
— Quelle heure est-il? demanda la maîtresse à la suivante.
— Quatre heures.
— Nous n'arriverons jamais ! Ces postillons sont d'une
lenteur !
— La route est affreuse.
— Maudit retard ! J'étais sûre que mes nerfs me joueraient
quelque mauvais tour ! Retenue trois jours à Lons-le-Saulnier,
malade et hors d'état de continuer ma route , moi qui suis si
pressée et qui ai de si graves motifs pour me hâter! Et pour
comble de malheur, être si mal menée. Je crois vraiment qu'à
chaque relais on nous choisit exprès les plus détestables
chevaux.
— Mais, madame, nous allons au galop , par malheur ! car
à chaque instant ce sont de rudes cahots que votre inquiétude
et votre impatience vous empêchent peut-être de sentir. Ce
pays-ci doit être renommé pour ses ornières; et avec cela , le
84 REVUE [)E PARIS.
temps est fâcheux; il pleut à verse. Je suis bien sûre que ce
jeune homme qui nous suit trouve encore que nous allons trop
vite.
— Comment ! ce jeune homme est toujours là?
— Oui, madame, à une très-petite dislance de la berline ,
et ne perdant pas un pouce de terrain. C'est un fort bon ca-
valier !
— II faut que ce garçon soit bien désœuvré, pour faire ainsi
une promenade de sept ou huit lieues avec cet abominable
temps.
— Dites plutôt, madame, qu'il est bien amoureux.
— Il est fou. Se mettre ainsi à la poursuite d'une femme qu'il
n'a fait qu'entrevoir, à laquelle il n'a jamais parlé !
— Cela prouve que nous avons en province quelques bons
restes de l'ancienne chevalerie : des têtes romanesques , des
jeunes gens aventureux. Je voudrais bien voir nos galants sei-
gneurs de Versailles et de Paris galoper de la sorte, par une
pluie battante et sur un chemin à se rompre le cou. Ma foi , leur
passion ne se donne pas tant d'exercice ! Ils sont experts à dé-
biter des fadeurs, et à conduire à l'aise une intrigue habilement
ourdie ; mais assurément ils ne feraient pas ce que fait cet hon-
nête provincial.
— Et ils auraient bien raison; car à ce jeu notre beau cava-
lier ne peut gagner qu'une courbature ou une fluxion de poi-
trine.
— Pauvre garçon !
^ — Vous le plaignez , Suzanne ! vous aurait-il mise dans ses
intérêts ?
— Vous me connaissez trop bien, madame , pour concevoir
un pareil soupçon. Le chevalier...
— Ah ! c'est un chevalier?
— Ne vous l'ai-je pas dit? Et d'ailleurs, avant de déchirer
les lettres qu'il a osé vous écrire, vous les avez lues, et elles
étaient signées. Il se nomme Des Maillettes , et il tient à ce qu'il
y a de mieux dans la province.
— Peste ! voilà une conquête qui n'est pas médiocrement
flatteuse !
— Il vous a vue entrer dans l'auberge de Lons-le-Saulnier; il
était toujours là quand vous mettiez la tète à la fenêtre, et le
REVUE DE PARIS. 85
premier regard Ta rendu amoureux. Que voulez-vous, madame !
il existe encore de ces cœurs prompts à s'enflammer, et vous ne
devez être ni offensée ni surprise d'avoir inspiré une passion
subite.
— Mais, du moins , tu as été discrète? Tu ne lui as pas dit
qui je suis? Tu sais que j'ai de bonnes raisons pour gardei* le
plus strict incognito dans ce voyage. C'est pour cela que je n'ai
voulu être accompagnée , ni du duc de L., ni du marquis de C,
ni d'aucun de mes fidèles serviteurs.
— Rassurez-vous; il n'en sait pas plus que les autres, et ce
n'est pas sa faute , car il ne m'a guère épargné les questions. Je
lui ai répondu simplement , comme à tout le monde, que vous
vous appelez M™e de Pryné et que vous voyagez pour votre
agrément. Mais cela ne lui suffisait pas, et il a poussé la curio-
sité jusqu'à faire sonner une bourse pleine d'or, espérant que
cette musique me rendrait plus communicative. Quand il a vu
que ses offres blessaient ma délicatesse et que ma discrétion
était intraitable, il s'est rejeté sur les conjectures. Sans doute,
a-t-il dit, c'est une grande dame que les malheurs des temps et
les troubles qui agitent la France forcent à se cacher et à fuir;
mais je la suivrai jusqu'au bout du monde !
— Vous verrez que cet écervelé finira par me compromettre!
On s'arrêta pour changer de chevaux , et après un moment
de silence Suzanne reprit la conversation :
— Voilà, dit-elle, ce pauvre chevalier qui rôde autour du
carrosse, et qui se mouille avec une insouciance bien tou-
chante !
— Il pleut donc toujours? répondit M^e de Pryné.
Puis elle ôla son gant , et d'une main admirablement blan-
che , faite à ravir et chargée de diamants , elle arrangea les
boucles de ses blonds cheveux, rajusta la dentelle de son bon-
net , et , malgré la pluie , pencha un peu la tête hors de la voi-
ture ; tant il est vrai que le zèle , le dévouement et rupiniâtrelé
finissent toujours par avoir leur récompense.
— Où sommes-nous? demanda la belle voyageuse au pos-
lUlon.
— A Vaux.
— EL le prochain relais ?
— .longue.
86 REVUE DE PAIUS.
— Est-ce un bon endroit?
— Certes ! une ville de sept mille Ames , et rauberj^e du Lion
d'argent, où l'on est comme dans un palais.
— Fort bien.
Dans ce petit dialogue , la parile avait été pour le postillon et
le regard pour le chevalier . car M™'^ de Pryné n'était pas une
femme impitoyable. Après avoir accompli cet acte de charité,
elle releva la glace de la portière.
— Madame veut donc p^îsser la îuiit à Jougne, dit Suzanne.
— Du tout: nous continuerons notre voya;je cette nuit, "^'ous
savez que je dois être rendue diinain malin à Besançon. Nous
nous arrêterons seulement })Our souper au Lion d'argent , où
Ton est comme dans un palais . et puis nous nous remettrons en
route. Ma foi! tant pis pour le chevalier !
A peine les deux voyageuses étaient-elles installées à table
dans cette fameuse aubeige du Lioji d'argent . qu'un fonc-
tionnaire, ceint de Técharpe tricolore , entra dans la salle à
manger, fixa sur M^^ de Pryné wn regard attentif, et sembla
comparer les traits de la belle voyageuse avec un signalement
écrit sur une feuille de papier (ju'il tenait à la main. Après cet
examen, qui paraissait le préoccuper vivement, le fonction-
naire, qui n'était rien moins que le maire de Jougne, enjoignit
aux voyageuses de lui montrer leur passe-port.
M"^e (]e Pryné parut embarrassée.
— Kepourriez-vous pas, monsieur, dit-elle, nous épargner
cette formalité ? Tous nos papiers sont enfermées dans une de nos
malles.
— J'.'u suis fâché , répondit sèchement le municipal , mais
personne ne peut être exempté de se soumettre à une formalité
très-importante dans le temps et dans le pays où nous sommes.
On défera vos malles.
Et malgré les instances et la mauvaise humeur des deux da-
mes . les malles furent détachées delà voilure et apportées dans
la grande salle du Lion d'argent. On ouvrit d'abord la plus
grande, et quel ne fut pas réionnemcnt du maire de Jougne,
en trouvant sous sa main un sac passablement volumineux ,
plein de pièces d or.
— Qu'est-ce que cela? s'écria l'autorité stupéfaite.
— Mais , monsieur, répondit Yi^'^ de Pryné en souriant, vous
ntVLE DE IWRIS. . 87
le voyez bien : ce sont des louis et des doubles louis. N'esl-il
plus permis d'en porter en voyage ?
— C'est selon. La somme me paraît un peu forte.
— Bah! Une trentaine de mille livres , tout au plus.
— Trente mille livres ! Cela sent furieusement l'émigration !
— Vraiment? Vous avez le nez fin , monsieur le municipal !
-- Oh ! vous avez beau ;ifiFecter l'insouciance et parler sans
façon , je ne suis pas de ceux que Ton trompe aisément.
— En effet, je vois qu'il n'est pas besoin de s'en mêler, et
que vous vous en acquittez fort bien de vous-même.
— Trêve de raillerie, s'il vous plaît, madame; je dois faire
respecter le caractère et les insignes dont je suis revêtu.
— Je vous prie de croire que je respecte tout cela très-pro-
fondément.
— Fort bien ; mais avec votre permission , je vais continuer à
visiter cette malle.
— A votre aise , citoyen inquisiteur !
Le maire de Jougne allait répliquer, lorsqu'en soulevant une
couche de linge , il vit briller de riches broderies , et il tira de
la malle deux robes couvertes de dorures, et un manteau de
velours fourré d'hermine et orné d'une agrafe en diamants.
— Voilà, dit-il, des ajustements qui habillent à merveille
mes soupçons.
— Et me ferez-vous du moins le plaisir de m'apprendre ce que
vous soupçonnez ?
— Convenez d'abord que le nom de Pryné, que vous avez
fait inscrire sur le livre de l'auberge, est un nom d'emprunt?
— Je l'avoue.
— Cela me suffit, et je n'ai pas besoin que vous m'en disiez
davantage.
— Où est le mal à voyager sous un nom supposé , lorsque
l'incognito ne cache aucun coupable projet?
— C'est ce qu'il faudra voir.
— Terminons cetle scène, monsieur, je vais vous montrer
mon passe-port.
— Ah ! ce n'est pas la peine. Votre passe-port ne signifie plus
rien pour moi , et je vous dispense de me le montrer. Il vous a
sans doute été facile de vous procurer de faux papiers Mais,
tenez , voici de quoi confondre toute dissimulation , et détruire
58 REVUE DE PARIS.
le mystère dont vous essayez encore de 'vous environner.
Et le municipal , qui tout en parlant n'avait pas cessé de fouil-
ler le bagage des voyageuses , leva triomphalement ses deux
bras en Tair. Il tenait d'une main une couronne et de l'autre un
sceptre d'or.
— Plus de doute maintenant! Je sais qui vous êtes.
— Dites-le moi donc ?
— Vous êtes Marie-Antoinette d'Autriche.
— La reine !
— Oui , madame ; et vous vouliez émigrer en Suisse ; mais je
vous attendais.
— En vérité? Vous saviez que la reine Marie-Antoinette de-
vait fuir et passer par ici?
— Certainement. On soupçonnait votre dessein à Paris; on
m'avait fait parvenir de bons avis, et vous voyez que ma sur-
veillance ne s'est pas trouvée en défaut. Ah ! vous pensiez peut-
être nous échapper facilement? Mais je faisais bonne garde , et
j'accomplirai mon devoir jusqu'au bout. Au nom de la loi , ma-
dame , je vous arrête !
— Sans autres preuves ?
— Celles que j'ai ne sont-elles pas complètes ?
— Et si je vous réitérais la prière d'examiner mon passe-
port?
— Laissez donc ! Un passe-port d'emprunt comme le nom de
Pryné.
— Ainsi , rien ne saurait ébranler votre certitude.
— Absolument rien.
— En ce cas , monsieur, je n'ai plus qu'à me soumettre.
Suzanne avait plus d'une fois tenté de se mêler à la conversa-
tion; mais, d'un geste impérieux, sa maîtresse lui avait com-
mandé le silence.
La reine et sa suivante furent logées dans le plus bel appar-
tement du Lion d'argent , avec deux sentinelles à leur porte. On
battit le rappel , on convoqua tous les personnages influents de
l'endroit, la garde nationale prit les armes , et les autorités lo-
cales s'établirent en permanence dans la grande salle de l'au-
berge. Dès que les notabilités de Jougne furent réunies, on dé-
libéra sur ce qu'il y avait à faire dans une circonstance politique
aussi grave. Un fougueux démagogue , le chef du parti des
REVUE DE PARIS. 80
exagérés , prit le premier la parole, et s'exprima en ces termes :
« Citoye:vs,
» Nous venons de faire une superbe capture; mais, comme
le disait un fameux général de Tanliquité, ce n'est pas tout de
vaincre, il faut encore savoir profiter de la victoire. Dans peu
de jours, les regards de la France entière seront fixés sur nous,
car désormais Jougne est rangée au nombre des cités illustres
dont le nom appartient à Ihlstoire. Élevons-nous donc à la hau-
teur de notre nouvelle position, et sachons mériter les applau-
dissements de la nation qui nous contemplera bientôt. Que la
sagesse de Caton et le patriotisme de Brutus nous inspirent , et
que notre décision soit jugée digne d'être mise en parallèle avec
les sublimes sentences de l'aréopage grec et du sénat romain !...
Voici ce que je propose : Les patriotes de Jougne se formeront
en bataillon sacré ; nous placerons Marie-Antoinette d'Autriche
au milieu des rangs , et nous la conduirons à la barre de l'as-
semblée nationale. Chacun de nous portera un des insignes de
cette royauté que nous avons arrêtée dans sa fuite ; ce sceptre ,
cette couronne, ce manteau royal et tous ces oripeaux dorés,
qui blessent nos regards républicains. Nous déposerons ces dé-
pouilles opimes sur l'autel de la patrie, et nous reviendrons
glorieusement dans nos foyers, après avoir reçu les félicita-
tions de nos frères et les remercîments de la liberté. De plus, afin
qu'il n'en coûte rien à la nation, je demande que les trente
mille livres saisies sur la fugitive, soient employées aux frais
de notre voyage. »
Cediscours produisit une vive sensation, mais les modérés, qui
gâtent toujours les plus beaux élans , firent prévaloir un autre
avis. On décida séance tenante, à la majorité des voix, qu'il
fallait attendre les ordres de l'assemblée nationale.
Sur ces entrefaites, le chevalier Des Maillettes , que deux ou
trois chutes avaient retardé , entra mouillé, crotté, défait et
moulu à l'auberge du Lion d'argent. Son premier mot fut pour
demander si l'on n'avait pas vu passer deux dames dans une
berline jaune. A celte question, l'aubergiste le saisit au collet
et le conduisit devant le comité ; le président procéda immédiate-
ment à son interrogatoire :
— Qui es-tu ? Quel est ton nom ?
3 8
UU RtVUli Dt PARIS.
— Isidore des Maillettes.
— En quelle qualKé es-lu allaché aux personnes que tu as
demandées en entrant ici?
— Je ne les connais pas.
— Tu ne les connais pas , et tu cours après elles à franc-
élrier ? Tu ne les connais pas et tu les cherches? Mauvaise dé-
faite qui équivaut à des aveux positifs.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Sans doute, s'écria le chef des jacobins de Jougne, cet
homme cache son véritable nom et sa condition. Ce doit être
({uelque grand seigneur de Versailles , le prince de Laraballe , un
Polignac, qui sait! peut-être même le comte d'Artois, traîtreu-
sement rentré en France. Fouillez-le !
On trouva sur le chevalier quatre louis , une montre et une
lettre d'amour, pliée, cachetée et sans adresse. Cette lettre fut
l'objet d'un protond examen; on chercha le sens politique et
mystérieux des phrases galantes qu'elle contenait, mais ce fut
une peine perdue , car le gouvernement de Jougne n'entendait
rien à la science des interprétations.
— Nous enverrons, dit le président, ce billet à l'assemblée
nationale, qui probablement sera plus heureuse que nous, et
saura trouver la clef de ces tendres hiéroglyphes. Car le soi-
disant Des Maillettes ne peut nier que ce ne soit une missive
dont il est chargé pour la reine.
— Quelle reine?
— Inutile de feindre : nous venons d'arrêter ici même Marie-
Antoinette d'Autriche.
— Arrêtée?... Ici!... la reine Marie-Antoinette?...
— Oui. Aussi , vous le voyez , la dissimulation est hors de
propos, et ce que vous avez de mieux à faire dans votre propre
intérêt, c'est de ne rien nous déguiser. Qu'avez-vous à nous
dire sur le compte de notre captive?
— Moi? je ne l'ai jamais vue!
— Vous persistez donc dans votre absurde système? et vous
déclarez de nouveau ne pas connaître la personne que vous de-
mandiez en entrant dans cette auberge ?
— Quoi?... la voyageuse delà berline jaune !... cette dame
blonde que je suivais depuis Lons-le-Saulnier !... la reine de
France!... Ah ! mon Dieu!
REVUE DE PARIS. 91
— Citoyen, reprit le président d'une voi^: formîda1)le, jeté
soupçonne de vouloir te moquer de nous ! Sais-tu bien que c'est
là une prétention dont nous pourrions te faire repentir?
Le chevalier n'entendit pas cette menace : avant qu'elle fût
prononcée, l'émotion lui avait ôté l'usage de ses sens. L".
comité décida que , puisque l'on ne pouvait rien tirer de cet
homme, il fallait se contenter de le retenir prisonnier.
Quand le sort du chevalier fut ainsi réglé, le maire, suivi
de ses conseillers , se rendit auprès de la reine pour lui faire
savoir la détermination prise à son égard.
— Notre secrétaire , dit l'orateur, rédige en ce moment une
lettre pour l'assemblée nationale. Tous resterez ici prisonnière
jusqu'au retour de l'estafette qui partira dans une heure.
— C'est bien, répondit la reine; moi aussi j'ai écrit à l'as-
semblée nationale. Voici ma lettre que vous aurez l'obligeance ,
messieurs, de faire porter avec la vôtre.
— Volontiers. . D'ici à ce que nous recevions une réponse de
Paris , trente-six livres par jour seront prélevées pour votre
dépense particulière sur les dix mille écus trouvés en votre pos-
session , et vingt-quatre livres pour la demoiselle qui vous ac-
compagne et le jeune homme qui est venu vous rejoindre.
— Un jeune homme, dites-vous?... Je gage que c'est ce
malheureux chevalier Des 3Iaillettes !
— Tel est , en effet, le nom sous lequel il se présente ; mais
nous ne sommes pas dupes de ce pseudonyme qui cache sans
doute un des grands officiers de la couronne. Du reste, rien ne
s'oppose à ce que ce personnage soit introduit auprès de vous,
et si vous le désirez, on le fera monter dans votre apparte-
ment.
— Je le veux bien , répondit la reine ; et elle ajouta avec un
geste plein de noblesse : Allez, messieurs !
Un instant après , Des Maillettes entra , pâle et tremblant. La
reine le reçut avec une dignité toute gracieuse ; il se mit à ge-
noux , prit la belle main qu'on lui tendit , et la toucha respec-
tueusement de ses lèvres.
— Votre Majesté , dit-il , daignera-l-elle me pardonner la
témérité de ma poursuite?... Mon ignorance doit me servir
d'excuse.
— Je vous pardonne , monsieur, et je ne veux voir dans votre
92 REVUE DE PARIS.
conduite qu'un dévouement exalté pour ma personne royale.
— Mettez ce dévouement à l'épreuve , madame , et je bra-
verai les plus grands dangers pour me rendre digne de votre
clémence.
— Eh bien ! chevalier , vous n'attendrez pas longtemps l'oc-
casion de déployer votre zèle. La ville est en émoi , et la foule
se presse sous les fenêtres de cette auberge 5 faites éloigner ces
gens qui m'incommodent avec leurs rumeurs.
Le chevalier sortit et revint au bout d'un quart-d'heure en
disant :
— Reine , vous êtes obéie ; l'attroupement est dissipé , et ce
n'a pas été sans peine ; mais enfin , avec l'appui des autorités
soutenues par la garde nationale, je suis venu à bout de ces
mutins , et j'en ai été quitte pour quelques bourrades.
— Voilà un service que je n'oublierai pas , reprit la reine ; et
j'espère qu'un jour je pourrai le reconnaître, lorsque, rendue à
la splendeur de mon rang , il me sera permis de vous donner
une place à ma cour. En attendant, je vous institue mon premier
gentilhomme d'honneur, et à ce titre , je vous prie d'aller com-
mander que l'on me serve à souper le plus promptement possible,
car je me sens un appétit prodigieux,
— Quoi! dans un moment pareil , et après de si cruelles émo-
tions, Votre Majesté a le courage d'avoir faim? Quelle grandeur
d'âme !
— L'âme n'est pour rien, je crois, dans cette affaire. Vous ferez
mettre trois couverts : un pour moi, un pour ma fidèle Suzanne,
et un pour vous. Nous soupeions tous les trois ensemble. La
différence des rangs doit s'efFacer dans le malheur; l'étiquette
de Versailles ne serait pas de saison aujourd'hui, à l'auberge
du Lion d'argent. Ayez soin , surtout , que l'on n'oublie pas le
vin de Champagne.
Le repas fut charmant ; la reine mit ses convives à l'aise en
leur déclarant qu'elle prétendait bannir toute cérémonie et se
distraire par de joyeux propos. Suzanne pria le chevalier de ra-
conter son histoire, ce que le jeune Franc-Comtois fit avec beau-
coup de naiveté :
— Je suis de ce pays , dit le chevalier, et j'ai eu vingt-deux
ans le lundi de Pâques. Mon père est mort au service du roi ,
et ma mère m'avait élevé pour l'Église j car j'avais un frère aîné,
REVUE DE PARIS. 90
mon frère Achille , qui devait soutenir dans les armes Thonneur
et le nom de la famille. Par malheur, le pauvre garçon, qui
était passablement querelleur, s'est fait tuer, il y a quatre ans,
dans un duel. Alors , je suis sorti du séminaire ; on m'a ouvert
le monde , et mon oncle Robert de Valbraye m'a conseillé de me
lancer dans toutes sortes d'équipées et de devenir aussi mauvais
sujet que je le pourrais, afin de réparer le temps perdu et de
me défaire de la mine . des idées et des façons que j'avais prises
en étudiant la théologie et en servant la messe. — « Si tu ne
changes pas, me disait-il quelquefois, je te déshérite.» Moi,
j'ai fait de mon mieux, j'ai oublié le peu de science et de sa-
gesse que l'on m'avait enseigné ; je me suis accoutumé à monter
achevai, à chasser, à boire , à blasphémer et à violer tous les
commandements de Dieu. Chacun de mes péchés m'affermissait
dans les bonnes grâces de mon oncle qui est mort en me don-
nant sa bénédiction et en me laissant ses dix mille livres de rente.
Mais alors il était trop tard pour revenir à la vertu; j'ai con-
tinué à marcher dans la mauvaise voie , et j'ai fini par m'attirer
de méchantes affaires dans mes domaines, à propos de quelques
paysans que j'avais battus et de (juelques filles que j'avais enle-
vées. Aujourd'hui, depuis que les droits féodaux sont abolis ,
les gens des campagnes sont devenus intraitables ; se sentant sou-
tenus , ils lèvent la tète ; que dis-je ! ils lèvent la main sur ceux
qui les auraient fait pendre , il y a dix ans , pour un mot de tra-
vers. Pouvais-je résister à une révolution qui force le roi lui-
même à plier sous sa loi? J'ai quitté mes terres, et je suis allé
m'élablir à Lons-le-Saulnier ; mais comme je m'ennuyais dans
cette petite ville, j'avais résolu de partir pour Paris, lorsque
vous avez paru, mesdames; alors, mes projets se sont évanouis,
je n'ai plus pensé qu'à une seule personne dont j'ignorais le
rang; vous êtes montées en voiture , et je suis monté à cheval ;
je vous ai suivies , et je suis ici prisonnier avec vous.
Le lendemain matin, à l'heure où la reine se réveilla, Suzanne
vint l'avertir que l'antichambre était pleine de visiteurs.
Ils sont là depuis la pointe du jour, dit-elle, et ils veulent as-
sister à votre petit lever.
— Vraiment, Suzanne? Mais ont-ils qualité pour cela?
— Voyez ; voici la liste de leurs noms.
C'était la fleur de la noblesse du canton qui venait courageu-
8.
9i REVUE DE PARIS.
sèment rendre hommage à la royauté captive et persécutée. La
reine i tçut ct,s bons serviteurs avec une bienveillance touchante ;
elle leur reprocha doucement de s'être compromis par une dé-
marche imprudente qui pouvait ameuter contre eux les ennemis
du trône.
— Je vous remercie, leur dit-elle, et je me sens attendrie par
l'expression de vos sentiments généreux; je n'attendais pas
moins de la loyauté bien connue de ma brave noblesse franc-
comtoise. Mais je ne veux point abuser de votre dévouement, et
je ne souffrirai pas que vous vous exposiez à un véritable dan-
ger en restant plus longtemps auprès de moi, ou en revenant me
voir.
La reine eut beau dire, elle ne put résister au zèle et à l'en-
thousiasme qui l'environnaient; il y avait là dix hobereaux et
leurs femmes qui voulaient absolument s'attacher à son infor-
tune, et lui constituer une cour dans l'auberge du Lion d'argent.
Bon gré, mal gré, il fallut entrer en accommodement avec ces
opiniâtres courtisans du malheur, et pour se débarrasser des
autres, la reine en choisit quatre qu'elle devait garder auprès
d'elle jusqu'à son départ pour Paris : l'abbé de Blanzy, prêtre
dissident; le baron de Moiret, vieux gentilhomme campagnard ;
In présidenle Du Ribois, veuve d'un président à mortier au par-
lement de Besançon, et M"c de Casterville, nièce de l'abbé. Ces
quatre personnages, avec Suzanne et le chevalier Des Maillettes,
lormèrenl la société de la reine qui excita leur admiration par
une grâce, une sérénité constante et une gaieté bien remarqua-
ble et bien étonnante dans les circonstances critiques où Sa
Majesté se trouvait placée.
Cependant le maire et le comité de salut public de Jougne
avaient soin d'envoyer chaque jour à l'assemblée nationale un
bulletin détaillé rendant un compte exact de l'emploi que leur
I risonnière avait fait de son temps :
« Aujourd'hui, disait le bulletin, la reine s'est levée à dix heu-
res— A midi, elle a dîné de fort bon appétit avec les personnes
qui composent sa maison. — Après avoir diné, la reine a voulu
être seule; elle s'est promenée dans sa chambre avec agitation,
on prononçant des paroles dont nous n'avons pu saisir le sens.
L'ancien receveur des tailles, qui est un homme lettré, prétend
que ce sont des vers. — A trois heures, la reine a fait venir son
REVUE DE PARIS. 95
monde auprès d'elle, et a joué une partie de reversis avec l'abbé
de Blanzy, la présidente du Ribois et M"« de Caslerville. — A
cinq heures, la reine a quitté le jeu et elle s'e«t entretenue à voix
basse avec le prétendu chevalier Des Maillettes, puis la conver-
sation est devenue générale, ou a parlé de choses frivoles assez
gaiement. — A huit heures, le citoyen de Moiret a fait une lec-
ture à haute voix. — A neuf heures on a servi le souper qui s'est
prolongé jusqu'à minuit. — A minuit, la reine s'est retirée dans
son appartement. »
Cet état de choses durait depuis cinq jours, lorsque le baron
de Moiret, qui passait une partie de son temps hors de l'auberge
du Lion d'argent, prit la reine à part, et lui dit :
— Tout est prêt pour votre évasion. ^'03 amis se sont réunis
secrètement, et cent raille écus ont été mis à ma disposition :
j'ai gagné vos gardiens, et, à minuit, une chaise de poste vous
attendra au bout de la rue; mes mesures sont prises pour que
lions puissions sortir de la ville sans encombre et passer la fron-
tière impunément. Demain Votre Majesté pourra dîner à Fri-
bourg.
— Non. répondit la reine, demain je partirai pour Besançon
ou pour Paris, car c'est demain que doit arriver la réponse de
l'assemblée nationale, et mon sort sera décidé. J'ai confiance
dans l'événement , et je ne veux pas fuir. Ce serait d'ailleurs
amasser de nouveaux périls sur la tète de mes amis , et vous
avez déjà bien assez fait ppur moi.
Un courrier extraordinaire étant arrivé de Paris, porteur de
drpèches pour les autorités de Jougne, le comité s'assembla et
manda la reine, qui devait assister à l'ouverture de la lettre
écrite par l'assemblée nationale. Cette lettre, adressée au maire
de Jougne, était ainsi conçue :
a Citoyen, nous vous faisons savoir que Marie -Antoinette
d'Autriche n'a pas quitté Paris, et nous vous engageons à laisser
circuler librement votre prisonnière, M^'^ Sainval, actrice du
Théâtre-Français, qui est attendue à Besançon, où elle doit don-
ner des représentations. »
— M"e Sainval! s'écrièrent les notables de Jougne Eh
(juoi ! madame, vous nous avez mystifiés en vous laissant pren-
dre pour la reine !
— Mt^ssieurs,, répondit M"* Sainval, je suis reine en effet,
96 REVUE DE PARIS.
reine de Pont, de Palmyre, de Babylone, de Carthage, de Tyr, et
de vingt autres royaumes tragiques. Est-ce ma faute si le maire
de Jougne a pris le diadème de Melpomène pour la couronne de
France ? Vous vous êtes mystifiés vous-mêmes. Rien ne pouvait
dissiper votre erreur passionnée; je m'y suis soumise. Vous
vouliez faire de l'hisloire à votre profit , et vous n'avez fait
qu'une balourdise : voilà tout. Je vous invite à être plus cir-
conspects à l'avenir,- et, avec la permission de l'assemblée na-
tionale, je vais faire demander des chevaux de poste. Renonçant
à un rôle que j'ai joué malgré moi, je reprendrai demain mon
répertoire, et raffiche de Besançon expliquera les causes de mon
retard. Adieu, messieurs.
Après avoir débité cette vive apostrophe au comité révolu-
tionnaire de Jougne, M^'e Sainval retourna auprès de ses cour-
tisans.
— Je vous dois, leur dit-elle, la justification de ma conduite.
En me laissant revêtir d'un titre que j'aurais vainement re-
poussé, je pouvais rendre service à l'auguste personne qui seule
a le droit de le porter; si la reine veut fuir, comme on le sup-
pose, et si elle passe par ici, ai-je pensé, elle ne sera pas in-
quiétée par des argus qui ne la chercheront plus , croyant la
tenir.... Du reste, mesdames, vous n'avez pas dérogé en me fai-
sant compagnie. Bien que j'appartienne au théâtre, un noble
sang coule dans mes veines : je me nomme Alziari de Roquefort,
et ma famille est une des plus considérables de la Provence.
Puis, s'adressant à Des Mailletles , elle ajouta :
— Quant à vous, chevalier, pris au piège avec moi, vous ap-
prendrez ce qu'il en coûte de courir étourdiment les aventures
de grand chemin. Je vous ai promis une place à ma cour dès que
je serais remontée sur mon trône: je tiendrai parole. Ma cour
est la Comédie-Française, et, lorsque vous viendrez à Paris, je
vous ferai placer aux premières loges.
Eugène Gctnot.
LES
CHATEAUX DE FRANCE.
VOISENON.
On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat
de Brunoy et le Jard de Voisenon , entre la demeure de ce fou
illustre auquel nos recherches ont fait une seconde immortalité
et le petit château du célèbre abbé qui fut Tami de Voltaire, ce-
lui de madame Favart et du duc de la Vallière ; entre la cave de
ce fils d'une haute famille de financiers qui mourut à trente ans
après avoir déshonoré tout ce que la richesse donne de puissance,
la noblesse de considération, et le monastère du représentant le
plus orgueilleusement né des abbés de cour au xviiie siècle;
Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus d'un lien de
parenté morale qu'il ne faut aucun effort paradoxal pour saisir.
Le marquis et l'abbé sont du même temps et tous les deux l'ex-
priment parfaitement sous deux faces caractéristiques; et, re-
marque vraie autant que surprenante , l'espace où s'élèvent les
deux demeures à jamais historiques revendique ^ au nom de la
même curiosité, des centaines d'autres demeures toutes égale-
ment marquées au coin du cynique, du frivole, du dévo-
98 REVUE DE PARIS.
rant xviiie siècle. La province de Brie, que le cadastre a décou-
pée en départements, en arrondissements , en cantons^ regorge
de châteaux habités , sous le règne de Louis XV , par ces mar-
quis pailletés , ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont
les mémoires secrets de Grimra, de Bachaumont, les correspon-
dances du marquis de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture.
Cette laiteuse et fromagère Brie, cette loi inépuisable, le dirait-
on ? fut une caverne de plaisirs dans toute l'impure acception du
mot, à l'époque du régent et de son déplorable successeur: tout
château que la bande noire n'a pas démoli est un demi-volume
de mémoires , un boudoir dédoré, un pavillon d'ivresse. Là,
c'est l'endroit où fut le château de Samuel Bernard , prodigue
d'un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c'est le pavillon
Bourei , autre financier , autre Jupiter de toutes les Danae du
Théâtre-Italien ; là , c'est Vaux , ce château presque biblique où
la flamme vengeresse de Dieu a passé et où elle n'a laissé qu'un
chien pour tout gardien et maître ; là , c'est le château de Law,
ce voleur trigonométrique ; enfin , partout où le pied se pose, il
en sort un gémissement du xviiie siècle, que nous ne circonscri-
vons pas à des limites chronologiques comme les entendent les
astronomes , mais que nous rattachons au déclin du règne de
Louis XIV pour l'étendre au moins jusqu'à Barras^ dont l'impu-
dique château déploie encore aujourd'hui ses fondations réhabili-
tées par l'honneur et la gloire sur le sol où Vaux, Brunoy et
Voisenon brilièrent si fatalement.
Le petit château abbatial du Jard existe encore, mais ce n'est
pas celui où tout prouve que l'abbé résidait quand il venait se
reposer dans sa seigneurie après quehpie pèlerinage un peu
agité chez ses amis de Paris et de Monlrouge. Celui-là, qui porte
le nom de château de Voisenon, a été également conservé en
devenant une maison bourgeoise d'une magnifique apparence.
D'empiétements en empiétements , la commune a rongé les an-
ciennes limites des deux propriétés , et il serait difficile aujour-
d'hui d'en tracer la figure générale sans s'exposer à de graves
erreurs de formes et de proportions. Elle n'a pas cependant
assez dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu'il ne soit possi-
ble, à l'aide des fragments de constructions restées, de s'assurer
de l'espace que couvraient le château du Jard et ses dépendances
religieuses. Ainsi . par les fractions du petit fossé tracé le long
REVUE DE l'ÀhlS. 99
du mur où s'ouvre la principale entrée , on suppose aisément
qu'il était fort étroit , et cernait par conséquent une maison sei-
gneuriale moins luxueuse ou hostile que grave et sérieuse. A plus
d'un titre, les fossés des châteaux sont aux châteaux mêmes ce
que les cordons sont aux médailles. On n'oserait pas affirmer
d'abord que la grille fût autrefois où elle est maintenant; à la
jjremière vue il semblerait qu'elle s'ouvrait à l'extrémité d'un
axe qui n'est pas celui d'aujourd'hui , car elle fait face au cou-
vent et non absolument au petit château du Jard, laissé, au con-
traire, dans un coin de la grande cour, et comme posé à terre
et au hasard. Cette opinion serait fautive. Le couvent, qui était,
à n'en pas douter, le corps principal des bâtiments, avait quatre
côtés. D'abord celui qui reste en totalité, et auquel la grille
s'oppose, était la façade; quant aux trois autres , il est de ri-
gueur de les mentionner ainsi : celui de droite, en regardant la
grille, a été démoli, dans je ne sais quel but, par le propriétaire
actuel ; celui de gauche n existe qu'au tiers final de sa longueur,
et ce tiers est une chapelle que la révolution a transformée , au
moyen d'un mur de clôture, en deux écuries; le quatrième et
dernier côté , celui qui est parallèle au mur de la grille, com-
prend le château qu'habitait l'abbé de Yoisenon , et les corps de
logis ordinairement désignés dans la distribution des châ-
teaux sous le nom collectif de communs. Un des deux pavil-
lons des communs détruits s'éiève encore à la droite de la
grille.
Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le
château de Yoisenon , qu'un simple mur de terre a séparés à
l'époque des perturbations violentes subies par les propriétés.
Le château de Yoisenon était celui que tenait de ses aïeux l'abbé
de ce nom, et le château du Jard celui dont la possession lui fut
acquise en devenant abbé de l'abbaye du Jard. L'un était un hé-
ritage, l'autre un usufruit. Il pouvait vendre le premier ; il n'a-
vait pas le droit d'aliéner l'autre , qui appartenait au clergé.
Chaque abbaye un peu considérable, personne ne l'ignore, avait
son château, où était le seigneur abbé titulaire.
Le petit château du Jard existe donc, mais il n'est pas habité ,
le propriétaire du domaine ayant préféré s'arranger un loge-
ment dans le couvent. J'ignore qu'elles sont les raisons de con-
venance ou d'écononiie qui ont dicté ce choix.
100 REVUE DE PARIS.
Ne demandez pas au pelit castel abbatial, btiqueté à la façon
riante de la place Royale , tigré autour des croisées de ses trois
étages par le moellon rougeâtre , si cher aux temps d'Henri IV
et de Louis XIII, ne demandez pas un vestibule spacieux , orné
de colonnes, comme celui de Vaux. Il n'y a qu'un pas du seuil
de la porte à la première marche de l'escalier intérieur, et cet
escalier n'est ni froissé et contourné en coquille, à la manière
du xyc siècle, ni enrichi de revêtements de marbre. C'est un
escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches , au bord
desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A
chaque étage, le palier se déploie en deux ailes dont il n'est
pas difficile d'inventorier les distributions , car on ne connais-
sait guère autrefois l'art de subdiviser un appartement en une
foule de pièces inconnues les unes aux autres , et réunies par
des couloirs circulaires. On ignorait ces détours ingénieux qui
isolent, comme dans un autre pays , la vie privée , aujourd'hui
si amoureuse du recueillement et du silence. Trois ou quatre
pièces donnant l'une dans l'autre, composent le travail architec-
tural de chaque étage. Au plafond , des poutres de châtaigniers
en saillie , et pour croisées de hautes meurtrières garnies de
petits carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant
sous des manteaux de toute hauteur achèvent d'imprimer aux
appartements des anciens châteaux, et particulièrement à celui
du Jard, celte couleur de naïveté qui en fait le charme un peu
triste. Trait caractéristique d'un âge encore grossier, des so-
lives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur appui
aux plafonds, trop longs ou trop pesants pour se soutenir d'eux-
mêmes. L'opulence seigneuriale les dorait avec goût d'emblèmes
mythologiques ; mais depuis que le temps et les mutilations
ont enlevé cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons
nus, ressemble à nos entreponts de vaisseaux.
Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du
Jard, on ne peut parler que des localités telles quelles. Le pre-
mier étage est le modèle du second , et le troisième n'est, ainsi
que dans tous les châteaux de la même époque, qu'une suite de
petites pièces destinées à loger la nombreuse domesticité de la
seigneurie. On se ligure sans peine l'ennui qu'aurait eu à végéter
toute l'année , dans cet amas de chambres froides et sans agré-
ment, le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi habita-l-il peu le
REVUE DE PARIS. lOl
château du Jard dans sa jeunesse; il n'y séjourna avec assiduité
que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre loin des
échauffants petits soupers de Paris et de respirer l'air gras de
la Brie.
Il n'était pas le moins du monde l'homme des jouissances ru-
rales , quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France
par les dîmes nombreuses qu'elle touchait; on lui en apportait
de plus de quarante lieues à la ronde. Bestiaux, volailles , lai-
tages, légumes, fruits , bois, poissons, gibiers, abondaient chez
lui sans qu'il détachât un liard de ses revenus. Outre les dîmes,
il pouvait imposer la corvée quand il avait besoin de remuer ses
champs, couper son bois , faire ses vendanges et ses moissons.
Heureuse opulence qu'il avait trouvée toute faite en naissant :
roi dans son château, tout ce qu'il apercevait de sa croisée était
à lui. Ces grasses fermes , qui sont aujourd'hui telles qu'elles
étaient alors , se liaient à son domaine , et versaient leurs tré-
sors dans ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis
de blé et d'orge étaient à lui comme ces moulins aux larges
ailes, ces bois d'ormes, ces ruisseaux, et tout ce qu'enferme
l'horizon.
Ainsi est racontée l'origine du château du Jard. Un jour d'été
que Louis le Jeune , marié depuis peu en troisièmes noces avec
la belle Alix de Champagne , se promenait à travers champs
dans les environs deMelun, il fut émerveillé, ainsi que la reine,
delà richesse du paysage. Leur désir fut aussitôt d'avoir une
habitation dans un endroit si beau, si fleuri, si tranquille et si
rapproché de Mclun, où était l'abbaye du Mont-Saint-Pierre,
résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la maison
royale du Jard fut entièrement construite quelques années
après. Ce vœu étant réalisé, les royaux époux en formèrent
bientôt un autre, parfois plus difficile à être exaucé, celui d'avoir
un enfant ; car le roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mou-
rir sans un héritier de son sang. Courbé sous le poids de cette
pensée ambitieuse, il s'achemina à pas de pèlerin vers le saint
monastère de Cîteaux , célèbre à tous les titres, mais peu re-
nommé jusqu'alors dans l'art aventureux de procurer à volonté
des héritiers aux vieux rois de France. D'abord les religieux se
récusèrent renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héri-
tiers tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines
10i> REVUE DE PARIS.
cruroit de leur devoir de promettre un fils ù Louis le Jeune,
qui se réjouit dans le fond de son âme, remercia comme un roi
généreux remercie des moines, et rentra plein d'ésperances nou-
velles dans son château du .lard. La même année (1165), la
l)elle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du surnom de
Dieu-Donné, le même à qui de hauts faits d'armes valurent
plus tard le titre non moins légitime d'Auguste. Ainsi Philippe-
Auguste est né au .lard.
Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château, et
en 1199 elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où
elle n'avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari.
En recevant ses adieux, les moines lui exposèrent humblement
qu'ils seraient bientôt obligés de l'imiter si la Providence ne
leur assurait un logement plus convenable que celui qu'ils oc-
cupaient. Touchée de leurs représentations, Alix leur offrit son
château du Jard, que cinq ans après seulement (1204) Inno-
cent III érigeait en abbaye. Le palais se transforma en cloître,
et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si l'on songe à
l'uniformité des constructions au xiii^ siècle. A l'abbaye ils ajou-
tèrent une église, qui fut terminée en 1287 et détruite en 95. Il
ne reste de cet -édifice, classé comme un souvenir somptueux
dans la mémoire des plus vieux habitants de Yoisenon, qu'une
statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du proprié-
taire actuel. Grotesque relique! les oiseaux n'en ont même plus
peur, tant elle ressemble peu à une statue et surtout à un saint.
Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la
générosité pieuse des vicomtes deMelun, élevèrent très-haut le
trésor de l'abbaye et de l'église du Jard (1).
C'est à l'archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient
(1) De son côté, Téglise fut reconnaissante envers les vicomtes de
Melun ; elle gardait les tombeaux de Louis 1er, mort sous le règne de
Louis le Jeune ; de Guillaume, mort eu 1221 ; de Jean II , qne Louis X
appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous
Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne
duquel il mourut, en lo47. Elle avait aussi les restes d'Adam de
Melua, chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362 ; de
Jean III, fait prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et
de Guillaume IV, tué à la bataille d'Azincourt, et ceux d'autres mem-
bres de cette illustre famille , éteinte eu 1759.
REVUE DE PARIS. 103
•
solennellement obéissance dans l'abbaye de Saint-Pierre de
Melun. Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre
de Coibeil, archevêque de Sens, et Philibert Babou, l'un des
ancêtres de Gabrielle d'Estrées par les femmes. Le prédécesseur
de l'abbé de Voisenon fut Chaumont de la Galaisière, et lui
Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui fut le dernier des abbés
commendataires. fut nommé en avril 1742. 11 esta remarquer
ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye royale
et deux églises, n'a pas même aujourd hui un curé pour dire la
messe. Voisenon n'est desservi par personne.
Nous avons dit que l'abbaye du Jard, où l'abbé de Voisenon
était censé remplir les fonctioiis de chef de la communauté ,
n'avait pas été entièrement sacrifiée aux nécessités d'une nou-
velle destination. Une aile reste encore. C'est une longue con-
struction d'un seul étage, éclairépar quatorze croisées, nombre
égal à celui des croisées des salles basses. Tout ce!a n'est plus
qu'un tombeau, et ce qu'il y a de plus triste au monde, un
tombeau vide. Les pyramides d'Égyple ne sont pas plus éloi-
gnées de nous, comme antiquité, qu'un monastère sans le bruit
perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les
vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres,
flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux appor-
tant dans la cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les pois-
sons dans la nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du
Jard, beaucoup d'écho , beaucoup d'humidité, beaucoup de si-
lence, et quelque chose de plus douloureux encore : une salle
l\ manger au plein pied, celle du propriétaire, sans doute.
Claude-Henri Fusée de Voisenon était abbé du Jard et mi-
nistre plénijjotentiaire du prince-évêque de Spire; son titre no-
biliaire domanial lui venait de la terre de Voisenon , où il na-
quit le 8 juin 1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité
de la constitution qu'il apporta en naissant et qu'il tenait, dit-on,
de sa mère, femme excessivement délicate. Depuis Fonlenelle et
Voltaire, l'un mort presque à cent ans, l'autre à quatre-vingts
ans passés, tous deux cependant venus au monde avec des
chances fort douteuses d'existence, il est devenu très-hasar-
deux de déterminer la longévité par la naissance. On ajoute
qu'une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de
l'enfant, mit dans son sang les germes de l'asthme dont il eut à
104 REVUE DE PARIS.
souffrir toute sa vie et dont il mourut. Ces faits acceptés, une
mère maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de conti-
nuels crachements de sang, il n'en serait prouvé que plus étroi-
tement qu'on peut vivre encore jusqu'à soixante-huit ans,
malgré ces graves désavantages. Que d'hommes bien constitués
se contenteraient d'atteindre à cet âge ! Et si l'abbé de Voisenon
ne dépassa pas les bornes d'une vieillesse déjà fort raisonnable,
il ne faut pas oublier qu'il se joua conlinuellemenl de sa santé,
avec l'imprudence d'un homme vigoureux; mangeant sans me-
sure, présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi
par antiphrase; courant la nuit de salon en salon ; ne se cou-
chant qu'au matin, en digne élève de l'Hercule de la débauche,
de Richelieu, son maître et son bourreau. Effrayé de son ra-
chitisme, son père n'osa pas confier son éducation aux établis-
sements spéciaux ; il le lit élever sou ses yeux avec la patience
d'un père et la sollicitude d'un médecin. Cinq années de soins
suffirent au développement de son intelligence, vive, claire,
merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de
science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une
épîlre à Voltaire qui lui répondit : «Vous aimez les vers; je
vous le prédis, vous en ferez de charmants. Soyez mon élève, et
venez me voir. » Si Voisenon justifia la prédiction, il n'alla
guère au delà du sens favorable qu'elle enfermait. Verbeux,
incorrects, pauvres de formes, pâles et minces comme de l'encre
de Chine mal délayée, ses vers ont quelquefois de l'esprit, parce
que tout le monde en avait au xviiime siècle; mais à les classer
avec indulgence; et s'en occuper c'est en avoir beaucoup, ils
méritent d'être considérés comme de la limonade faite avec des
citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le jus.
A beaucoup d'égards, la prose du xviiie siècle n'étant pas un
art, mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la
poésie, elle se prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l'abbé
de Voisenon. Ses facéties, ses historiettes; ses nouvelles orien-
tales, réunies plus tard, du moins en grande partie, aux œuvres
du comte de Caylus et en compagnie des contes libertins de
Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la facilité qu'il avait
à ressembler à Voltaire et à s'en tenir immensément éloigné.
La plupart trop libres, trop indécentes, pour se montrer à côté
des quelques morceaux, à grand'peine sérieux, qui forment ce
REVUE DE PARIS. 105
qu'on appelles ses œuvres , elles figurent dans l'ouvrage que
nous venons de citer, sous le titre de Recueil de ces messieurs,
Aventures des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean,
les Ecosseusesj les OEufsde Pâques. On sait par les mémoires
du temps qu'une société de gens de lettres, formée par M'ie Qui-
naut du Frêne, et composée de quatorze personnes choisies par
elle, s'était proposé la haute et difficile mission de bien souper,
d'avoir beaucoup d'esprit et beaucoup de gaieté. A la fin du se-
mestre ou de l'année, on imprimait, en manière de cotisations
collectives, l'esprit des convives, et je suppose, un peu aux
dépens de leur gaieté. Privés de la joie des lumières, du pétille-
ment des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indul-
gent du dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers
à quatre-vingts ans de distance. Les lectures et par conséquent
les dîners avaient lieu, tantôt chez M^i^ Ouinaut, tantôt chez le
comte de Caylus.
Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes pour
lequel il avait d'abord déclaré son penchant, malgré l'avis de
son père, décidé à le vouer aux ordres, mérite d être rappelé
au souvenir de ceux qui aiment à s'expliquer l'origine de la con-
duite des hommes de quelque valeur. Une expression inconve-
nante l'expose à souscrire à la réparation que lui demande un
officier. 11 se bat avec lui et le blesse. La désolante idée d'avoir
été sur le point de tuer un homme offensé par lui, trouble,
change le cours de ses projet d'avenir; il ne veut plus être mi-
litaire; il court s'enfermer dans un séminaire d'où il écrit à son
père sa ferme résolution d'entrer dans la carrière ecclésiastique.
Ce fut l'évêque de Boalogne qui l'ordonna prêtre et qui le
choisit pour son grand vicaire, fausse vocation par laquelle la
France perdit peut-être un excellent officier sans acquérir un
bon ministre de la religion. On l'a loué avec raison et justice de
deux faits extrêmement honorables. Un auteur avait écrit, dans
un libelle, des injures contre sa personne et parlé avec une pro-
fonde moquerie du style épigrammalique de ses sermons. D'un
signe l'abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une
prison d'État pour vingt ans. Il court chez les juges, car
l'homme était déjà arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté.
Quand celui-ci veut le remercier, Voisenon l'interrompt pour
lui dire : Vous ne me devez aucun reniercîmenl ; c'est A moi à
9.
106 REVUE DE PARIS.
vous en faire de m'avoir averti que les vérités de rÉvangile
exigent de ceux qui les annoncent un style plus simple, un ton
plus noble et plus grave; je n'aurais pas dû roublier, et je vous
promets de faire usage de vos conseils. « Il n'écrivit plus de
mandements.
Quelques années plus tard, il apprend que les habitants de
Boulogne ont demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque
Henriot auprès duquel il était vicaire. Il court en poste à Ver-
sailles et dit au cardinal Fleury : « Et comment veulent-ils que
je les conduise lorsque j'ai tant de peine à me conduire moi-
même?» Touché du bon sens exquis de ses répugnances, le
ministre Fleury lui donna l'abbaye royale du Jard , gouverne-
ment facile dont le siège était dans son château même de
Voisenon.
Dès qu'il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne
songea plus qu'au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit,
d'après le vœu de M'^e Quinaut, la Coquette fixée ^ le Réveil
de Thalie , les Mariages assortis , la Jeune Grecque , comé-
dies de salon que le théâtre n'a pas gardées et que la littérature
ne sait oîi placer aujourd'hui, tant elles sont loin d'offrir une
seule qualité recommandable. Le seul genre où l'abbé de Voise-
non se serait peut-être distingué , c'eût été l'opéra, s'il eût été
secondé par un musicien intelligent. Dans son talent baladin, il
y avait le mouvement et la verve dégingandée des abbés italiens.
Pourtant l'abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d'une grande
célébrité. Dans l'impossibilité de la justifier par ses œuvres ,
nous la faisons découler de son caractère aimable , de sa con-
versation épigrammatique , beaucoup de sa position dans le
monde. En fallait-il davantage autrefois quand le succès s'éta-
blissait non par la publicité des journaux , mais au courant de
la parole et sur un mot vite su, longtemps répété? On aurait
tort de protester contre ce genre d'illustration ; chaque époque
a les siens : on est grand homme à présent par les journaux ;
on l'était autrefois par les salons. En général , on écrit mieux
maintenant; mais où est Técrivain de trente ans capable de
créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent
personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient
probablement mieux à leur place dans un salon que ne le se-
raient les plus fiers écrivains de nos jours.
REVUK DE PARIS. 107
Ceux qui ont attrihiié les pièces de Favart à Tabbé de Voise-
non ou (lui lui ont fait une large part de collaboration, n'ont
lu , avec quelque aîlenlion , ni Van ni Tautre de ces deux au-
teurs. Favart était un esprit réfiéchi , jjénétré des nécessités de
son art d'écrivain dramatique , et le possédant à un degré qui
n'a été surpassé que par M. Scribe. Entre Favart et l'abbé de
Voisenon , il y a la différence qu'il importe de reconnaître entre
un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se trouve
quelquefois dans le bon ouvrage ; mais c'est le volé qui doit se
glorifier. Du reste , l'abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux
succès de son ami Favart; il rei)0ussa toujours, au contraire,
des éloges que la jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne
s'agissait pas de Favart, il se permit de dire à la représentation
du Cercle, comédie de Poinsinet : « Ah ! le fripon, il a écouté
aux portes. » Raillerie fine et sentant son véritable gentil-
homme.
L'abbé de Voisenon et U"'^ Favart sont deux personnages si
habitués à se trouver ensemble dans les mémoires contempo-
rains , que parler de l'un sans s'arrêter un instant à l'autre,
c'est presque mentir à l'histoire.
Le xviiie siècle eut une illustration charmante dans cette
spirilueile et gracieuse M"'" Favart, amie fidèle de l'abbé de
Voisenon , qui fut son confident , son guide dans quelques com-
positions littéraires , et mieux que cela , à en croire les mémoi-
res du temps, impitoyables mémoires dont le jour est venu de
se méfier un peu. S'il n'est pas commandé d'avoir une foi
aveugle dans la vertu des hommes et des femmes immolés dans
ces petits papiers impudents , il n'est pas de rigueur non plus de
ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont ou des
Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fiiies commères de
l'époque. Quoi ({u'il en soit, le mari de M™^ Favart était le fils
d'un pâtissier dont la boutique, fort en vogue, avoisinait le
collège d'Harcourt ; un homme de lettres, fils d'un pâtissier ,
était un phénomène à étonner les biogiaphes d'autrefois, tan-
dis que de nos jours il sera bientôt prodigieux d'avoir en litté-
rature une ascendance aristocratique; nous nous lasserions s'il
nous fallait citer tous les chapeliers , tous les négociants et
même les épiciers dont les fils se sont fait un nom , soit dans les
arts , soit dans les sciences; moins d'un siècle a fait tomber le
108 REVUE DE PARIS.
Parnasse , si Parnasse il y a encore, en pleine roture ; je ne sais
qui aurait droit de s'en plaindre.
Après avoir fait d'excellentes études , avantage qu'on a un
peu trop déprécié depuis, à ce même collège d'Harcourt dont
son père était le fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favarl,
sans tourner le dos au four honorable de la famille, s'essaya
dans les lettres par un genre d'ouvrage dramatique, excessive-
ment neuf, qui fut plus tard, et presque tel qu'il fut créé,
l'opéra-comique. Son meilleur début, fut la Chercheuse d'es-
prit, chef-d'œuvre pour le temps , et dont le souvenir ne s'est
pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous
ne dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier
des productions de cet écrivain , le i)remier en tète des auteurs
d'opéra-comique , si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de
sa vie que marqua un malheur dont son adorable femme fut
l'occasion et le maiéchal de Saxe la cause infAme. Ce n'est pas
franchir les lignes du sujet que de parler de cet événement; car
la famille de Favart fut celle de l'abbé de Voisenon qui appelait
avec toute la sensibilité de l'amitié , et celle-là , il la possédait ,
Favart son neveu, et M'"^ Favart sa nièce Pardine , petit nom
de tendresse tiré d'une interjection familière à M"^e Favart.
En 1727 était née à Avignon, à (joelques lieues du berceau
de la Laure de Pétrarque, d'un père musicien et d'une mère
cantatrice, Benoîte-Justine de Roncerey, intelligence franche,
de son siècle par sa pétulante légèreté, et de tous les siècles
honnêtes par sa fidélité réfléchie aux devoirs de la famille et de
l'épouse ; à cause de son nom , d'origine noble , on ra|)pela du
surnom de Chantilly. De main en main, la petite Chantilly ,
fêtée partout, traversa l'Allemagne, alors plus qu'aujourd'hui
encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour les opé-
ras français. Quand M"e de Roncerey ou plutôt la petite fée du
nom de Chantilly eut tari tous les baisers des souverains du
Nord et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son
étoile, une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie,
la conduisit à Paris et jusqu'à la porte de l'Opéra-Coraique. Elle
commença à figurer sur ce théâtre en qualité de danseuse; c'est
aussi comme danseur, je crois , que Talma débuta quelque part :
on voit qu'il ne faut qu'à demi se fier aux étoiles. Peu de temps
après ses premiers débuts, Favart. qui écrivait pour l'Opéra-
REVUE DE PARIS. 109
Comique, devint passionnément amoureux d'elle; on n'a pas
d'idée des précautions délicates dont il s'entoure pour adresser
l'expression de son amour à M"e Chantilly , une simple et ob-
scure actrice sous le règne de Louis XV, époque oii l'on ne
choisissait guère ses tournures de phrases en cultivant une
tendresse de coulisses ; comme il soupire à la lueur des quiu-
quets ! comme il l'aborde avec respect quand le rideau est
baissé ! comme il va sinueusement à elle à travers les épaules
déployées , les bras nus , les fronts altiers de ces dames ! Ses
premières lettres d'amour, que nous avons lues avec autant de
charme au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse,
sont des modèles de simplicité et de candeur. Favart n'eût pas
été plus réservé en écrivant à une fille de robe , cloîtrée dans
un couvent des minimes; ses intentions sont pures , ses vues ,
ses espérances sont honnêtes. Dès qu'on le voudra , il s'ouvrira
à M*nc de Roncerey, à M. de Roncerey : plutôt mourir que de
tramer une séduction î et Crébillon fils avait déjà écrit l'Écu-
7noire et le Sofa , ces livres que vous connaissez , ou que pour
votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin , il épouse M"e de
Chantilly qui prend pour ne plus le quitter le nom de ]M"»e pa-
varl. Je ne sais point si les philosophes rirent beaucoup de ce
mariage; cela dut être; le mariage était un acte trop sérieux
pour que les philosophes ne s'en amusassent pas à leurs petits
soupers ; ce que je sais , c'est que M. de Roncerey, qui ne crut
pas avoir donné son consentement à ce mariage, trouva fort
mauvais plus tard , lui , homme de race, et par occasion musi-
cien ambulant, d'avoir pour gendre le fils d'un pâtissier de la
rue de la Harpe ; seulement, il s'aperçut de cette tache de farine
à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné
d'avoir moins songé à la dignité de son nom qu'aux intérêts
privés et fort privés du maréchal de Saxe.
Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en
amour ni timide comme Turenne, ni continent comme Bayard ,
n'avait pu voir sans envie l'actrice dont Paris raffollait; rien ne
pouvait résister à un désir de ce grand vainqueur ; il prenait des
Tilles , des provinces , battait les plus grands généraux étran-
gers, allait à la cour en bottes ; il eût été plaisant, ma foi ! que
la Favart lui eût coûté plus de souci qu'une province.
Pour la rareté du fait, le.maréchal voulut se persuader qu'on
ilO REVUE DE PARIS.
lui résisterait. Au lieu de commander l'assaut tout de suite, il
traça , sans doute pour s'amuser , des cireonvallalions fort
étendues autour de la gentille chanteuse de l'Opéra-Comique;
car elle jouait et chantait les opéras de son mari , de Sédaine et
d'autres, et elle ne dansait presque plus.
Voici l'historique des préparatifs militaires que fit Maurice de
Saxe, pour s'emparer du cœur de M™e Favart.
De|)uis le cardinal de Richelieu , les grandes expéditions mi-
litaires traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot
propre, des bandes de comédiens , chargés d'amuser la maison
du roi ou celle de Monsieur; déplorables campagnes pour les
pauvres comédiens ! et que Scarron et Lesage ont omis d'écrire
avec leur admirable plume un chapitre qui est encore à faire !
comme ils étaient traités ! payés fort peu ; nourris encore moins;
prisonniers souvent; tués quelquefois.
Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à
avoir pour eux un i)eu plus de considération, on les traitait
déjà comme des chevaux. Touché, ainsi qu'il a été dit, des
grâces et du talent de M™« Favart, le héros comprit qu'il fallait
trancher du magnifique envers le mari dont il convoitait la
femme. Lisons la première lettre qu'il lui écrivit du quartier
général : ,
« Sur le rapport que l'on m'a fait de vous , monsieur, je
vous ai choisi de préférence pour vous donner le privilège ex-
clusif de ma comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme
un simple objet d'amusement; elle entre dans mes vues poli-
tiques et dans le plan de mes opérations militaires ; je vous
instruirai de ce que vous aurez à faire à cet égard , lorsqu'il en
sera besoin. Je compte sur votre discrétion et sur votre exac-
titude.
« M. DE Saxe. «
Qu'on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Fa-
vart en recevant une lettre du maréchal de Saxe où on le faisait
entrer, lui, auteur de pièces de la foire, dans des vues politi-
ques et un plan d'opérations militaires. De plus fortes têtes
auraient vacillé. On devine sa réponse. Il ne répondit pas, il
partit pour l'armée; il se rendit à Bruxelles , plein de la haute
mission dont l'illustre maréchal allait le charger.
RKVUfc Db PAP.IS. 111
Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les ligues suivantes , un
peu moins pompeuses que ses premières espérances ; on y voit
ce qu'en parlant à f avart , le maréchal entendait par vues poli-
tiques et opérations militaires.
tt J'étais obligé de suivre l'armée et d'établir mon spectacle
au quartier général ; lé comte de Saxe, qui connaissait le ca-
ractère «le notre nation , savait qu'un couplet de chanson , une
plaisanterie, faisaient plus d'effet sur l'âme ardente du Français
que les plus belles harangues. «
Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels
Favart était appelé à participer : il devait faire des chansons
pour les mousquetaires rouges , et des plaisanteries pour les
mousquetaires noirs. ÎVéanmoins il jouissait de tout le crédit
du à sa position , et son influence , il est vrai de le dire , n'était
pas arrivée au degré où il lui était donné d'aspirer avec le con-
cours de sa femme , toujours et plus que jamais sollicitée par le
maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le maii et le comédien ,
il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, qu'une
troupe comique comme la sienne , la première à la suite du pre-
mier corps d'armée du monde , serait trop fière de posséder la
merveille de Paris, la charmante M'ne Favart. Ce n'était là qu'un
vœu inspiré par un profond mérite j mais un vœu du maréchal
n'était pas une parole vaine pour son excellent ami Favart. Fa-
vart n'eut pas le bon sens de voir un ordre dans ce désir, et il
écrivit à sa femme en février 1748.
« Ma chère petite femme , j'arrive de l'armée, où j'ai obtenu
de M. le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec
M. Parmentier, malgré une foule d'envieux. Il ne me manque
que la présence de Justine ; dans tous les objets qui ont droit de
plaire, je ne verrai jamais que M^'^ de Chantilly.»
Quelques jours après, Justine de Chantilly, M"'«' Favait, rom-
pait son engagement avec l'Opéra-Comique , montait en voilure
el descendait à Gand dans les bras de son mari. Jusqu'ici , on
le voit , le maréchal avait parfaitement réussi ; il avait réuni la
femme au mari , et il les tenait tous deux dans les limites de
son camp, et le bon Favart se croyait le plus heureux des
hommes, directeur de la troupe de M. le maréchal de Saxe,
poète des vainqueurs ! aimé d'une jolie femme de vingt ans !
Par moment il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le trou-
112 REVUE DE PARIS.
blait : nous avons pris une ville ; nous avons fait trois mille
prisonniers ; nous avons perdu cinq cents hommes. M. le ma-
réchal disait : Palsambleu! Tamour est un fat ; et le bonheur
s'il vous plaît.
Ce n'est pas au moment où M™e Favart élait près de lui,
que la maréchal se serait montré moins généreux envers le
mari , son directeur si habile. Il ne mit pas de terme à sa mu-
nificence ; Favart n'en revenait pas ; il disait à sa mère dans une
lettre :
« Je suis à Louvain depuis huit jours , où je ne fais rien à
présent. Toute l'armée est en mouvement et marche du côté de
Tongres pour s'opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop
bien son métier pour laisser le succès douteux; en parlant il
m'a envoyé deux très-beaux chevaux pour mettre à mon
carrosse. »
Voilà donc Favart en carrosse et M™« Favart aussi.
II continue :
« M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles mar-
ques de sa bonté , il vient encore de m'envoyer un lit de camp
de satin rayé , de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à
Paris; c'est la plus jolie chose du monde. »
On remarque sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du
maréchal , que la couleur de la chambre de Favart était présu-
mablement la couleur de la chambre de sa femme. La distinc-
tion ne pouvait être faite par Favart, qui, applaudi , fêté ,
comblé de présents , de chevaux et de tapisseries, écrivait en-
core à sa mère , dans l'excès d'une reconnaissance trop grande
pour ne pas être expansive :
«Ma chère mère,
« Je n'ai pas un quart d'heure pour me livrer au sommeil ;
cependant, je me porte bien et je ne dois rien appréhender. M. le
maréchal m'encourage ; il m'a envoyé à Lière vingt-cinq bou-
teilles de son vin, marchandise fort rare en ce pays à cause du
séjour des troupes. »
Et quand le vin aurait été encore plus rare , et quand il n'y
aurait eu qu'une seule bouteille de vin dans le pays , Favart pou-
vait-il manquer de l'avoir, lui, l'ami du maréchal, lui , le mari
de M^ie Favart ?
REVUE DE PARIS, 113
Le maréchal, d'ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec
Favarl qui lui est si utile dans ses plans militaires , ce serait de
l'injjratitude. Le maréchal n'a été que juste envers lui ; il tient
à se montrer injuste pour les autres; il est prohable que ce fut
une injustice indirectement commise au profit de Favart , que
l'acte dont il se réjouit dans la même lettre à sa mère.
« Je suis maintenant maître absolu de toute la direction ; tous
mes intérêts sont arrangés ; il ne reste plus qu'à calculer pour
mon profit. Si chaque mois de l'année me produit autant que le
dernier et le commencement de celui-ci , je retournerai à Paris
avec cinquante mille francs de bénétices. »
Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaude-
ment servi le maréchal , et combien , pour mieux dire , ils
étaient liés et liés à un point au delà duquel il n'y a rien.
« J'ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal , qui
m'a engagé d'y puiser toutes les fois que mes besoins le com-
manderaient. »
Toutes ces choses ayant eu lieu , politesses, confidences , ca-
deaux , prêts d'argent, voici ce que le maréchal de Saxe écri-
vait à Mine Favart :
« Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous ; vous
êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue M"» Arraide.
Tantôt en pienot , tantôt travestie en amour et puis en simple
bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je
me suis vu au moment de succomber aussi , moi dont l'art fu-
neste effraye l'univers ; quel triomphe pour vous si vous aviez
pu me soumettre à vos lois ! je vous rends grâce de n'avoir pas
usé de tous vos avantages; vous ne l'entendez pas mal pour une
jeune sorcière , avec votre houlette qui n'est autre que la ba-
guette dont fut frappé ce pauvre prince des Français, que Re-
naud l'on nommait, je pense. Déjà je me suis vu entouré de
fleurs et de fleurettes , équipage funeste pour tous les favoris
de Mars. J'en frémis; et qu'aurait dit le roi de France et de Na-
varre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m'avait
trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel vous
m'avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur,
elle est charmante. Mais ce n'est qu'en fuyant que l'on peut
éviter un péril si grand.
» Pardonnez , mademoiselle , à un reste d'ivresse cette prose
3 10
114 REVUE DE PAHIS.
rimée que vos talents m'inspirent; la liqueur dont je suis
abreuvé dure souvent , dit-on , plus longtemps qu'on ne pense.
» M. DE Saxe. »
Tel fut, répétons-nous , le premier résultat des présents faits
à Favart : carrosse, chevaux , tentes , direction de tliéàlre, bou-
teilles de vin, et argent prêté.
Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui
fondait sur elle , sabre nu , mèche allumée , M™e Favart s'é-
chappa du camp du maréchal pour se réfugier à Bruxelles sous
la protection de M'"^ la duchesse de Chevreuse. Toute négocia-
tion pacifique était désormais rompue. Maurice de Saxe , en ap-
prenant cette fuite, se mit dans une colère épouvantable i il la
considéra comme une désertion sous les drapeaux : oser ainsi
s'enfuir au moment oii il croyait tenir la victoire ! Il parlait
d'envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée.
Son indignation tomba sur le mari , qui, ne commençant pas
encore à voir clair dans les galanteries du maréchal , écrivait
à sa femme avec sa tendresse ordinaire.
« Mon cher petit bouffe ! ta santé m'inquiète beaucoup. En-
voie-moi le certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le
maréchal. On doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es
en état de partir pour l'armée -, on m'a même menacé de te
faire venir de force par des grenadiers , et de me punir si j'en
imposais sur ta maladie. Nous sommes ici fort mal ; je ne suis
pas encore logé , et j'ai couché sur la paille à la belle étoile ,
depuis que je t'ai quitté. Quoique ta présence soit ici nécessaire
pour le bien du spectacle, quoique je brûle d'impatience de te
revoir, ta santé doit être préférée à tout. »
Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe
songeait à s'emparer du cœur de M^^e Favart à l'aide de ses grena-
diers. Il ne croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément
abandonner le camp ; personne n'y croyait d'ailleurs, excepté
Favart, si aveugle, si crédule, si confiant dans l'amitié de son
héroïque ami, le maréchal, qu'il ne devinait pas la cause pour
laquelle lui, si fêté d'abord, couchait maintenant sur la paille, à
la belle étoile. Sur la paille ! lui , Favart, logé autrefois sous
une tente rayée, promené en carrosse^ buvant du meilleur vin
du maréchal !
REVUE DE PARIS. 115
Cependant, nulgré les menaces du maréchal et de son corps
d'armée, M™*' Favarl ne retourna pas au camp, mais à Paris,
afin d'être plus loin encore des terribles tendresses de son persé-
cuteur. Qu'allait devenir son mari? Triste retour de fortune !
condamné à payer 26,000 francs qu'il ne devait pas aux pro-
priétaires de la salle exploitée par sa troupe, il est obligé de
quillcM' le Brabant et, par conséquent, délaisser son théâtre dans
une complète anarchie. A qui s'adressera-t-il pour obtenir jus-
lice? A qui? Mais au maréchal, se ditFavart ; n'est-il pas mon
ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes
de Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris où l'on célé-
brait sa valeur, sur tous les théâtres, dans des couplets chantés
sous les balustres d'or de sa loge, en présence même du roi. A
Paris, Favart obtint à peine quelques avares protections dont il
ne lira aucun avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant
au maréchal, il laissa Favart dans la position où il était et où
indubitablement il avait lui-même contribué à le mettre. Enfin
ruiné, tombé plus bas qu'au temps où il pétrissait des échaudés
d'une main et où il écrivait des couplets de l'autre, une lettre
de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg fut son refuge,
un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la moitié
des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris , à la
merci de celui dont la main avait signé sa lettre d'exil ? Sa femme,
obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à
minuit chez elle, n'ayant, au milieu des rues désertes, pour pro-
tection que celle d'une servante, et dans un temps où Ton enle-
vait en pleine impunité, surtout quand il s'agissait d'une actrice
et d'une actrice de la Comédie-Italienne. Cependant Favart
irélail pas encore découvert, et sa femme opposait une pru-
dence à toute épreuve aux conspirations sourdes dont elle était
l'objet. Ils s'aimaient plus que jamais dans leur malheur com-
mun : héroïque fidélité au xviiie siècle ! Toujours présents l'un
à l'autre, ils s'entendaient pour regarder la même étoile à la
même heure; ils s'envoyaient des fleurs qu'ils avaient portées,
et à la fêle de sa bonne Justine . Favarl lui écrivait, au risque
d'éveiller la police de Strasbourg, rôdant autour de sa
retraite :
a Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine ; sois heu-
reuse autant que je me trouve malheureux d'être séparé de loi.
116 REVUE DE PARIS.
et rien n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée
de sa tige ; c'est le symbole d'un cœur flétri par une absence ri-
goureuse. Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête;
mais, au milieu des plaisirs, songe que, situ es formée pour
exciter l'amour, tu es née pour mériter Testirae. »
Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la
sensibilité raisonneuse et antithétique , créée par Diderot dans
les lettres et par Greusedans la peinture ; mais n'est-il pas tou-
chant néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abeilard à
cette époque de démoralisation universelle ? Voici ce que
]\jmc Fayart répondait à son mari : c'est à s'agenouiller devant
tant d'honnêteté sans orgueil et sans paroles vaines. Grand
Dieu ! qu'une femme en écrirait long aujourd'hui, si elle rendait
le même service à l'honneur de son mari.
« 1749, Paris, 1er septembre.
» Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela
m'est égal. Si tu veux, j'enverrai mon débuta tous les diables,
et je pars sur-le-champ pour t'aller retrouver. Il y a toujours
un monde prodigieux quand je parais. Je viens déjouer la dan-
seuse dans Je ne sais quoi, et Fanchon dans le Triomphe de
l'Intérêt. Le duo que j'ai chanté avec Rochard est aussi de ta
façon ; il suffit qu'il vienne de toi pour que jele rende bien.
« On me menace qu'on va me faire beaucoup de mal 5 mais je
m'en moque : j'irai de grand cœur demander l'aumône avec loi.
Je suis pour jamais ta femme et ton amie , » Jisti:se Favart. »
C'est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent
des romans qui sont restés.
Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations
d'une amitié tout d'une venue; elle obtient de ne pas suivre la
comédie à Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour
Lunéville, où était son véritable roi, où Favart devait se trou-
ver. Mais à peine descendue dans cette ville, deux employés à
la police tombent chez elle . Tarrêtent, et. sous prétexte de la
conduire à Fontainebleau, ils la mènent au couvent des Andelys.
Noble conduite du maréchal de Saxe ! le mari en exil, la femme
au couvent !
L'acte esi si odieux, que M'''^ Favart ne pense pas à l'attribuer
tout entier au maréchal, quoiqu'elle dise dans la première lettre
REVUE DE PARIS. 117
datée de sa réclusion : « Je ne sais où Von vie mène ; mais
les plus grands supplices ne me feront jamais manquer à la
vertu. »
Quatre jours après, elle apprend que c'est son père qui Ta
fait enfermer à cause de la prétendue illégalité de son mariafja
avec Favart. L'honnête M. de Roncerey n'admet pas que sa fille
ait épousé un homme de rien qui fait des pièces, lui qui faisait
de la musique pour vivre !
« J'ai vu la lettre de cachet ; c'est mon père qui m'a fait mettre
ici. Ne perdez pas un instant ; envoyez tous nos papiers chez le
ministre, M. d'Argenson, et surtout le consentement de mon
père, signé de sa main; c'est le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs
qui l'a. Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient
de nous arriver. Je suis sûre qu'il voudra bien s'intéresser à ce
qui nous regarde, et nous rendra service dans cette occasion. «
Le service était parfaitement rendu , puisque c'était le
maréchal de Saxe qui, d'accord avec M. de Roncerey, avait
fait cloîtrer M™«= Favart aux Andelys. L'illégalité du mariage
n'était qu'une invention combinée par ces deux honnêtes per-
sonnes.
Du couvent des Grands-Andelys , d'où l'on craignait qu'il ne
lui fût encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la
transféra au couvent d'Angers , comme une prisonnière d'Étal,
elle, dont tout le crime était , non pas de s'être mariée avec
Favart, prétexte ridicule employé par un père plus ridicule en-
core, mais d'être du goût d'un maréchal allemand au service de
la France. Plus on la tourmenterait loin de son mari, dont le
sort l'effrayait , et plus on espérait obtenir d'elle une rançon
extrême et qu'il n'est plus besoin de qualifier. On poussait la
galanterie jusque-là dans ces temps qu'on juge un peu trop
frivoles. Les lettres de cachet , les prisons d'État, les lettres de
bannissement, les couvents, sont choses assez sérieuses ; et on
en usait avec prodigalité, quoiqu'on s'en indignât et qu'on en
rît beaucoup, deux signes incontestables de prochaine dé-
cadence.
Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies ,
TAnacréon sabreur, crut qu'il était temps de se démasquer, la
plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa
cravache, et il écrivit sur ce ton à M™^ Favart :
10.
«8 REVUE DE PARIS.
Le Maréchal de Saxe a Mademoiselle de Chawtilly.
«1749, 21 octobre.
» J'ai reçu, au moment où j'allais partir pour Chambord, la
lettre que vous m'avez écrite de Lunéville, ma ctière Fémine. Je
n'ai point entendu parler de Favart. Vous vous pressez toujours
trop. Il doit être bien flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agré-
ment, gloire, enfin tout ce qui eût fait le bonheur de votre vie ,
pour le suivre dans un genre de vie que la seule nécessité fait
embrasser. Je souhaite qu'il vous en dédommage, et que vous
ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui faites. J'ai vu hier au
soir M. le maréchal de Richelieu, qui était furieux contre vous,
parce que M. Bérier lui avait échauffé les oreilles. Je rabats ce-
pendant tous les coups qui portent sur vous. Plus ne vous en
dirai sur ce qui me regarde, vous n'avez point voulu faire mon
bonheur et le vôtre : peut-être ferez-vous votre malheur et
celui de Favart j je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.
» M. DE Saxe. »
Pour bien comprendre le sens odieux de celte lettre, il faut
dire ici que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à
se cacher dans une cave où il peignait des éventails pour vivre ;
tâche qui, continuée longtemps sous des voûtes humides, et à
la lueur fatigante de la lampe , épuisa sa santé et altéra pour
toujours sa vue. C'était son meilleur ami le maréchal qui lui
avait ménagé cette affreuse existence, afin d'abaisser la résistance
de sa femme. Ployant sous tant de persécutions, M^^e Favart
céda enfin avec résignation ; elle pensa que la vie de son mari
valait bien un sacrifice qui ne déshonorait que celui qui l'exi-
geait et ne savait pas le mériter. Aussitôt sa captivité s'adoucit;
d'Angers elle passe à Tours , de Tours à issoudun ; et quelques
mois après , les deux lettres de cachet dont elle et son mari
avaient été frappés , sont révoquées. Elle et lui furent admira-
bles dans leur constance à refuser, après leurs malheurs , tous
les genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les bil-
lets de raille et de douze cents livres qu'il leur envoyait, étaient
déchirés ou jetés au feu, et pourtant ils avaient à peine de quoi
vivre après une longue absence de Paris et du théâtre qui était
leur profession. Celte conduite était généreuse ; elle devint
REVUE DE PARIS. Hé
noble à la mort du maréchal , arrivée à la suile d'une cliiile de
cheval, le ôO novembre irr.O. A cette occasion, le bon Favart
écrivait ces lignes. « Je crois qu'il m'est permis de dire sur la
mort de cet illustre homme de guerre ce que le père de notre
théâtre disait sur le cardinal de Richelieu :
Qu'on parle bien ou mal du fameux maréchal ,
Ma prose ni mes vers n"en diront jamais rien.
Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal ;
11 m'a fait trop de mal pour en dire du bien.
Tout s'éteint ensuite ; plus de haines ; tout est dit. Favart et
sa délicieuse femme rentrent au théâtre , l'un pour y écrire de
petits chefs-d'œuvre, l'autre pour jouer avec le même succès
quauparavant. Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union,
qui, quoique très-étroite, admet cependant l'abbé de Voisenon,
qui devient de la famille j triple amitié oiJ la bonté, l'indulgence
et l'esprit remplacent les liens du sang.
Tout l'avantage de la comparaison entre le marquis de Bruuoy
et l'abbé de Toisenon appartient au premier, malgré de plus
grandes folies, malgré de colossales axtravagances, dont l'an-
tiquité , à qui il est d'usage de tout rapporter, n'offre pas
d'exemple. Si le marquis de Brunoy souille, de la base au som-
met, le monument de la noblesse auquel il s'appuie, quel scan-
dale plus profond ne cause pas l'abbé de Voisenon, en balayant
de sa robe de prêtre les foyers de théâtres , la poussière des
salons, les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et eu
chantant toutes les Thémire fardées, toutes les Glycère en pa-
nier, toutes les Thaïs décolletées, toutes ies Iris de son temps !
L'un ne blessait que l'honneur d'une institution humaine, utile
peut-être; l'autre portait violemment atteinte à ce qui est un
objet de respect pour tout le monde ; il outrageait en face la
religion dont il était le prêtre. C'est un prêtre d'un rang il-
lustre, d'un nom remarquable, d'une position au-dessus des pe-
tits avantages que pouvait procurer la petite poésie athée en
vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et
compagnie ; c'est un prêtre qui fut presque évêque, et ce qu'il
y a d'aussi étrange, ce fut un prêtre toujours malade , qui rima
des contes, des madrigaux et des épitres si hardies, que le
120 REVUE DE PARIS.
éclianlillons sont difficiles à produire. Ouvrez ses œuvres, si
vous êtes d'â|;e ù ceh, et vous serez édifié : C'est un discours
sur la nécessité d'aiwer, où Tabbé de Yoisenon dit à Daphné,
et Dieu sait ce qu'était cette Daphné !
Ainsi l'amour de la voûte céleste
Descend pour nous dans ce séjour funeste ;
C'est dans ton sein qu'il retrouve aujourd'hui
I/uiiique temple encor digne de lui.
Après ces jolies choses dites à M^'c Diphné, nous trouvons une
épitre de M. l'abbé à M^^^ Elie, qui voulait vie faire sou cha-
pelain. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un
prêtre i)nur chapelain ! Ne dirait-on pas que la proposition
s'adressait à un mousquetaire ? Au reste, l'abbé de Yoisenon ne
la repousse pas; il répond ù M"<= Élie qui i»rélendait le faire
son chapelain :
Le chapelain, rempli de ta divinité,
Ressentira de plus fjrancls troubles
Que ceux que tourmentait l'oracle de Fhébus ;
Tous les jours seront fêles doubles ,
Et les désirs feront le plan des oremus ;
C'est dans tes yeux qu'on lira son rosaire,
I.es amours répondront en chœur ;
La relique sera Ion cœur.
Le mien sera le reliquaire.
El non-seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il
se damnait pour les autres. 11 avait i]u libertinafîe en magasin;
il en cédait à ses amis qui l'envoyaient à leursamies à Poccasion
d'une fête ou d'un mariage. Ainsi le grave Duclos s'adresse ù lui
afin d'avoir quatre vers bien tournés pour envoyer à une
M^'" Olympe, et aussitôt l'abbé prend la plume et intitule ainsi
le quatrain demandé : f^ers au nom de Duclos, à mademoi-
selle Olympe., gui désirait une vierge qui était dans son lit.
Nous ignorons comment M"« Olympe trouva les vers; quant à
nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire. C'est là le
service qu'un grave historien obtenait d'un abbé au xvni siècle.
Puis vient un madrigal sur les limbes, oui, sur les limbes ! ce
REVUE.de PARIS. 121
sujet de si sévères controverses ; puis un envoi de M. le duc
de Richelieu à madame d'Egmont, sa fille , en lui donnant
un autel de l'amour. Il a rimé pour l'historien , il rime pour
un duc. C'est maintenant un peu son tour : A madame de*"*,
gui m'apprenait à faire du filet et à gui j'offrais mon pre-
mier essai de cet ouvrage. Et il débute de cette manière :
Saint Pierre, Vulcain et l'Amour
Firent des filets tour à tour.
Ceux de l'Amour, qu'on idolâtre,
Forment le plus doux des métiers.
Ainsi, les filets de saint Pierre n'ont que le dernier rang
comparés aux autresfilets.il est à remarquer ici, comme ailleurs,
que l'abbé de Voisenon est toujours entraîné à prendre ses
images dans le domaine de la théologie. J'ai pensé que le re-
mords était pour beaucoup dans ces réminiscences pieuses,
acharnées à le poursuivre. Cela est d'autant plus vraisemblable,
qu'il ne se montra jamais ouvertement athée, ni dans ses vers,
ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire ;
et l'occasion était pourtant assez belle ! Avec le patriarche il se
rabat sur la tolérance, thème élastique : il crie un peu contre la
persécution; mais au fond il n'attaque pas les bases de la reli-
gion. Non que ceci l'excuse, car, impiété pour impiété, mieux
vaut celle, s'il y a un choix à faire, qui a pour elle les luttes et
les fatigues du raisonnement , que l'ijnpiélé infirme qui se com-
promet sans réflexion et tombe dans l'abîme, non avec la di-
gnité du plongeur hardi , mais en deux doubles et les yeux
fermés. Satan est noble; les diablotins sont ridicules. L'abbé
Voisenon ne fut jamais qu'un diablotin en impiété.
Si l'abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bons sens,
que penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer mi-
nistre de France dans une cour étrangère? l'abbé de Voisenon!
cet homme que M. de Lauraguais appelait une poignée de puces.
Mais s'il ne fut pas ministre de France, il était écrit qu'il serait
ministre de quelqu'un. Il était trop incapable de l'être pour que
cela n'arrivât pas. Quelques années après, le prince-évéque de
Spire le nomma son ministre plénipotentiaire h la cour de
France. Il ne lui manquait plus que d'être académicien : il
122 REVUE DE PARIS.
le fut; il succéda à Crébillon, l'auteur à'Alréeet Tlifeste,
Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre
plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du
haut clergé , honoré dans sa personne d'une distinction aussi
rare. Toute flatteuse qu'elle fût, cette mission n'arrêta pas ce-
pendant son entraînement vers le théâtre; l'eût-on fait pape, il
aurait encore écrit des opéras et des vaudevilles à la face de la
chrétienté scandalisée. Au nombre des nobles ecclésiastiques
qui allèrent le complimenter, il s'en trouva un qui, s'étant pré-
senté plus tard que les autres et au moment où les réceptions
semi)laient épuisées, causa quelque surprise au château de Voi-
senon. Descendu à Melun où il avait été invité â déjeuner par
le chapitre, l'évéque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut,
la journée étant belle, le chemin agréable , d'aller à pied et à
travers champ de Melun à Voisenon , pour y apporter ses féli-
citations au ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écou-
lant le bruit des cloches du couvent , qui avait toujours quel-
que chose à sonner^ comme disait l'abbé de Voisenon, l'évéque
de Meaux parvint, de sentier en sentier tracé dans la campagne,
au château où il n'était pas attendu. On était en automne; il y
avait plus de fruits que de feuilles sur les arbres. Sous un pom-
mier , l'évéque aperçoit , dans un costume fort différent du
costume villageois, une jeune fille occupée à manger des fruits
avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son
corset était en salin rose semé de paillettes d'argent. — Qui
êtes-vous ? lui demanda l'évéque en s'arrêtant près de l'arbre. —
Monsieur , je suis un Jeu ; mademoiselle , qui est sur l'arbre ,
est aussi un JeUj et nous mangeons des pommes, comme vous
voyez. — Après avoir regardé dans le pommier l'autre demoi-
selle qui était aussi un jeu , en corset amarante avec des pail-
lettes d'or, l'évéque , fort entrepris, s'achemina vers le château.
A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets
rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire; il
s'avance et il aperçoit d'autres jeunes filles , portant au-dessus
du front des touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons
de tricot. C'est du sortilège , dirait-on , pensa l'évéque , qui de-
manda cependant aux vendangeuses qui elles étaient : — Nous
sommes une troupe de génies , et voilà deux plaisirs, répon-
dirent-elles ; n'avez-vous pas rencontré les jeucc plus loin? —
REVUE DE PARIS. 123
J'ai rencontré les jeux , répliqua Tévêque , plus pressé que
jamais d'arriver au château pour avoir l'explication de ces
étranges divinités en train de gaspiller la propriété de Tabbé de
Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me
suis pas trompé cependant ! Je suis bien dans le château de
Voisenon : voilà le château , voilà l'église, voilà l'abbaye. Des
bruits nouveaux frappent encore son oreille dans une haie
de groseillers , plantée à très-peu de distance du château même.
Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit une fort belle
femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux gros
serpents en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évèque de
s'informer en compagnie de qui il se trouvait. —Si le voyageur
est altéré , lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe , il n'a
qu'à cueillir des groseilles ; la Discorde et sa suite le lui per-
mettent, — La Discorde et sa suite ! s'écria l'évèque j mais je
suis donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les ^ew^" et les
plaisirs, les génies et la Discorde!
Il touchait au seuil du château , dont quelques portes avaient
été enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue
perspective. Au moment où il entra, une femme vêtue d'une
longue robe bariolée de figures astrologiques, le front étincelant
d'une étoile en papier d'argent , vint à lui en chantant :
Le soleil nous ramène au jour où tous les ans
Le conseil souverain m'appelle :
Evitez de l'Amour les pièges séduisants;
Souvent sa blessure est cruelle.
— Je ne comprends rien à tout cela , madame ou mademoi-
selle, dit l'évèque , dont la surprise devenait de l'inquiétude
mêlée de honte: ne suis-je pas au château de Voisenon?
— Vous y êtes , monsieur , répondit une autre femme qui ,
montrant des bras et des épaules nus sur une draperie blanche,
se prit à chanter avec roulades ces paroles , presque de circon-
stance :
Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.
— Mais, mademoiselle, expliquez-moi.... La demoiselle re-
prit :
124 REVUE DE PARIS.
Comment effacer de mon cœur
Les traits de ce mortel si tendre,
yue m'offre uu songe trop flatteur?
Quel charme pourra m'en défendre?
Quelles paroles pour un évêque ! il ne savait que devenir, où
aller, puisqu'il était au château. Dehors? mais dehors il y avait
des^eM.r^ des plaisirs, des génies et des discordes. Quand il
interrogeait, on lui répondait en chantant. Cependant il dit
avec beaucoup de douceur à la même personne :
— Je désirerais être présenté à M. l'abbé de Voisenon; pour-
rais-je....
L'Amour est un dieu trop léger,
Il s'envole et produit la haine ;
Il sait nous cacher le danger.
Je ne veux point porter sa chaîne.
-- Qu'il en soit comme VOUS le voudrez, madame, mais je
m'en irai sans avoir vu M. de Voisenon.
— Vous prenez assez mal votre temps , lui dit enfin en prose
la folle chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au
château Mirzèle?
— Qu'est-ce que Mirzèle ! Oserai-je vous demander...
— Ah çà ! d'où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette
heure que M, de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la
Comédie-Italienne, et nous la répétons aujourd'hui. Et la preuve,
écoulez-moi bien : c'est le morceau de Zéphis.
Jeune Mirzèle,
Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés ?
Aimez.
Zéphis triste pour vous ; Zéphis sera fidèle ;
Aimez.
Regardez à vos pieds l'amant que vous charmez.
Aimez.
Le plaisir dit, quand on est belle :
Aimez !
— Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus
profonde confusion l'évêque de Meaux.
REVUE DE PARIS. 125
— La comédie , non 5 mais l'opéra. Vous voyez en nous les
artistes de la Comédie-Italienne, qui répètent, comme j'ai eu
l'honneur de vous l'apprendre , la dernière féerie de M. de Voi-
senon.
— Et moi, pensa révêque en descendant les marches du salon
pour s'en aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui
croyais trouver ici des moines à profusion! Comme il terminait
sa triste réflexion, il entendit la voix des moines qui chantaient
dans les corridors du couvent. Quelle bizarre impiété ! se dit-il
en prêtant l'oreille tantôt au latin des moines , tantôt à la musi-
sique des chanteurs , M. de Voisenon ne pense guère à son salut.
Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevro-
tante , mêlée de toux , qui grinçait ces paroles dans le salon :
Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,
Je connais de tes traits la perfide douceur ;
Je ne vois plus en toi qu'un tyran qui prépare
Les crimes des mortels, et la honte et Thorreur.
— A la fin je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria
révêque de Meaux.
— Monseigneur l'évéque de Meaux chez moi ! s'écria à son
tour Voisenon un peu décontenancé , mais remis aussitôt.
Monseigneur, vous arrivez à temps; mes moines vont chanter
vêpres : allons à la chapelle.
A cinquante-deux ans , toujours pour se défaire de soi»
asthme , il voulut essayer de l'effet des eaux minérales sur son
tempérament étiolé. Son voyage de Paris à Cautères, et son
séjour dans ce bourg de bitume et de soufre , racontés par lui-
même dans ses lettres, peuvent être considérés, à quatre-vingts
ans de distance, comme une peinture historique de la manière
de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les
pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande
et chétive du narrateur : « Nous passâmes hier par Tours, dit-il
à son ami Favart, dans sa première lettre, datée de Châtel-
lerault et du 8 juin 17G1 , où M^^e la duchesse de Choiseul reçut
tous les honneurs dus à la gouvernante de la province, nous
entrâmes par le mail qui est planté d'arbres aussi beaux que
ceux du boulevard. II y eut un maire qui vint haranguer M™c la
3 11
12fl REVUE DE PARIS.
duchesse ; M. Sainfrais , pendant la harangue , s'était posté pré-
cisément derrière, de sorte que son cheval donnait des coups
de tète dans le dos de l'orateur, ce qui coupait les phrases en
deux, parce que l'orateur se retournait; après il reprenait le
fil de son discours 5 nouveaux coups de tête du cheval , et moi de
pâmer de rire. A deux lieues d'ici , nous avons eu une autre
scène : un ecclésiastique a fait arrêter le carrosse, et prononcé
un discours pompeux adressé à M. Poissonnier , en l'appelant
mon prince; M. Poissonnier a répondu qu'il était plus, que tous
les princes dépendaient de lui , et qu'il était médecin. — Com-
ment , vous n'êtes pas M. le prince de Talmont ? a dit le prêtre
— Il est mort depuis deux ans, a répondu M™^ la duchesse.
— Mais, qui est donc dans ce carrosse? — C'est M™^ i» duchesse
de Choiseul. Aussitôt il a commencé par la louer sur l'éducation
qu'elle donnait à son fils. — Je n'en ai point , monsieur. — Ah !
vous n'en avez point , j'en suis fâché. Ensuite , il a tiré sa révé-
rence.
y> Adieu , mon bon ami ; nous arriverons à Bordeaux jeudi; je
m'attends à me bourrer comme il faut. »
Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque ! L'abbé
de Yoisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux , et
un abbé affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi
dîner, les premiers gentilshommes venus.
C'est à M™e Favart qne Voisenon écrit de Bordeaux. « Nous
arrivâmes hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de
Richelieu avait passé la Garonne pour venir au-devant de M^^eja
duchesse de Choiseul ; il la conduisit dans sa belle frégate bien
vernie, bien musquée surtout, et meublée d'un beau damas
cramoisi avec des galons et des crépines d'or. Cette ville-ci est
admirable avant que l'on n'y arrive, tout ce qui tient à l'exté-
rieur est tout au mieux; mais ce qui m'afiQige, c'est qu'on n'y
voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas que
les sardines eussent pris parti contre nous ; je m'en vengeai sur
deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de
perdrix rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre , à
ce que dit M. le maréchal, et qui était aussi frais , aussi parfumé
que s'il avait été fait la veille. »
Si l'on s'étonnait de ce qu'un asthmatique mangeât des perdrix
et des truffes , sans être horriblement malade , l'étonnement ne
REVUE DE PARIS. 127
serait pas long. Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart : <»Mon
ami, j'ai passé une nuit afFreuse : je viens de fumer (1) et de
prendre mon kermès. Je ne pourrai voir aucune rareté de cette
ville. Si je suis trois jours de suite à Cautères dans cet état-là ,
vous me reverrez à la lin du mois. »
On croit que l'abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il
ajoute : « La table , hier à dîner, fut couverte de sardines ; j'en
mangeai six en six bouchées ; c'est un morceau délicieux; je
compte, malgré mon kermès, en manger autant aujourd'hui avec
mes deux ortolans, rsous parlons demain, et mercredi nous ar-
riverons à Cautères. »
Ainsi malade , le 11 , d'un monstrueux souper pris le 10, le
lendemain 11 il mange enfin des sardines six par six et encore
des ortolans! Le 18 , il écrit de Cautères à Favart : « Je suis
arrivé hier en bonne santé ; j'ai mal dormi , parce que la maison
où je loge est sur un torrent qui fait un bruit affreux. Ce pays-ci
ressemble à l'enfer, comme si on y était, excepté pourtant que
l'on y meurt de froid ; mais c'est une horreur à la glace, comme
était la tragédie de Térée (2). »
Et Voisenon écrit douze jours après , en s'adressant à
M"ie Favart : « L'oncle de M"»*' la duchesse de Choiseul , qui
vous faisait tant de compliments dans le foyer, est arrivé d'hier ;
il loge avec moi. 11 trouve déjà que l'on mène une vie triste ici.
Je lai cependant présenté ce matin dans la meilleure maison de
Cautères. J'avoue que j'y suis les trois quarts du jour ; il n'y a
point des femmes, mais il y a des choses dont je fais plus
d'usage; en un mot, c'est chez le pâtissier : il fait des tartelettes
admirables , des petits gâteaux d'une légèreté singulière, et de
petites tourtes composées avec de la crème et de la farine de
millet; on appelle cela des millassons. Je m'en gave toute la
journée; cella fait aigrir mes eaux, cela me rend jaune; mais je
me porte bien. »
Cette goinfrerie de l'abbé de Voisenon , toujours entre des
pâtés et son tombeau, finit par être curieuse comme use étude.
On tient à savoir qui l'emportera sur lui de l'asthme ou de la
(1) L'abbé de Voisenon fumait, non pas du tabac, mais quelque
simple médicinale, dont il aspirait la vapeur.
(2) Tragédie de Lemierre.
128 REVUE DE PARIS. '
pâtisserie, a Mon cher neveu, continue-l-il d'écrire h Favart,
c'est aujourd'hui que j'étouffe , mais par ma faute. Je dînai si
fortement hier, que je ne pouvais plus me remuer en jouant au
cavagnolej j'étais si plein, que je disais à tout le monde : Ne
me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par extraordinaire;
ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j'ai actuellement dans l'es-
tomac mes six gohelets d'eau, qui disent comme ça qu'ils ne
veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat : cela
ne m'empêche pas de dire cette chanson :
La sagesse est de bien dîner,
En commençant par le potage ;
La sagesse est de bien souper,
En finissant par le fromage.
On est heureux si Ton peut se gaver,
Et si l'on digère, on est sage. '
Et plus loin il ajoute : a Je me baigne tous les matins ; je res-
semble à une allumette que l'on soufre. Je m'en porte assez bien ;
cependant j'ai des ressentiments de mon asthme dont je ne gué-
rirai jamais, n
Il était difficile qu'il guérît avec ces malheureux excès de table
qui auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous
chercheriez dans sa correspondance avec Favart et sa femme
une seule pensée détachée des plaisirs de la bouche. On a lu
avec quelle estime il cite un pâtissier , établi à Cautères ^ fameux
par ses tourtes; son bonheur ne devait pas s'arrêter là. « Un
second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma réputation, est venu s'éta-
blir ici; tous les jours il y a une émulation et un combat entre
ces deux artistes. Je mange et juge : c'est mon estomac qui en
paye les dépens. Je vais au bain et je reviens au four. Je revien-
drai dans le temps des grives ; j'en ferai manger à ma petite
nièce (M™" Favart); vous les effaroucherez, et moi je les tuerai.
Nous avons ici des perdreaux rouges que l'on apporte de toutes
parts : ils sont délicieux. »
Enfin il resta si longtemps aux eaux, où il était allé unique-
ment pour se soigner et vivre dans la i)lus rigoureuse sobriété,
que la veille de son départ de Cautères il écrivait tristement à
TVIme Favart: ^' Je suis tel que vous m'avez vu : quelquefois
REVUE DE PARIS. 129
asthmatique, me traînant toujours et me livi-ant trop à ma jîour-
mandise. >> Les douleurs qu'il éprouva pendant son séjour à
Baréges, avant son retour défînilif à Paris, sont la preuve du
déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis,
de mon côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuel-
lement dans une attaque d'asthme si violente, que je ne puis
douter que ce ne soit l'air de ce pays-ci qui me soit aussi con-
ti-aire que celui de Montrouge. Si je suis demain aussi mal, je
retournerai passer la semaine à Cautères, et samedi j'irai à Pau,
afin d'y attendre les dames qui y passeront lundi pour gagner
Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant la
route. «
Tel fut le bienfait qu'obtint l'abbé de Voisenon d'une rési-
dence de quatre mois aux eaux de Cautères et de Baréges. Il
retournait à Voisenon infiniment plus malade qu'il ne l'était en
partant. La veille même du jour où il monta en voiture pour
rentrer chez lui , où il voulait, comme il le dit quelque temps
après, se trouver deplain-pied avec les toinbeaux de sespères,
il se livra à un monstrueux diner sur les montagnes de Baréges.
Un poète aurait salué la nature d'un adieu touchant; lui,
mangea comme un ogre : « Mes porteurs étaient des chèvres
plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers,
qui descendaient dans des endroits si escarpés , que , si je ne
m'étais pas cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt
fois dans des abîmes. Nous arrivâmes à un lac qui a une grande
lieue de circonférence : l'eau en est bleue, vive et claire comme
celle de la mer; nous fîmes pêcher des truites que nous mîmes
griller sur-le-champ dans la cabane d'un Espagnol; elles étaient
bien saumonées et d'un goût merveilleux. Nous avions porté
beaucoup de daubes , de rôti froid , des fricassées de poulets
dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisseries délicieuses;
je mangeais à effrayer toute la compagnie; l'air de la mon-
tagne {m'avait donné un appétit dévorant : on ne pouvait pas
concevoir comment une aussi mince personne avait un aussi
grand estomac. J'espère arriver à Paris le 2 octobre; je compte
que nous coucherons à Belleville dès le lendemain. »
Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux
par l'abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre,
était la petite maison de campagne de Favart, qui y recevait
11.
130 REVUE DE PARIS.
ses amis, le vieux Crébillon, Boucher et Vanîoo. Voisenon y
avait sa chambre , comme , du reste, il en avait une chez tous
ses amis. Sa vie s'éparpillait comme ses petits vers et ses dîners.
Cependant l'époque approchait où sa déplorable santé allait
l'obliger à ne plus quitter son château de Voisenon, habité plus
souvent que par lui , jusque-là , par son frère et sa belle-sœur ,
excellentes personnes pleines d'indulgence pour ses mœurs
décousues. L'air de la Brie lui rendait parfois des apparences
de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une
si large part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux
belles qualités exigées par Fontenelle, pour atteindre à une
grande longévité : un bon estomac et un mauvais cœur. I!
n'eut qu'un mauvais cœur, non qu'il fût ingrat ou dur, mais il
était indifférent au suprême degré, et c'est là ce qui constitue le
mauvais cœur, selon Fontenelle. On ne saurait en avoir de
meilleures preuves que la lettre suivante, écrite par lui à Favart,
du château de Voisenon, où il était réinstallé. C'est du reste
une des plus jolies pages qu'il ait écrites de sa main si paresseuse
et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables
facilités de W^^ de Sévigné, cette divine plume.
Il s'adresse encore à Favart.
« Mon cher neveu ,
« Depuis jeudi je m'engraisse d'ennui , et j'éprouve que rien
ne rend plus imbécile que de s'ennuyer. Ma tête ressemble à un
terrain sablonneux où rien ne peut pousser; c'est le jardin de
Bclleville, il n'y pousse que des lilas, et c'est ma petite nièce
qui est le lilas, à l'exception qu'elle s'y maintient toujours en
fleurs , et que les lilas de Belleville passent au bout de quinze
jours. J'ai la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd
qui est mort ; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent
point sont restés. Je me promène les après-dîner. Il fait un froid
excessif; cependant tout mon bois n'est qu'un tapis de bouquets
jaunes et de violettes. Ils semblent dire à mon neveu : Venez ,
venez, afin de nous chanter; et à ma nièce : Venez, venez, afin
de nous parer. Vous êtes de bien mauvaises gens de n'être pas
venus passer quelques jours avec nous. Ma belle-sœur me charge
de vous en faire des reproches , aussi bien que de votre silence
REVUE DE PARIS. 131
à son égard. Je ne la vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour,
je prends mon chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et
demie au plus tard. J'ai ici un architecte qui fait le mémoire et
le plan de tous les ouvrages de mon église; il en viendra demain
un autre pour attester la vérité de tout ce que celui-ci inven-
tera , et Ton agira ensuite.
» J'eus hier un spectacle bien triste , mon bon ami , et qui me
fit pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie ;
son mari est mort avant-hier; je trouvai l'enterrement le soir :
la bière était dans une charrette , et la petite veuve se précipitait
sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah ! pauvre
Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir?
Quoi ! mon cher homme , tu n'es plus avec ta femme ; je ne te
verrai donc plus? Et ces malheureux enfants, qu'en ferai-je?
Ah ! mon pauvre cher homme !
« Je n'ai jamais vu une douleur aussi violente , aussi sincère,
aussi communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai,
la chose bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient
péter les veines avant d'être aussi touchants. Je crois même
que le grand Opéra, malgré ses beaux sentiments , ne l'est pas
autant. Votre lettre m'a bien fait rire, Fumichon (1); écrivez-
moi souvent , etc. »
Le Ion vrai , les lignes abandonnées de cette jolie lettre, con-
trastent singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et
les paroles insoucieuses de la fin. L'homme est là tout entier;
mais Ihomme touché, à son insu et comme malgré lui , du spec-
tacle d'un beau printemps et d'une douleur déchirante.
Voyant que les eaux n'amélioraient pas sa santé, si toutefois
il avait jamais eu une santé, l'abbé de Voisenon abandonna les
médecins et leurs ordonnances infructueuses , pour chercher
ailleurs des remèdes à la guérison de son asthme , de plus en
plus fatigant à mesure qu'il vieillissait. Comme il parlait tou-
jours de son mal et qu'on lui en parlait sans cesse pour lui faire
la cour, il lui fut dit un jour qu'il existait quelque part dans
une mansarde de Paris un abbé extrêmement savant en chimie
(1) Favart avait Thabitude de fumer, non pas des simples, comme
Tabbé de Voisenon, mais du tabac. Le vieux Crébillon fumait beaucoup
aussi.
132 REVUE DE PARIS.
occulte, un adepte du grand Albert, le maître des maîtres dans
l'art des empiriques. Comme tous les sorciers , et comme tous
les savants du xviiie siècle, cet abbé était dans une affreuse
misère, dans un dénûment de poëte. Celui qui avait le secret
des plantes et des minéraux , du feu et de la lumière, de la gé-
nération des êtres , n'avait pas celui de se procurer une soutane
et du pain. Il montait, par les efforts de la magie, jusqu'au der-
nier cristallin sans pouvoir se maintenir plus d'un mois dans le
même appartement à cause de son indifférence envers les pro-
priétaires. A cela près , c'était un être merveilleux , inventant
des spécifiques pour guéiir toutes les maladies et l'asthme par
conséquent. On se disait même à voix basse, avec une espèce
d'effroi^ car on était très-superstitieux au xviiie siècle, quoi-
qu'on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un
seul : l'or potable. Chacun sait que l'or potable , or froid et li-
quide comme le vin, bu à certaine dose, combat toutes les ma-
ladies et en triomphe, est la santé même, la jeunesse perpé-
tuelle, cela va sans dire, et ne serait pas moins que l'immor-
talité , si Paracelse. qui avait trouvé aussi l'or potable dans sa
panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans. Voise-
non n'eut plus qu'une pensée , celle de voir ce magique abbé et
de l'attirer à son château. Désir insensé, monstrueux, car le
Prométhée repoussait toute avance; poursuivi par la Faculté,
cassé par le tribunal ecclésiastique , maltraité par la police qui
ne veut jamais qu'on fasse de l'or, il avait renoncé , dans sa
misanthropie sauvage, ù soulager l'humanité aux dépens de son
repos et de son salut. Terrible perplexité de l'asthmatique Voi-
senon , qui ne se mit pas moins en campagne pour découvrir le
grand médecin !
Où trouver un sorcier à Paris ? A qui s'adresser décemment ?
à quelle catégorie de profession ? Il y a tant de gens prêts à rire
des choses les plus respectables. Toutes les fois que Voisenon
coudoyait , aux Tuileries ou au Palais-Royal , une soutane en
lambeaux , il s'imaginait avoir heurté son homme. Aussitôt il
entrait en conversation, cherchait à lier connaissance, et il
palpitait d'espérance jusqu'au moment où Terreur se dévoilait.
Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le len-
demain ses voyages à la découverte de l'or potable. 11 eut un
jour une soudaine illumination. Puisque l'archevêque de Paris
REVUE DE PARIS. Iô3
a censuré la conduite de l'abbé que je cherche depuis si long-
temps, se dit-il , l'archevêque doit savoir oîi il est logé, comme
si les sorciers étaient logés ! Dans la même journée , il parut à
la chancellerie de l'archevêché. Si Ton demandait pourquoi Voi-
senon ne disait pas, aux personnes qu'il interrogeait, le nom
de cet introuvable abbé, c'est qu'il ne savait pas ce nom. Les
magiciens ne se font guère connaître que par leurs œuvres. Ce-
pendant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son indescrip-
tible joie. Après quelques recherches faites dans les registres de
la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l'abbé, déplorabh^
sujet à tous les titres , s'appelait Boiviel et logeait , au moment
des poursuites exercées contre lui, rue de Versailles au fau-
bourg Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la
rue de Versailles ! elle est épouvantable aujourd'hui , et pour-
tant elle s'est considérablement embellie depuis le xviiie siècle.
Il frappe à tous les chenils ; aucun aboiement ne répond au
nom de l'abbé Boiviel. Enfin . à un septième étage au-dessus de
la boue , une vieille femme lui apprit, dans une soupente où
l'on parvenait au moyen d'une échelle de corde, que l'abbé
Boiviel avait quitté l'appartement depuis environ six mois pour
aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce délai laissait
supposer qu'il avait nécessairement dû changer de logement
cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non dé-
couragé , Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur
l'état de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait
(le l'or potable.
Un hasard incroyable voulut que l'abbé Boiviel n'eût changé
que trois fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de
la rue de Versailles. De Ménilmontant il avait déménagé pour
Passy ; de Passy il était allé se loger à la Chapelle, où il ré-
sidait.
Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménage-
ments ne fut pas obligé d'avoir recours l'abbé seigneur de
Voisenon , en abordant l'abbé déguenillé , qui faisait en ce
moment son déjeuner sur une chaise. Il avait trop d'esprit
pour ne pas traiter le plus tard possible du sujet de sa vi-
site. Qu'importaient les lenteurs? il avait là , devant lui , il te-
nait le médecin mystérieux, infaillible . le successeur du gîand
Albert,
134 REVUE DE PARIS.
Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qn'on ne l'a-
vait dépeint à l'abbé de Voisenon. II parlait de se présenter à
la société des missions étrangères , afin d'être chargé d'aller
prêcher le christianisme au Japon , quoiqu'il ne crût pas beau-
coup au christianisme ; et moi je ne crois pas au Japon ,
aurait peut-être ajouté l'abbé de Voisenon , s'il eût eu dans ce
moment l'esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en
enlendant émettre un pareil projet 5 quand il avait enfin trouvé
l'abbé Boiviel, l'abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!
Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les
neuf autres , Voisenon dit à Boiviel , qu'il savait toutes les per-
sécutions que lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des
causes qu'il voulait ignorer; il se garda de parler de l'or po-
table. Touché de tant de constance dans son malheur, il venait
proposer à l'abbé Boiviel d'habiter son château de Voisenon
où , dans le repos et une vie exempte de soins matériels, il au-
rait des loisirs pour méditer et pour écrire. Sa démarche, har-
die en apparence, était excusable à la juger avec indulgence j
il était heureux, riche , puissant mêmej ne devait-il pas l'appui
de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins
heureux que lui? L'abbé Boiviel serait comme chez lui à Voise-
non 5 son indépendance n'en souffrirait pas; quand il serait las
d'y séjourner, il le quitterait pour y revenir toutes les fois que
cela lui conviendrait. Le sanglier se laissa museler; le soir, une
bonne voiture conduisait au château de Voisenon le chimiste, le
sorcier, le magicien Boiviel. J'aurai mon or potable, se disait
l'abbé de Voisenon en toussant comme toujours.
Installé au château , l'abbé Boiviel se plia à Texistence mo-
nacale qu'on y menait ; un aussi bon régime adoucit son carac-
tère et ses mœurs. Il ne parla plus de s'expatrier au Japon,
mais il ne parlait pas non plus de l'or potable , quoi que Voise-
non tentât pour le faire s'expliquer sur ce point essentiel. Dès
qu'il abordait les questions de chimie et d'alchimie, Boiviel évi-
tait de répondre ou tombait dans une profonde taciluruité ; et
pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous ses dî-
ners klaCroix de Lorraine, mémorable taverne où mangeaient
les abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice;
on lui avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas
et beaucoup de chemises.
REVUE DE PARIS. 135
Au bout de trois mois de résidence au château , il était devenu
gras, frais et rose, comme il ne l'avait jamais été à aucune
époque de sa vie. Enhardi par l'amitié qu'il avait montrée à son
hOle , Voisenon osa dire un jour à l'abbé Boiviel , que tout esprit
fort qu'on le croyait dans le monde, il avait une foi absolue à
l'alchimie; il ne niait ni la pierre philosophale, ni la panacée,
ni l'or potable. Boiviel ne put plus reculer; admettait-il ou
n'admettait-il pas l'or potable ? Il y croyait! mais selon lui,
c'était un grand péché d'en composer ; Dieu s'en offensait ; c'é-
tait , pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la création,
que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal.
Vn sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement
l'abbé de Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête
de l'or potable; il attendit encore trois mois, et pendant ces
trois mois, nouveaux agréments ménagés à Boiviel, qui s'ha-
bituait au bonheur avec résignation.
Traité comme ami , appelé de ce nom , Boiviel autorisa l'abbé
de Voisenon à lui dire, dans un moment d'épanchement , qu'il
n'avait plus d'espoir que dans l'or potable , pour guérir de son
asthme; sans ce spécifique autant au-dessus des autres remèdes
que le soleil l'emporte sur le feu , il n'avait plus qu'à mourir.
Boiviel fut ému , ébranlé , et sa conscience céda à la voix de
l'amitié. Seulement il dit à son ami que , pour faire un peu d'or
potable , il fallait beaucoup d'or solide. Le premier essai coû-
terait dix mille livres au moins. Voisenon , qui en aurait donué
vingt mille pour ne plus soufîrir, consentit au sacrifice, et il
remercia son futur libérateur, qui, dès le lendemain , com-
mença le grand œuvre. Quelle sage lenteur il y apporta! Les
jours suivaient les jours, les mois suivaient les. mois ! pas de
l'or, si ce n'est celui que versait en pièces de vingt-quatre livres
l'abbé de Voisenon. Le jour vint cependant , les dix mille livres
étant épuisées, où Boiviel dit au malade que l'or potable était
en flacon , et qu'il serait bon à boire dans un mois.
Ce fut pendant ce mois que l'alchimiste Boiviel prit congé de
l'abbé de Voisenon , pour aller voir son vieux père qui habitait
la Flandre. Avant deux mois il serait de retour au château, et il
y arriverait à temps pour constater les heureux effets de l'or
liquéfié. Embrassé de son ami , comblé de présents , sollicité
de revenir le plus promptement possible , Boiviel quitta le châ-
156 REVUE I)E PARIS.
(eau de Voiseiion, où il avait vécu près d'un an , et Ton a vu de
quelle manière.
Après le temps indiqué par Boiviel i)Our que l'or fût potable,
Tabbé de Voisenon commença son traitement. Il vida le premier
flacon , le second , le troisième , attendant avec une sage pa-
tience que le résultat pût se manifester. On n'apaise pas un
asthme en quelques jours, un asthme de quarante ans au
moins.
Boiviel ne revenait pas ; depuis quatre mois il était en Flan-
dre 5 aux quatre mois en succédèrent quatre autres : pas de Boi-
viel. L'année allait être révolue; les flacons diminuaient; pas
de Boiviel.
Il est inutile de dire que l'abbé Boiviel ne reparut plus, qu'il
n'était pas moins qu'un charlatan et un voleur. Mais ce qui est
singulier à dire, c'est que l'abbé de Voisenon se trouva beau-
coup mieux de son asthme après avoir bu de l'or potable com-
posé par Boiviel. Et son regret, à la fin de ses jours, fut de
n'avoir pas prévu la mort ou la disparition , tout aussi pénible ,
de son alchimiste- il lui aurait fourni les moyens de composer,
en plus grande quantité , de l'or potable. En le ménageant tro|),
l'or opérait moins sur ses organes, il ne hàlait pas assez vile
son retour à la santé. Raisonnement profond , mais un peu
ébranlé par ce fait , que ne commt pas l'abbé de Voisenon, c'est
qu'il mourut de l'aslhme.
Pour se montrer supérieur aux assauts du mal , il feignait
souvent de se croire aussi dispos qu'autrefois , plus dispos même
qu'il ne l'avait jamais été dans sa jeunesse ; il quittait alors son
fauteuil oi:i il gémissait de l'asthme, il repoussait les oreillers ,
jetait son bonnet de coton, lançait ses pantoufles loin de lui,
et il appelait à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triom-
phes menteurs de sa volonté sur sa chélive organisation, il
éveilla un matin , pendant l'hiver, son valet de chambre.
— Ma culotte de drap! ma culotte de drap ! criait-il.
— Mais , monsieur l'abbé, y songez-vous? Vous avez été au
plus bas hier au soir, lui objecta timidement son fidèle domes-
tique.
— C'est possible, hier soir ne me regarde pas, ma culotte
de drap! —donne! — maintenant, mon gilet fourré! — va
donc!
KEVCJE DE PARIS, 157
— Mais, inu:isieiir l'abbé, pourquoi quilici- voire chambre ,
votre bon fauteuil? vous êtes si i)âle.
— Je suis pâle , dis-tu ; cela va donc mieux que jamais ; j'ai
été jaune comme un coing toute ma vie. — Bien ! j'ai mon gilet ,
ma culotte; — apporte ma redingote.
— Votre redingote ! que vous ne mettez que pour sortir?
—- C'est aussi pour sortir que je la demande- Tu raisonnes
comme un pur valet de comédie , aujourd'hui ; pourquoi ne
mettrais-je pas ma redingote pour sortir? As-tu peur que je ne
l'use trop? Voudrais- tu mêla voler plus neuve?
— J'ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux,
si vous ne gardez pas la chambre. 11 fait très-froid ce matin.
— Ah! il fait froid ; eh! mais tant mieux , j'aime le froid.
— Il neige même beaucoup, monsieur l'abbé.
— En ce cas . mes grandes bottes polonaises.
— Vos grandes bottes polonaises ! et dans quel but?
— Probablement, ce n'est pas dans le but de faire un poème;
car si Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème,
il fallaitdutemps et dugoût,il n'a pas ajoutéque des bottes fussent
nécessaires. Encore une fois , je veux mes bottes polonaises
pour aller à la chasse. Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?
— A la chasse à la maladie , monsieur l'abbé.
— Maraud ! à la chasse au loup dans le bois. — Allons ! vite !
mes bottes, et pas de dialogue.
— Voilà vos bottes, monsieur Tabbé. En vérité, vous n'avez
pas de pitié de votre santé !
— Aurais tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la
grâce de m'apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon
feutre et mon fusil.
— J'y vais , monsieur l'abbé.
Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son
maître , l'abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier.
D'impatience il appelait plus fort , sifflait , et jurait même quel-
quefois.
— Ah ! vous voilà ! c'est bien heureux, ma foi ! monsieur le
palefrenier. Réunissez mes chiens , détachez-en trois ; je pars
à l'instant pour lâchasse, et j'emmène avec moi Misapouf,
Aménaide et Zaïre. Laissez reposer M^^*^ Deschamps, qui s'est
foulé la patte l'autre jour, au ru de Savigny.
5 12
158 REVUE DE PARIS.
— Je vais les tenir prêts, monsieur l'abbé.
L'abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l'aide de sou valet
de chambre, qui ne cessait de lui répéter ; Il fait si froid, qu'on
a trouvé des chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts
dans les viviers, des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux
morts sur les branches, et même des loups morts de froid dans
la forêt.
— Mon ami , lui répondit l'abbé de Voisenon, tu en as trop
dit; les loups morts de froid m'empêchent de croire au reste;
sur ce , je pars. Écoute-moi bien : Au retour, je veux trouver
mes cataplasmes de thériaque préparés , mon or potable, mon
lait d'ànesse convenablement chaud et mes tisanes faites ; re-
commande cela à Toffice.
— Oui, monsieur l'abbé ; il n'en reviendra pas, c'est sûr, mur-
murait encore le valet en empaquetant son maître dans sa redin-
gote et en lui descendant le plus possible sur les oreilles son
bonnet de laine noire, plissé à petits marteaux comme ces per-
ruques factices que portent les cochers dans l'hiver.
Suivi de ses trois chiens qu'il amusa un instant au milieu de
la cour en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit
d'un petit fouet de poche, l'abbé se lança dans la campagne,
toute cristallisée et pailletée de la quantité de neige tombée dans
la nuit. Au premier pas qu'il fit, il tomba; il se releva vite, et
arpenta le terrain. Ce devait être un singulier spectacle (jue de
voir ce vieil homme, noir comme un cocher des pompes funè-
bres, aux gants noirs, aux bottes noires , à la redingote noire,
tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la neige, avec
trois chiens au flanc, et tantôt sifflant à effrayer la solitude;
tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d'un
vol de corbeaux.
Il avait fait le tour du village de Voisenon et il allait se trou-
ver en pleine campagne, quand il fut arrêté à l'issue d'une ruelle
de chaumières par une femme qui s'écria en l'apercevant : Ah!
monseigneur! car beaucoup de gens l'appelaient monseigneur,
c'est le bon Dieu qui vous envoie!
— Qu'y a-t-il? s'informa l'abbé; d'où vient cet effroi? Pour-
quoi cette exclamation ?
— Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans
confession.
REVUE DE PARIS. 159
— Cela ne me regarde pas, mon enfant ! c'est l'afiFaire d'un
prêtre.
— Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?
— A peu près , répliqua l'abbé de mauvaise humeur et assez
interdit ; à peu près, mais adresse-toi de préférence au prieur
du couvent; il entend mieux cela que moi, tu vois que je
chasse. Cours donc au château , sonne au couvent; sonne fort,
et réserve-moi pour une meilleure occasion.
— Monseigneur, mon grand-père n'a pas le temps d'attendre;
il va passer. Il faut que vous veniez.
— Je te le répète, répliqua l'abbé confus en lui-même de son
refus , je suis en train de chasser; la chose est tout à fait im-
possible.
Il voulut poursuivre son chemin , mais la jeune fille qui ne
comjjrenait pas les mauvaises raisons de l'abbé, s'attacha à lui,
et le saisissant par les basques de sa redingote, elle le força à
se détourner. Éveillés par le bruit de cette conversation mati-
nale, quelques paysans parurent sur le seuil de leurs portes,
d'autres aux croissées; et comme un village est une grande botte
de foin sec qu'une étincelle embrase, les femmes se réunirent aux
maris, les enfants à leurs mères; bientôt toute la population
sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement qui
causait tant de rumeur.
Abbé du Jard, seigneur de Voisenon , roi du pays , l'abbé se
sentit gagné par une honte profonde au milieu de la foule qui
l'entourait et qui murmurait déjà de son refus aussi irreligieux
qu'inhumain.
11 n'était pas inhumain le pauvre abbé, mais il avait com-
plètement oublié les formules usitées en pareille occasion; et au
fond, comme il était indifférent et non hypocrite, sa conscience
lui reprochait d'aller absoudre ou condamner un homme quand
il se reconnaissait si peu digne lui-même déjuger les autres au
tribunal de la confession.
Cependant la nécessité l'emporta sur ses justes scrupules
dont il ne pouvait se servir d'ailleurs comme d'une excuse
auprès de ses vasseaux, et la tête basse, le fusil incliné , il se
laissa conduire à la chaumière oi^ rendait le dernier souffle le
vieillard qui tenait à ne pas mourir sans Taveu officiel de ses
fautes.
140 REVUE DE PARIS.
Les habitanls s'agenouillèrent devant la porte , tandis que
l'abbé s'assit auprès du moribond , afin de recueillir ses lentes
paroles.
Depuis le malencontreux moment où Tabbé avait été dérangé
dans sa chasse, il avait perdu , car il avait des boutades de peur
superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade
ce jour-là. Que de signes de mauvais augure ! Il avait trébuché
en quittant le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une
fille éplorée Tavait forcé de se rendre auprès d'un pécheur
effrayé ; maintenant, on disait les prières des agonisants autour
de lui , le mourant lui parlait; l'abbé de Voisenon fut ébranlé,
sa témérité croula , il eut froid au cœur, ses oreilles furent
pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa poitrine.
Je suis mal, se dit-il; j'ai eu tort de sortir. Pourquoi suis-je
sorti ? Ses triste pensées se mêlèrent aux déchirements aigus
de sa toux ; enfin, il se pencha sur la tombe ouverte à son côlé ,
il écouta la confession.
— Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout à coup
l'abbé de Voisenon à la première confidence du pénitent. Vous
êtes né le même jour que moi! et il sembla dérober au malade
son jaune cadavéreux.
Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l'abbé.
— Vous n'avez jamais écouté la messe jusqu'au bout! et
moi, se dit l'abbé de Voisenon, qui n'en ai pas ouï le commen-
cement d'une seule depuis plus de trente ans.
Le pénitent ajouta :
— J'ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.
— Le grand péché que je sais! j'en sais tant, s'avoua l'abbé;
quel péché, mon ami?
— Oui ! le grand péché d'aimer , quoique marié.
— Ah ! je comprends ! mon grand péché, quoique prêtre !
Un déplorable hasard, si c'est un hasard, car le pareil péché
est assez passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le
vassal était tombé au même piège que le seigneur, appelé à le
juger à sa dernière heure.
Quand la confession fut finie, l'abbé se consulta avec terreur,
et après quelques combats où toutes les raisons furent dé-
duites, il remit les péchés, en s'avouant dans une anxiété pro-
fonde, mais Iraverséede parten partd'uiicéjiigrnmmequelemori-
REVUE DE PARIS. 141
bond, par reconnaissance, devrait bien lui rendre le même
service.
La cérémonie étant achevée, l'ahbé se leva pour partir ; les
jambes lui manquèrent; on fut obligé de le porter jusqu'au
château, où tout le monde fui alarmé de son abattement.
Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne ; enseveli
au fond de son silence, il ne dessera les lèvres que pour
tousser. La nuit fut mauvaise ; des courants glacés lui traver-
saient les nerfs, et le moribond ne s'en allait pas de sa mémoire,
qui lui reti-açait sans cesse la confession de cet homme se mou-
rant au même âge que lui et chargé des mêmes péchés. Au jour,
son trouble fut au comble ; il commanda à son valet de chambie
de faire venir le médecin et le prieur du couvent, et tout de
suite, ajouta-t-il , tout de suite î
Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître , le
domestique s'empressa d'aller éveiller le prieur et le médecin ,
(jui avait un appartement dans le château même. Celait un
jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses meil-
leurs élèves, sur le vœu de l'abbé de Toisenon.
Pénétrés l'un et l'autre du danger de M. l'abbé, le prieur et
le médecin accourent en hâte au château ; 31. de Voisenon avait
été si malade la veille. Arriveront-ils à temps?
Leur zèle est si égal et si prompt , qu'ils arrivent en même
temps à la chambre oîi M. l'abbé les attendait.
L'abbé de Voisenon n'attendait plus ; il était reparti pour la
chasse.
On touchait au dernier tiers de ce fatal xviiie siècle , qui s'en
allait en charpie, ruiné par la débauche , la petite vérole et
aussi par l'âge ; il se faisait hideusement vieux , et sa vieillesse
n'inspirait pas le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux
généraux, s'il y avait encore des généraux , vieux courlisans,
vieilles maîtresses , vieux poètes , vieux musiciens , vieilles
danseuses, descendaient brisés d'ennui, fatigués de mollesse,
édentés, fanés et fardés vers la tombe. Louis XV accompagnait
la marche funèbre ; on le conduisait à Saint-Denis entre deux
lignes de cabarets i)leins de chanteurs , joyeux de se débarras-
ser de ce Héau (pi'enlevait un autre fléau : la petite vérole déli-
vrait de la peste. Crébillon était mort, le fils du grand Racijie,
honoré du f imeux titre de membre de l'Académie des Inscrip-
12.
142 REVUE DE PARIS.
tions et Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne et
obtenait de la publicité reconnaissante du temps, cet éloge né-
crologique aussi bref qu'éloquent : « M. Racine , dernier du
nom, est mort hier d'une fièvre maligne 5 il ne faisait plus rien
comme homme de lettres; il était abiuli par le vin et par la
dévotion. « Douze jours après , Marivaux suivait au cimetière le
fils du grand Racine, abruti par le vin. L'abbé Prévost mourait
d'une dixième attaque d'apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au
printemps suivant, l'impudique maîtresse de Louis XV, M™^ de
Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe,
après avoir exhalé un bon mot en guise de confession : « Atten-
dez encore un moment , M. le curé de la Magdelaine , avait
dit la moribonde, nous nous en irons ensemble. » Paroles
bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce vaudeville qui
courut dans tout Paris au sujet d'une aussi belle mort :
« 11 est mal, ce pauvre Soubise,
Sa tente à Rosbach il perdit,
A Versailles il perd sa marquise,
A THôpital il est réduit. »
Et le journaliste ajoute en note : On sait que le prince de
Soubise vivait avec M™^ de l'Hôpital ; le même Soubise duquel
le roi se prit à dire, après la journée de Rosbach où le prince
avait été complètement battu : « Ce pauvre Soubise , il ne lui
manque plus que d'être conteiit. » Jaloux aussi de partir de ce
monde tout comme les autres en laissant un bon mot , Rameau
s'écriait avec fureur à l'oreille de son confesseur qui l'ennuyait :
Que diable 'venez-vous me chanter là, monsieur le curé?
TOUS avez la voix fausse. Et là-dessus Rameau mourait d'une
fièvre putride; et savez-vous ce qui occupait le public le lende-
main de la mort du plus célèbre musicien de l'Europe, le père
de l'école française? cette grande nouvelle: « M''^ Miré, de
l'Opéra , plus célèbre courtisane que bonne danseuse , vient
d'enterrer son amant j on a gravé sur son tombeau :
MI RÉ LA. Ml LA.
Touchante oraison funèbre de Rameau ! il n'y avait pas jus-
qu'au vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard , le père du
REVUE DE PARIS. 143
vaudeville, s'éteignait quelques jours après Rameau, et Ton
disait encore avec la même tendresse nationale, ci Les paroles
ne peuvent se séparer de l'accompagnement, »
Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent , comme les bou-
gies s'éteignent , comme le bal louche à sa fin ! les athées aussi
s'en vont sans savoir où, seulement après avoir été moins amu-
sants et beaucoup plus dangereux au monde que ces musiciens,
ces poètes et ces courtisanes. Près de Panard on couche dans la
terre JXicolas-Antoine Boulanger; encore un malheur qui vient
faire tout à coup oublier ces divers malheurs ; celui-là vaut la
peine qu'on en parle 5 Molet est malade: Molet est Facteur à la
mode, il est tant pleuré dans sa maladie, que Boufflers , pres-
que jaloux de l'intérêt qu'on porte au favori de la cour et de la
ville, le chansonne en ces termes :
L'animal un peu libertin,
Tombe malade un beau matin ;
Voilà tout Paris dans la peine :
On crut voir la mort de Turenne ;
Ce n'était pourtant que Molet
Ou^e singe de iNicolet.
La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin,
le 2o c'est M'^e Gaussin qui meurt , tant Molet était gravement
malade. Et savez-vous comment finit cette grâce pâle et fraîche
du xviiie siècle , cette rose du Bengale de la tragédie, cette
femme charmante qui inspira à Voltaire les seuls vers un peu
touchants qu'il ait écrits de sa vie? « Elle avait épousé un dan-
seur nommé Tavolaygo , qui la rouait de coups. Zaïre rouée de
coups ! »
Une goutte remontée enlève Helvétius , et Paris ne s'en émeut
pas plus que de la mort simultanée de Duclos; Paris est trop
occupé par ces deux jolis vers , écrits au bas de la statue de
Louis XV, récemment découverte :
Grotesque monument, infâme piédestal,
Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.
D'ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche
qu'on s'arrête à la mort de deux philosophes , dont l'un jouis-
144 REVUE DE PARIS.
sait , comme aihée et comme philosophe , de plus de cent mille
livres de revenu. «Un procès d'une espèce très-singulière doit
se juger incessamment à l'Opéra. Une demoiselle La Guerre,
fille des chœurs, a été trouvée dans une loge pendant une répé-
tition. Le président de Meslay , de la chambre des comptes, est
l'heureux mortel qu'on a surpris ; cette affaire rappelle celle de
M'ie Petit. «
« Piron est mort aussi hier, dit le journaliste et il ajoute : On
a dit qu il avait mal reçu le curé de Saint-Roch. « Admirable
bouffonnerie que ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez
les écrivains du xvirie siècle , pour recevoir à la tète une épi-
gramme arrangée depuis dix ans.
Enfin , le roi Louis XV meurt après Piron ; il fait dire quel-
ques heures avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon :
0 Quoique le roi ne doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul,
il est fâché d'avoir causé du scandale à ses sujets, et il déclare
qu'il ne veut vivre désormais que pour le soutien de la foi et de
la religion , et pour le bonheur de ses peuples. »
Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l'avez entendu : il
aura eu le sien comme Rameau , comme Piron , comme Helvé-
tius. Ce bon petit roi Louis XV, qui est fâché d'avoir causé du
scandale à ses sujets , et qui, à sa dernière minute d'existence,
ne veut vivre désormais que pour le bonheur de ses peuples ;
c'est s'y prendre à temps.
Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en
juillet, Monsieur, frère du roi Louis XVI , envoie à la reine ,
sa belle-sœur, le madrigal suivant :
Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d'amuser vos loisirs,
J'aurai soin, près de vous, d'amener les zt^phirs :
Les amours y viendront d'eux-mêmes.
Ceci voulait dire que Monsieur, depuis Louis XVIII , ayant
cassé un éventail à la reine , lui en avait envoyé un autre, d'où
les vers à la frangipane ; d'oîi la profonde impression laissée
dans tous les cœurs par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-
Aimé.
El savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de
REVUE DE PARIS. 145
quelques jours seulement à tous ces cadavres , à ces marquis
qui avaient du moins été jeunes el beaux, à ces comtesses qui,
du moins aussi, avaient eu l'esprit de leur libertinage, à ces
poêles peu profonds, mais animés dans leurs temps d'une verve
enivrante? C'était Marmonlel , ce fat qui croyait qu'on faisait
une nouvelle aussi facilement qu'une tragédie ; c'était Thomas,
qui s'imaginait avoir l'éloquence de Bossuet, parce qu'il parlait
dans un tonneau vide 5 c'était Chabanon, homme dont il n'y a
rien à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorât, papillon
de plomb; c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des
pires choses; c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamforl,
M. François de Neufchàteau; tous fades oignons des folles tuli-
pes flétries du xviiF siècle.
Enfin, le tour de l'abbé de Voisenon était venu. Spirituel
jusqu'à sa dernière heure, lorsqu'on lui porta le cercueil de
plomb dont il avait lui-même indiqué la forme et les dimensions ,
il dit à un de ses domestiques : u Voilà une redingote que lu ne
seras pas tenté de me voler. »
II mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.
L'unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, pres-
que à notre insu, la décadence des grands principes sociaux,
en écrivant celle première partie de l'histoire des maisons sei-
gneuriales de la France: ainsi, nous avons montré Écouen
servant de tombe au despotisme du moyen âge, dans la per-
sonne du plus grand des Montmorency, et au despotisme im-
périal avec Napoléon. Chantilly , avec ses fêtes données à
Louis XIV, Louis XV, au czar; Chantilly où Bossuet fit de la
prose , Racine des vers , Vauban des plans de fortifications ;
Chantilly, type de l'aristocratie réduite à son essence la plus
intelligente, passe aujourd'hui tout entier sous les couches de
fumée de l'industrie. Vaux, cette superbe arrogance , ce monu-
ment caractéristique de l'élévation des ministres prodigues, est
aujourd'hui une mare à grenouilles , et la propriété d'un duc
qui sait à peine que son château appartint à Fouquel , el que
Fou<iuet fut un surintendant des finances : destruction, oubli
biblique partout. Brunoy , cette orgie , et Voisenon , celte im-
piété , disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et
(in clergé, quehiues minutes nvrtnl l'heure où il y allait ne plus
avoir ni clergé ni noblesse.
146 REVUE DE PARIS.
Ma première course est finie j je vais m'essuyer un instant le
front avant de reprendre ma route à travers ces pierres du
passé, ramassées une à une , et reproduites avec le crayon de
l'étude dans deux volumes que je mets sous la protection indul-
gente des lecteurs de cette Revue. Je n'attends pour ces deux
volumes , qui suivront de près ces dernières lignes , que l'estime
accordée au zèle et les éloges dus à la persévérance. Quel que
soit d'ailleurs le succès d'un livre , il ne procure jamais un plai-
sir égal à celui qu'on a éprouvé à le faire, quand on a aimé son
sujet ,• et cela console de tant d'inévitables déceptions ! Je fus
profondément touché le moment où je lus que Gibbon , après
avoir fini sa magnifique histoire, descendit dans son jardin et
joua une partie de la nuit avec ses chiens. Je tirai cette conclu-
sion consolante de ce fait si familier et si beau : c'est qu'au
temps de Gibbon, un homme de lettres , malgré son mérite et
son génie , possédait un jardin et des chiens.
Léon Gozlan.
LE
BOEET A LA JEANNETTE.
II y a environ quatre mois, des jeunes gens qui sortaient du
théâtre de la ville de Dreux, où je me trouvais pour affaires ,
vinrent s'atlahler près de moi dans un café. N'ayant eu personne
à qui parler depuis trois jours, j'étais plus communicatif que
d'habitude et je liai conversation avec mes voisins. On causa
d'une troupe de comédiens ambulants qui faisaient alors les
délices de l'arrondissent, et parmi lesquels était une jolie ac-
trice pour qui la jeunesse de l'endroit avait l'esprit fort monté.
Mes trois interlocuteurs jouissaient des entrées aux coulisses et
se piquaient d'être retors en matière de séduction ; mais ils me
parurent avoir à se plaindre des ri^eurs de la jeune première.
Louison (c'était son nom) ne traînait à sa suite ni mère de con-
trebande , ni père intéressé ; mais elle était sous une meilleure
sauve-garde que celle des argus dont l'or obtient bon marché.
Quoique la sagesse fût de luxe dans sa condition , elle ne vou-
lait pas d'amant , et comme elle tenait de parents inconnus un
caractère obstiné , celte idée lui était bien profondément entrée
dans la tête. Elle acceptait les bouquets et les cadeaux, et don-
nait en échange des sourires tant qu'on en voulait , mais on ne
tirait d'elle rien autre chose. Les billets restaient sans réponse ;
elle tournait les déclarations en plaisanterie , et ne s'effrayait
pas des entreprises téméraires contre sa personne. Habituée dès
son enfance à lutter corps à corps avec un destin acharné ,
Louison s'était familiarisée avec tous les dangers de l'isolement
148 REVUE DE PARIS.
et de la vie nomade. Elle était ainsi parvenue aventurcusement
à ses dix-huit ans sans pouvoir dire quelles avaient été ses res-
sources , toujours marchant à côté de la misère et de la cor-
ruption, sans tomber dans les abîmes où son entourage était
plongé.
Pour unique prolecteur , Louison avait un bouledogue féroce
qui semblait comprendre Pimportance de ses fonctions, tant il
se montrait inabordable pour les indiscrets. Cet animal vigilant
faisait sentinelle aux portes des loges oîi s'habillait sa maîtresse
et l'accompagnait de son domicile au théâtre. Il eût infaillible-
ment dévoré quiconque eût manqué de respecta la jeune pre-
mière et répondait au nom de Bas-Rouges.
J'appris ces détails en buvant de la bière avec mes nouvelles
connaissances , qui étaient les élégants du pays , et je savais ,
avant d'avoir vidé la seconde bouteille, qu'ils soupiraient tous
trois pour Louison.
L'un d'eux, substitut d'une ville voisine, fondait les plus
belles espérances sur l'envoi d'une magnifique parure en faux
d'une valeur de soixante-dix francs, M. Yiclor , fils d'un riche
négociant , se tenait assidûment à la sortie des acteurs avec une
vieille calèche traînée par deux cbevaux à tous crins et dépareil-
lés. Il attendait avec impatience l'instant où la belle consenti-
rait à monter dans sa voiture pour la conduire traîtreusement à
sa maison de campagne. M. Albert , premier clerc dans une
élude , et qui portait des éperons et des bandes à son pantalo'i
pour se donner une tournure militaire , ne quittait pas les
avant-scènes et avait la certitude d'être remarqué. Cependant
comme leurs divers m.méges duraient depuis longtemps , les
trois séducteurs commençaient ù s'irriter des difficultés, et,
leurs cervelles s'échauffant par degrés , ils parlaient d'en venir
à des moyens extrêmes. M. Victor voulait exécuter un enlève-
ment en règle et assommer le bouledogue. Le hussard clerc de
notaire pensait à se cacher dans une armoire de la loge , pen-
dant une représentation , et le substitut, qui venait de faire
condamner un garde-chasse aux galères pour viol , se propo-
sait de s'introduire dans le domicile de l'actrice et de la vaincre
])ar la force. Je ne sais si les vapeurs innocentes du houblon leur
montaient aux oreilles , ou s'ils étaient de vrais scélérats ; mais
ils jurèrent en chœur de triompher de la farouche Louison pen-
REVUE DE PARIS. 149
(lant les deux jours qu'elle avait encore à passer à Dreux. Tous
les moyens devaient être bons , pourvu qu'ils fussent couronnés
de succès. On convint de se réunir le troisième jour pour un
dîner où l'on me pria d'assister, et il fut entendu que si par
hasard l'un des trois Lovelace n'avait pas réussi, celui-là paye-
rait les frais.
Un vieillard en perruque rousse ayant paru dans le café , mes
Jeunes gens sortirent en se faisant des signes, par lesquels je
reconnus que cet homme tenait à la troupe ambulante. C'était ,
en effet, le régisseur. Comme je prenais plus d'intérêt à l'actrice
qu'aux trois conjurés, je m'approchai de ce vieillard , qui por-
tait dans sa figure et ses habits délabrés les traces profondes des
vicissitudes de la vie d'artiste, et je lui adressai des questions
sur la jeune première. Je recueillis encore par lui de nouveaux
détails qui méritent d'être rapportés.
Jusqu'à rage de quatre ans , Louison avait eu le bonheur de
posséder une tendre mère qui avait pourvu soigneusement à ses
premiers besoins. Cette excellente femme cherchait en vain par
toute la France un public assez indulgent pour encourager son
trop faible talent et lui permettre de puiser dans son art les res-
sources nécessaires à l'existence. On la sifflait partout , sans
qu'elle eût le courage de renoncer à sa passion pour le théâtre.
D'orages en orages, sa misérable étoile l'ayant conduite un jour
à Limoges, elle voulut tenter dans celte ville un dernier effort
avant de s'abandonner au désespoir. Elle se risqua le même soir
dans Hermione et Célimène avec des costumes neufs achetés à
crédit; mais, hélas! la chute fut plus rude cette fois que ja-
mais , et le piibiic , non content de siffler , poussa la barbarie
jusqu'aux pommes cuites. A ce coup funeste , la malheureuse
actrice, n'écoutant plus que sa douleur, était partie sans dire
où elle allait , et probablement elle avait mis fin à ses infortunes
par un suicide. Après avoir embrassé sa fille une dernière fois ,
elle lui avait mis un sou dans la main en lui ordonnant d'aller
acheter une chandelle j puis elle s'était enfuie. Le digne régis-
seur, touché de compassion pour l'enfant abandonné, le re-
cueillit chez lui. Encore jeune et superbe alors , il jouait avec
succès les rôles de La Rive , et gagnait, bon an mal an , jusqu'à
2,000 francs. Mais bientôt la tragédie avait perdu la vogue , et
le mauvais goût envahissant la scène , le vieux Oreste s'était vu
3 13
150 KEVUE DE PARIS.
menacé de l'hôpital. Ses profondes connaissances des coulisses,
son habileté à suppléer au manque d'habits et de décors , le sau-
vèrent de l'abîme. Une troupe ambulante le prit pour régisseur,
et il jouait en outre les utilités.
Grâce aux conseils de ce respectable vieillard , notre jeune
première se forma de bonne heure au bel art du théâtre. Elle
figura d'abord dans Médée par le rôle muet de l'enfant poi-
gnardé. Plus tard , elle joua si bien Louison dans le Malade
imaginaire , que le surnom lui en était resté.
— Maintenant, monsieur, ajouta le bonhomme, l'avenir de
cette aimable fille est assuré. Vous ne sauriez croire combien
elle fait preuve d'intelligence dans toutes ces mauvaises pro-
ductions qui viennent des boulevards de Paris. Il est fâcheux
qu'elle soit arrêtée dans son développement par la nécessité où
nous sommes de l'employer à tout faire , depuis les grandes
coquettes et les premières amoureuses jusqu'aux ingénues et
aux Jenny-Vertpré. Il en résulte qu'elle ne peut rien perfection-
ner et qu'elle s'élève difficilement au-dessus du médiocre ; mais
elle nous sera enlevée , je l'espère pour elle. Il faut voir avec
quel goût elle sait tirer parti des moindres chiffons pour bâtir
ses costumes. Elle dépense moitié moins que les autres , et tou-
jours elle paraît mieux vêtue. Ce qui la rend surtout digne
d'être proposée pour modèle , c'est sa conduite honnête , son
excellent cœur, son charmant caractère...
Tout en buvant un punch que je lui offrais , le brave régis-
seur poursuivit l'éloge pompeux de sa protégée. Les larmes lui
venaient aux yeux. Son émotion redoubla encore par le plaisir
qu'il me vil prendre à ses récits, et nous passâmes ensemble une
heure délicieuse. Ce vénérable vieillard me quitta en me serrant
la main avec effusion , après ra'avoir emprunté 20 francs dont
il avait un pressant besoin.
L'affiche du lendemain annonçait la dernière représentation
du Mariage de Raison, et j'envoyai retenir d'avance une
place pour voir cette jeune fille si poursuivie et si vantée. Elle
avait cédé de bonne grâce , pour cette fois , le premier rôle à
une camarade et s'était contentée de jouer celui de M^e pjn-
chon. On ne m'avait point trompé , ni sur les heureuses dispo-
sitions ni sur la jolie figure de l'actrice. Sans être une beauté,
Louison avait tous les agréments d'une personne séduisante : de
REVUE DE PARIS. 151
grands yeux expressifs, une physionomie animée , le nez un
peu retroussé, mais bien fait , la taille fine et ronde , un air vif
et enjoué qui prévenait en sa faveur , et surtout cet éclat de la
santé par lequel certaines femmes répandent autour d'elles comme
une atmosphère de jeunesse. Je compris alors les hommages de
l'arrondissement de Dreux , l'exaspération de mes trois Lovelace
et la fierté de la petite fille.
Louison avait mis un costume de paysanne qui lui allait à
ravir et s'était façonné un bonnet à la Jeannette sous lequel sa
mine agaçante avait un charme particulier. Le rôle de M™*^ Pin-
chon fut joué avec une verdeur originale, digne d'un théâtre de
Paris , et les habitants d'Eure-et-Loir se montrèrent gens de
goût en applaudissant à outrance.
A l'un des entr'acles , je rencontrai , dans un couloir, le vieux
régisseur, qui me proposa de me conduire au foyer des acteurs.
J'acceptai la proposition et je trouvai Louison riant avec ses
camarades.
— Madame Pinchon , lui dis-je après les premiers compli-
ments , prenez garde à vous. Voici un bonnet qui fera tourner
plus d'une tête.
— Bah! répondit-elle, les tètes sont comme les girouettes ;
après qu'elles ont bien tourné , il souffle un vent qui les remet
dans le droit sens.
— Oui-dà ! mais pendant qu'elles sont à l'envers , ne craignez-
vous pas les coups de hardiesse ? La vie d'une jolie actrice, qui
veut être sage , doit être un état de guerre perpétuelle.
— Je suis habituée depuis longtemps aux escarmouches , et
d'ailleurs j'ai toujours avec moi un fidèle défenseur.
— Le redoutable bouledogue? Je serais curieux de le voir.
Louison ouvrit la porte de sa loge et appela son chien, qui
vint s'asseoir auprès d'elle.
— En effet , repris-je , il ne ferait pas bon avoir une querelle
avec votre compagnon. Cependant veillez bien sur lui , car je
sais qu'il se trame une conspiration contre ses jours.
Dans cet instant, j'aperçus du coin de l'œil notre hussard
clerc de notaire qui se glissait furtivement dans la loge. Comme
il s'exposait à un véritable danger, j'en conçus de l'estime pour
lui , et je pensai qu'il n'eût pas été loyal de le trahir ; c'est
pourquoi je gardai le silence. On vint averJir les acteurs de la
152 REVUE DE PARIS.
seconde pièce que la toile allait se lever, et je regagnai ma
place dans la salle. On jouait le Maçon, réduit en un acte et
sans musique ; ce qui composait un opéra-comique assez bi-
zarre, dont je m'amusai extrêmement. Après le spectacle, je
rentrai au foyer des acteurs pour savoir ce qui était arrivé en
mon absence. La jeune première était assise au coin du feu avec
son bouledogue à ses pieds. Elle bavardait comme à l'ordinaire.
Vhabilleuse du théâtre vint lui proposer d'ôter son costume.
— C'est inutile, répondit-elle, je retournerai chez moi comme
je suis.
La moitié des artistes avait quitté le théâtre. Un seul quin-
quet brûlait encore au foyer, lorsqu'on entendit des cris étouf-
fés et un bruit sourd de coups répétés, dans le corridor où
étaient les loges.
— Qu'est cela? s'écria le bon régisseur, pâle de crainte.
— C'est, lui dis-je, l'âme de quelque personne ensevelie vi-
vante sous ces murailles, comme dans la pièce du Maçon.
Louison riait aux éclats.
— En vérité, disait-elle, il ne tenait qu'à moi de laisser ce
malheureux emprisonné jusqu'à demain. Il y a un homme dans
l'armoire de ma loge. Je l'ai su, dès que j'y suis entrée, par
mon chien, qui s'est mis à grogner. De peur que Bas-Rouges ne
vînt à m'élrangler un admirateur, j'ai fermé la serrure au dou-
ble tour et mis la clef dans ma poche. La voici, monsieur, faites-
moi le plaisir de délivrer cet infortuné jeune homme.
Je courus au clerc de notaire et le tirai de sa cachette.
• — Il paraît , lui dis-je , que la carte du dîner vous passera par
les mains. Ne vous désolez pas cependant ; je pense que vos
deux rivaux payeront leur écot tout comme vous , et que la ga-
geure sera nulle.
— Eh! c'est vous, monsieur Albert? dit Louison au prison-
nier. Quelle idée drôle de vous cacher dans mon armoire!
Qu'est-ce que vous vouliez donc faire?
— Mademoiselle , je voulais vous dire que vous m'avez inspiré
un amour....
— J'entends. Vous vouliez me peindre votre flamme , comme
nous disons au théâtre. Eh bien! peignez-la, monsieur. Je vous
écoute. Peignez vite. Bon ! le voilà qui ne veut plus peindre à
présent! Allez, mon cher monsieur, ces moyens de comédie ne
REVUE DE PARIS. loô
réussiront jamais avec moi. On m'y attrappe trop souvent à la
scène pour que je m'y laisse prendre à la ville. Bonsoir, mon-
sieur Albert. Envoyez-moi donc encore des pralines demain.
Notre clerc officier, tout à fait déconcerté, balbutia quelques
mots privés de sens et gagna le large.
— Je ne m'étonne pas, dis je à Louison, que vous soyez ainsi
harcelée. Au lieu de décourager les amoureux, vous ne faites
que les piquer au jeu.
— C'est que cela m'amuse.
— Prenez garde, Louison, vous badinez avec le feu.
— Je le sais bien; aussi je n'y touche qu'avec des pincettes,
et quand cela brûle trop fort, je pars pour un autre pays
Louison me fit une révérence et sortit en courant.
— Cette petite fille, me disait le vieux régisseur, a de l'esprit
gros comme elle. Vous devriez, en arrivant à Paris, la recom-
mander à M. Harel. Ce serait bien son affaire.
Tandis que je descendais lentement les escaliers, en compa-
gnie du bon vieillard , nous entendîmes au dehors un bruit
effroyable, comme si on se battait à la porte du théâtre. Le
régisseur reconnut les aboiements du terrible Bas-Rouges et les
cris de la jeune première. Nous courûmes vers la rue, à perdre
haleine ; une scène étrange s'offrit alors à nos regards : l'un de
mes trois Lovelace, M. Victor, monté sur le marche-pied de sa
voiture, où sans doute il voulait se réfugier, portait le chien
suspendu par derrière aux basques de sa redingote, et comme
les dents de l'animal avaient pénétré au delà des vêtements, le
jeune homme poussait des hurlements lamentables. Par fm
instinct particulier à sa race, Bas-Rouges ne voulait plus lâcher
prise, et la voix de sa maîtresse elle-même était méconnue.
Le cocher frappait avec son fouet sur le chien qui serrait plus
fort, de sorte que la victime répondait à chaque coup par un cri
plus douloureux. C'eût été la plus plaisante musique de la terre
si le danger ne nous eût détournés d'en rire.
— Mordez-lui la queue, disait le patient 5 c'est le seul moyen
de le faire lâcher.
— Je le veux bien, répondait le cocher; mais je crains qu'il
ne saute sur moi.
M. Victor prit l'ingénieux parti d'ôler sa redingote et de
l'abandonner à la rage de son ennemi. Pendant que ranimai
13.
154 REVUE DE PARIS.
furieux dépeçait le vêtement en raille pièces, le jeune Lovelace ,
cruellement meurtri , partit pour la campagne, en manches de
chemise.
— Qu'est-il donc arrivé? demandai-je àLouison,
— Le pauvre garçon a voulu me faire monter de force dans
sa voiture , et je me suis vue obligée d'invoquer la protection de
Bas-Rouges.
La jeune première ayant calmé son chien ,1e reprit tranquil-
lement en laisse et s'éloigna en sautillant.
— Ma foi! pensai-je en rentrant à mon auberge, elle est si
jolie dans ce costume de paysanne, que je donnerais bien les
basques de tous mes habits pour lui plaire.
Le lendemain , qui était un dimanche , je déjeunais en plein
air pour jouir des dernier rayons du soleil d'automne; j'étais
assis devant un café où se trouvaient assemblés les jeunes gens
de la ville, et en face duquel demeurait M. le substitut, troi-
sième Lovelace dont j'espérais mieux que des deux autres. En
tournant les yeux vers ses fenêtres, j'aperçus tout à coup le bon-
net à la Jeannette, exposé aux regards des passants, sur un vase
du Japon. J'en avalai mon chocolat de travers, tant ma surprise
fut grande.
— Voyez donc, dis-je à mon voisin, n'est-ce pas là le bonnet
que Louison portait hier dans le rôle de M^^ Pinchon ?
— C'est lui-même! s'écrièrent tous les jeunes gens à la fois.
— Que vous semble de ceci?
— Pardieu ! la chose est claire. Il faut que la jeune première
ait passé la nuit chez M. le substitut.
On sortit en masse du café pour s'assembler devant la fenê-
tre, où était étalée la preuve de la défaite de Louison. Le Love-
lace parut dans sa robe de chambre à fleurs pour recevoir les
compliments des spectateurs.
— Il paraît, lui criai-je, que vous avez gagné le pari?
— Comme vous le dites, répondit-il.
— Je vous en félicite. Ce n'est sans doute pas aussi difficile
qu'on le croyait. Vous m'indiquerez le moyen que vous avez
employé pour adoucir la belle.
— Avec plaisir.
En faisant un retour sur moi-même , je me sentis honteux
d'avoir pu me tromper aux manèges de cette petite rouée. Loui-
REVUE DE PARIS. 155
son n'était évidemment qu'une effrontée, et le vieillard sensible
un compère habile. Le souvenir des 20 francs arrachés à mon
honnête intérêt pour la vertu indigente, acheva de me dessiller
les yeux. Le même sentiment parcourut l'assemblée, car on
s'écria tout d'une voix qu'il fallait donner un charivari à la
jeune première. Dans cet instant, Louison en personne traversa
la place. Elle s'en allait à une répétition, accompagnée de son
fidèle Bas-Rouges, On l'entoura immédiatement, et les plaisan-
teries ne lui furent pas ménagées.
— Comment avez- vous passé la nuit? lui disait-on.
— C'est sans doute pour la forme que vous avez un garde
du corps?
— Faut-il s'adresser à votre chien pour traiter la question
d'argent?
— Messieurs, répondit Louison, je ne comprends rien à vos
discours. J'ai passé la nuit chez moi, suivant mon habitude.
— Votre bonnet à la Jeannette s'est donc envolé par la che-
minée pour venir tomber sur cette porcelaine?
— Ah ! je vois ce que c'est , reprit-elle sans se déconcerter.
M. le substitut veut se donner les gants d'une bonne fortune
qu'il n'a pas eue. Je vais le mettre à la raison.
Le Lovelace venait de descendre. 11 s'avança d'un air dégagé.
— Vous niez notre liaison, ma chère? cela n'est pas bien.
On sait que vous êtes sortie du théâtre hier avec ce bonnet j
comment donc serait-il venu chez moi, si vous ne l'aviez pas
apporté?
— C'est ce que je vais apprendre à ces messieurs. Vous m'a-
vez suivie jusqu'à ma porte, et pendant que je mettais la clef dans
la serrure, vous m'avez arraché mon bonnet par derrière. Comme
je venais déjà de voir manger par mon chien un de ces imbé-
ciles qui m'obsèdent de leurs poursuites, j'ai eu pitié de vous.
— Votre histoire n'est pas vraisemblable ; on ne vous croira
pas. Il vaut mieux avouer la vérité. Vous ne serez pas pendue
[lour cela.
— Je le sais bien, et même je ne réussirais pas à prouver
que vous êtes un lâche et un menteur, que je n'en ferais pas
seulement une goutte de mauvais sang. Dans notre état, une
bonne réputation fait plus de tort que de bien. Maintenant je
vais vous montrer que la vérité perce toujours par quelque
156' RKVUE DE PARIS.
bout. Depuis quand, je vous.piie, monsieur le substitut, sommes-
nous aussi bons amis que vous le dites?
— Voilà huit jours qu'elle vient tous les soirs chez moi, mes-
sieurs.
— Et comme mon chien ne me quitte jamais, vous lui donnez
sans doute aussi Thospitalité depuis ces huit jours?
— Assurément; il y avait place à nos petits soupers pour
Bas-Rouges.
— Vous êtes enferré, monsieur le substitut! s'écria Louison'
en riant. Si mon chien avait soupe tous les soirs en votre société
pendant une semaine, il vous connaîtrait et vous ferait amitié.
Tout le monde sait que le chien, animal domestique, s'habitue
aux gens qu'il voit souvent, et qu'il aime surtout ceux qui lui
donnent à souper. Buffon l'a écrit dans ses livres.
— Je ne dis pas le contraire.
— Eh bien ! essayez donc d'échanger une politesse avec Bas-
Rouges.
Le substitut sentit le piège. Mais il n'y avait pas moyen de
reculer. Il s'approcha de l'animal et voulut lui poser une main
sur la tête. Le chien lui sauta aussitôt à la gorge. Notre Love-
lace était étranglé, s'il ne se fût jeté à la renverse, et siLouison
n'eût tenu la corde de toutes ses forces.
— Cela doit suffire, reprit la jeune première. Faites vos ré-
flexions, messieurs. Je n'ai pas le temps de m'amuser ici; on
m'attend pour la répétition. Monsieur le substitut, vous aurez la
bonté de m'envoyer mon bonnet avant l'heure du spectacle, je le
porterai aujourd'hui dans la Pie voleuse, en faisant mes adieux
à la ville.
Le soir, Louison eut un succès d'enthousiasme, et reçut une
pluie de bouquets. Elle était partie le lendemain pour Nogent-
le-Rotrou.
A l'heure fixée pour le dîner par mes trois Lovelace, je me
rendis exactement au rendez-vous, afin de voir quelles figures
ils feraient. Après avoir attendu pendant une grande heure, je
compris que je dînerais tout seul, et je m'y résignai sans peine.
J'avais oublié mon voyagea Dreux, Louison et son bonnet,
lorsque , la semaine dernière , en me promenant un matin dans
le jardin du Palais-Royal , je vis un Anglais qui regardait un
bouledogue. C'était Bas-Rougos lui-même. Un jeune homme en
REVUE DE PARIS. 137
veste de velours le caressait familièrement, et le chien remuait
la queue en signe de plaisir. Louison donnait le bras à cet in-
connu. Je m'approchai d'elle et la saluai.
— Il me semble, lui dis-je , que votre chien n'est plus aussi
sauvage.
— Il s'est apprivoisé, répondit-elle, pour mon mari que j'ai
l'honneur de vous présenter.
— Est-ce que vous avez un engagement à Paris !
— Pas du tout, nous parlons demain pour Saint-Pétersbourg,
où nous allons jouer le vaudeville, car mon mari a beaucoup de
succès dans les rôles de Gontier. Nous demeurerons deux ans en
Russie, et puis je crois que nous irons à Hambourg.
— Je vous souhaite bonne chance ; qu'est devenu votre vieux
régisseur?
— Il a trouvé ce matin une place de claqueur à la porte Sainl-
.A.ntoine.
— Peste ! c'est un joli emploi !
— Oui, n'est-ce pas? c'est drôle. Il vend aussi des cigarettes
(le contrebande, du chocolat de Bayonne et des foulards; faut-il
lui donner votre adresse?
— Merci! je puis à la rigueur me passer de sa connaissance,
à moins pourtant que vous ne me fassiez remettre par lui votre
bonnet à la Jeannette, comme souvenir.
— Je vous le donnerai de bon cœur.
Il fallut m'exécuter; Louison prit ma carte de visite et partit
pour la Russie, le pied aussi leste et le visage aussi ouvert que
s'il se fût agi d'aller à Saint-Cloud.
J'ai reçu ce matin la visite du sensible vieillard , auquel j'ai
pris pour quinze francs de marchandises dont il m'a fallu jeter
au feu la moitié. Ma cuisinière a hérité du reste; quant au
bonnet à la Jeannette, il est passé dans les mains d'un peintre
de mes amis, et il figurera certainement à l'exposition des ta-
bleaux en 1840.
Pacl de Mcsset.
CRlTIQliE HlSTORIOllE.
Histoire de^ Classes Ouvrières et des Classes
Bourgeoises»
Avant que leur histoire eût tlé l'objet d'un travail spécial, les
classes bourgeoises n'ignoraient pas combien leurs destinées
premières furent obscures, laborieuses , pénibles. Sans les faire
descendre exclusivement des serfs émancipés par les seigneurs
ou par les abbayes , un illustre historien . (|ue la science rede-
mande à la politique, avait reslieint l'influence extrême attri-
buée par M. Raynouard aux municipalités romaines , et par
M. A. Thierry aux insurrections démocratiques, dans l'établisse-
ment des communes françaises. Il avait montré comment les af-
franchissements concoururent à la formation de cette petite
roture, « sortie d'une boutique etd'un sillon, » pour s'acheminer
vers la suprématie sociale. La bourgeoisie moderne aimait à se
rappeler que la boutique et le sillon de ses pères ne furent pas
arrosés uniquement de leurs sueurs , et que plus d'une fois le
baptême du sang consacra ses franchises naissantes. Ces belli-
queux souvenirs ennoblissaient son berceau ; ils ajoutaient à la
dignité de la situation que l'intelligence elle travail ont faite à
son âge viril. Mais si les événements , qui ont aboli en France
les derniers vestiges des classifications héréditaires , l'exposaient
à oublier de quel point elle partit pour s'élever si haut, voici
qu'ù réclat de sa fortune présente VHistoire des Classes on-
REVUE DE PARIS. 159
vrières et des Classes bourgeoises oppose le tableau crun
passé plus humble encore que l'on n'avait coutume de le croire.
L'auteur relègue dans la catégorie des émeutes vulgaires ,
« sans valeur générale et sans signification humaine , » la cou-
rageuse initiative des communes du Nord , dont M, A. Thierry
avait si chaudement épousé les querelles et la gloire; ce n'est
point dans la réaction de l'esprit d'indépendance qu'il place
l'origine du système communal. Il ne la demande pas non plus
aux municipalités gallo-romaines. Celles-ci , en effet , imita-
tions préexistantes, ne sauraient révéler le principe générateur
de l'association que l'auteur appelle commune naturelle. Selon
lui , les classes ouvrières et les classes bourgeoises, dans tous
les pays où elles existent , proviennent de l'affranchissement
d'esclaves , qui s'y était précédemment opéré : double mode
d'organisation pacifique et naturelle, correspondant à la double
classe des affranchis industriels et des affranchis agricoles , la
commune et la féodalité se retrouvent partout où il y eut de
nombreuses émancipations , chez les peuples de l'antiquité
comme au moyen âge. Les franchises des paysans et des bour-
geois , fruit des concessions octroyées par les maîtres , et éten-
dues, consolidées par le temps , ne furent point une restitution
de droits antérieurement ravis ; car l'esclavage lui-même ,
RLGranier de Cassagnac ne lui assigne pas pour cause primitive
la violence et la guerre ; il le rattache à la plus ancienne et à la
plus sainte loi des sociétés , à la puissance paternelle. C'est au
sanctuaire domestique qu'il en suspend le premier anneau ; c'est
par la constitution primordiale de la famille qu'il explique la
bi-partition de l'humanité en « races nobles , » et en « races
serviles. »
Est-il besoin de le dire? ces inégalité héréditaires, si profondes et
tout à la fois si antiques et si légitimes que l'auteur les suppose,
ne contredisent nullement l'unité originelle entre les membres
de la grande famille humaine , pas plus qu'elles ne condamnent
les transformations sociales amenées par le progrès des siècles.
Apparemment , M. Granier de Cassagnac n'imagine pas que la
main créatrice ait façonné deux Adam , l'un d'or pour être
l'aïeul des gentilshommes , l'autre d'argile pour être l'aïeul des
vilains. Apparemment, il n'a pas demandé que l'on renvoyât à
l'ergaslule les descendants d'affranchis , qui peuplent aujour-
160 REVUE DE PARIS.
d'hui le conseil des rois et rassemblée des législateurs. Réfuter
des absurdités gratuitement prêtées à un homme de sens , est
un triomphe que nous envions peu. Sans abdiquer aucun des
droits de la critique envers un livre assez riche de son propre
fonds pour qu'on lui épargne l'indulgence, sans renoncer à dis-
cuter les doctrines mêlées au récit des faits , nous nous renfer-
merons soigneusement dans les termes où l'auteur a lui-même
circonscrit les questions.
S'il est permis de caractériser tout d'abord le défaut dominant
dans VHistoire des Classes ouvrières et des Classes bour-
geoises^ nous y reprendronsTliabil ude de l'exagération. L'auteur
ne sait pas assez se défier du danger des qualités qui le distin-
guent. Il se plaît à ouvrir des perspectives nouvelles ; mais d'in-
génieux aperçus sont par lui généralisés outre mesure. Il groupe
avec bonheur de curieuses particularités historiques ; mais, dans
les conséquences qu'il en déduit, il néglige d'autres faits non
moins importants pour être plus notoires. A force de réagir
contre les préjugés ou les erreurs vulgaires , sa pensée devient
elle-même inexacte , ou bien encore elle se laisse emporter au
delà du but par la verve de l'expression. Dès la préface se trahit
sa prédilection pour ces formes paradoxales que la vérité em-
prunte quelquefois avec succès , mais qui le plus souvent la faus-
sent en l'outrant. En vue de constater l'opportunité et l'urgence
des travaux qu'il entreprenait pour préi)arer les éléments d'une
histoire universelle, il signale une longue série de faits tra-
versant d'un bout à l'autre l'histoire de tous les peuples , et sur
lesquels, à l'en croire, tous les historiens auraient gardé le
plus étrange silence.
« Par exemple, demande-t-il , qui est-ce qui a jamais songé
à écrire l'histoire du droit , c'est à dire à déterminer par les lois
toutes les espèces d'associations que les hommes ont été conduits
à former entre eux , et à découvrir la pente générale de la so-
ciabilité humaine dans le caractère spécial de tous les rappro-
chements locaux et passagers ? — Qui est-ce qui a jamais songé
à écrire l'histoire des langues et des littératures? — El Thisloire
des religions? — Et l'histoire des institutions administratives ou
judiciaires? — Et l'histoire du commerce, de l'architecture, des
meubles et des coutumes domestiques? etc., etc. »
Personne n'en disconviendra : un grand nombre d'historiens
REVUE DE PARIS. 161
se sont trop exclusivement attachés à calculer ce qui avait été
dépensé de sang sur les champs de bataille, d'encre dans les
traités . ou d'éloquentes paroles du haut de la tribune politique^
ils ont décrit avec complaisance les grands mouvements des
nations , et pas assez étudié leur vie intime , leur économie pro-
pre, l'épanouissement de leur civilisation intérieure; ils ont
concentré la lumière sur les sommités héroïques , laissant dans
l'ombre les humbles vallées où coule le flot populaire. Restreinte
à ces limites , l'observation de l'auteur eût été vraie, fondée,
sinon brillante de nouveauté. Mais l'interrogatoire que lui sug-
gère sa faculté privilégiée de présenter toute chose sous un
aspect imprévu, ne ressemble-t-il pas à un déni de justice?
Certes, les historiens modernes avaient prévenu, par d'assez
vasles et d'assez minutieuses investigations, le reproche que
leur fait M. Granier de s'en tenir u aux dates , aux batailles , aux
listes d'empereurs, aux passages de rivières et aux prises de
villes. » Depuis les mystères hiéroglyphiques de TÉgyple jus-
qu'aux secrets de la toilette des dames romaines ; depuis les
livres sacrés de l'Inde jusqu'aux journaux que recevaient les
contemporains d'Auguste; depuis les lois de Manou jusqu'à la
jurisprudence des cours d'amour ; depuis le théâtre chinois
jusqu'aux traditions Scandinaves; depuis les épopées en granit,
colossale expression de la foi de nos pères ,* jusqu'aux détails
capricieux de leur ameublement privé ; les monuments les plus
divers de la pensée et de l'activité humaines, les plus futiles
comme les plus graves souvenirs de Ihistoire , ont été interro-
gés avec une infatigable curiosité. Dieu nous préserve du ridi-
cule de reproduire ici un catalogue de librairie française et
étrangère ! Énumérer les doctes monographies auxquelles a
donné lieu l'étude des sociétés anciennes et modernes , de leurs
langues, de leurs lois , de leurs mœurs , ce ne serait rien ap-
prendre , sans doute, à M. Granier de Cassagnac. Pourquoi
donc , par un langage qui semblerait déclarer tous ces travaux
nuls et non avenus, fournit-il un prétexte à de malignes insi
nuations ? Tourmenté du génie des découvertes , trop facilement
il pousse lexclamalion du géomètre syracusain, et l'on note
dans ses écrits plus d'un endroit oùrji/oiy.* souffre contestation.
Dans le passage cité, a-t-il voulu dire seulement qu'aucune des
histoires par lui indiquées n'avait trouvé d'écrivain qui l'eût sui-
5 14
162 REVUE DE PARIS.
vie dans toutes ses ramifications et dans toutes les phases de
son développement? Ainsi comprise, la remarque comporte
encore des exceptions ; en tout cas , bien que présentée sous la
forme critique , elle constate la modestie et la prudence de tant
d'illustres savants, blanchis dans les labeurs de la pensée,
lesquels ont estimé qu'une histoire quelconque , embrassant
toute la durée des siècles et toute la surface du globe, ne saurait
être approfondie par un seul homme. De nos jours , un publi-
ciste qui n'était sans doute pas dénué de valeur personnelle , et
qui pouvait consulter simultanément la France et l'Allemagne, a
essayé l'histoire collective des religions ; de plus vigoureux gé-
nies que Benjamin Constant eussent fléchi sous ce fardeau
d'Hercule. Un Silvestre de Sacy pense couronner dignement
toute une vie de recherches philologiques et historiques , lors-
qu'il parvient à restaurer , dans son ouvrage sur les Druses , un
minime fragment du tableau des croyances religieuses qui par-
tagèrent le monde.
M. Granier de Cassagnac a eu occasion , chemin faisant,
d'apprécier quelques écrivains français. La main libérale qui
place M. Victor Hugo parmi les plus éminents historiens de notre
siècle, ne se montre-t-elle pas ensuite parcimonieuse envers
Montesquieu , en lui concédant à peine la moitié de son an-
cienne autorité ? alors qu'elle signalait le poêle moderne comme
« ayant illuminé tout un côté immense et obscur du moyen
âge, » ne devait-elle départir à l'auteur de V Esprit des lois
d'autre mérite que celui « d'avoir produit en son temps un cer-
tain sentiment de critique élevée, calme, profonde?» Un si
rapide déclin ne menace pas d'ordinaire la fortune des livres
qui conquirent l'admiration publique malgré les idées dominan-
tes de leur époque j c'est là ce qui dislingue la gloire de la
vogue. Or l'Esprit des lois n'eut pas à lutter seulement contre
de pieuses susceptibilités et des scrupules cléricaux. On sait quel
accueil il essuya de la part des mêmes encyclopédistes qui
avaient porté triomphalement à l'Académie l'auteur des Lettres
Persannes. « Que diable veut-il nous apprendre par son traité
des tiefs? écrivait Helvétius. Son beau génie l'avait élevé dans
sa jeunesse jusqu'aux Lettres Persannes ; mais notre ami , dé-
pouillé de son titre de législateur , ne sera plus qu'un homme
de robe , gentilhomme et bel esprit. » La critique historique a
REVUE DE PARIS. 163
progressé sous l'impulsion qu'elle reçut de Montesquieu lui-
même j montés sur les épaules du géant, des hommes de taille
médiocre ont pu voir plus loin que lui ; nous croyons néan-
moins qu'à l'heure présente l'Esprit des lois , consulté avec
une sage défiance, réserve encore de très-nombreux et très-
utiles enseignements à qui veut démêler , dans le chaos féodal,
les germes vivants des sociétés modernes. Une gloire littéraire
consacrée par le temps , devait , peut-être , trouver un juge
moins sévère chez un publiciste qui professe un souverain res-
pect pour les faits traditionnels , et une remarquable défiance
contre les théories novatrices.
Prévoyant que ses assertions touchant les lacunes de l'histoire
sembleraient exagérées , M. Granier de Cassagnac s'adresse de
préférence « à ces lecteurs bons et patients , qui ne se fâchent
point contre leur livre ; qui trouvent moyen de n'en ouvrir ja-
mais aucun sans y apprendre quelque chose, et qui pourraient
croire qu'une fois les travaux aujourd'hui pendants menés ù fin,
on devra déclarer au temps présent qu'il ait à se tenir pour suf-
fisamment instruit de tous les secrets du temps passé. « Si les
lecteurs pouvaient se fâcher contre un livre oîi la science dé-
ploie de vives et attrayantes allures , ce serait pour avoir été
présumés par l'auteur simples au point de croire qu'ils ne se
coucheront pas dans leur tombe sans avoir ouï toutes les révéla-
tions du passé. Non , leur juste estime pour les travaux contem-
porains ne dégénère pas en une si aveugle admiration. Les
clartés projetées dans la nuit des temps accusent d'autant plus
vivement les larges masses d'ombre qu'auront encore à dissiper
les générations futures. Pour citer en exemple la branche la
plus classique de l'histoire des religions, la Symbolique j de
Creuzer; VJnti-Sxmholique, de Voss ; VJglaophanitis , de
Lobeck; le Proméihée , de Welcker ; les Dicinitésde la Sanio-
thrace , de Schelling , n'ont pas, à beaucoup près , complète-
ment élucidé la mythologie grecque ; mais, du moins, rirait-on
aujourd'hui de qui en demanderait la c ef aux commodes inter-
prétations du père Jouvency , dans son Jppendix de Diis. L'é-
rudition moderne doute beaucoup , parce qu'elle a beaucoup
appris. Le jour n'est pas proche où une histoire universelle de-
viendra possible. Ceux-là mêmes qui, pour placer un signe au
front (lu monument, ne se croiraient pas obligés d'attendre que
164 REVUE DE PARIS.
le choc des systèmes philosophiques eût fait jaillir une idée su-
périeure à la donnée chrétienne de Bossuet , ne se dissimulent
pas les lacunes de son plan , les imperfections historiques d'une
œuvre immortelle par le style. Avant de coordonner tous les
éléments de l'histoire dans une vaste synthèse , où se révèle l'ac-
cord de l'impulsion divine et de la liherlé humaine, il faut
longtemps encore et patiemment élaborer chacun d'eux ; il faut
d'une main courageuse creuser les sujets spéciaux. C'est ce but
que s'est proposé M. Granier de Cassagnac, en écrivant VHis-
toire des classes ouvrières et des classes bourgeoises.
L'ouvrage dénote de très-nombreuses lectures et une patience
de recherches qu'on ne saurait assez louer. Un imposant appa-
reil scientifique était nécessaire pour élever à la majesté de l'his-
toire un système que l'on aurait pu croire , d'abord , inspiré par
l'impatient désir de s'aventurer en des sentiers nouveaux. Histo-
riens, poètes, juristes, grammairiens, philosophes, les plus
illustres témoins de l'antiquité hébraïque , grecque et romaine,
ont été appelés par l'auteur à certifier la justesse de ses divina-
tions. On lit avec charme les chapitres où , foulant un terrain
bien connu , et n'ayant point besoin de guerroyer à chaque pas
pour introniser des idées nouvelles , il étale le luxe d'une mé-
moire initiée au destin des esclaves lettrés , aux élégantes habi-
tudes des belles affranchies courtisées par Alcibiade , ou chan-
tées par Tibulle. On s'arrête avec profit aux pages où il expose
le rôle que jouaient les corporations dans l'économie romaine.
Mais s'agit-il de prendre un parti sur les questions capitales du
livre , c'est-à-dire sur les opinions de l'écrivain relatives à l'ori-
gine de l'esclavage , à la formation des clases ouvrières et bour-
geoises, à l'universalité des institutions féodales elcommunales,
nous doutons beaucoup qu'elles paraissent suffisamment démon-
trées pour rallier un grand nombre d'esprits. Dans l'impossibi-
lité où nous sommes de suivre ici tous les développements d'un
volume , attachons-nous à discuter avec quelque étendue la
théorie de M. Granier de Cassagnac sur l'origine de l'esclavage :
elle est la base de tout l'édifice.
Pour l'établir, il argue , en premier lieu , de l'impossibilité où
l'on se trouve, d'assigner une date dans l'histoire au commen-
cement de l'esclavage. En effet, les plus anciens monuments his-
toriques le montrent existant ; les plus anciennes lois connues
REVUE DE PARIS. 165
ne le créent pas , elles l'acceptent et le réglementent ; et il y a
plus, remarque l'écrivain, les tempéraments qu'elles apportent
à sa rigueur prouvent qu'à l'époque où il devint l'objet de leurs
dispositions, c'était déjà une chose vieille, usée. Donc, l'es-
clavage n'a point été institué originairement de main d'homme ;
il fut spontané, naturel ; il prit naissance dans le berceau même
des sociétés, c'est-à-dire dans la famille. Le second argument
de l'auteur est plus direct. En se reportant, dit- il, aux premières
lueurs des temps historiques , on trouve que l'idée de paternité
et de puissance se confondent entièrement. Qui est père, est
maître, mdtre absolu. Mais , chose remarquable ! il ne suffit
pas d'être père selon la chair ; il faut l'être avec certaines con-
ditions de tradition et de famille ] il faut se rattacher à une
certaine série d'aïeux que les poètes appelent divins ; dénomi-
nation encore voilée de mystère , dans l'état actuel de la science :
peut-être fut-elle attribuée aux chefs primitifs des familles no-
bles, précisément parce qu'ils étaient puissants. Lorsqu'on descend
aux temps historiques , les textes abondent pour démontrer que
le père exerce sur ses enfants tous les droits du maître sur
l'esclavage. Il peut les vendre, les mettre à mort; quand il
marie sa fille, c'est encore une vente : la dot est le prix payé par
le gendre acquéreur. Or la polygamie, concordant avec l'épo-
que de l'absolue puissance des pères , groupait sous un chef
unique toute une tribu de fils et de petits-fils esclaves. Les héri-
tiers privilégiés , soit par le choix paternel , soit par le droit de
primogéniture , se transmirent de main en main la puissance
et la propriété familiales ; ils formèrent la minorité d'élite , les
races nobles. Au contraire, les autres enfants, laissés dans leur
esclavage natif ou vendus à un père étranger , composèrent la
majorité dépendante et méprisée , les races serviles. Plus tard,
quand l'état social se fut compliqué, les lois modifièrent la cou-
tume; elles ouvrirent aussi de nouvelles sources d'esclavage,
telles que la captivité résultant de la guerre , l'insolvabilité du
débiteur; mais , bien que différant en plusieurs points de la ser-
vitude primitive , ces nouveaux modes en étaient une imitation
et un souvenir. Le vainqueur était substitué aux droits du père
sur le captif. Et ce qui le prouve d'une vianière nette et déci-
sive, c'est que , d'une part , dans le langage des poëtes primi-
tifs , les dieux se confondent avec les ancêtres des grandes fa-
H.
166 REVUE DE PARIS.
milles, et que, d'une aulre part, chez les Romains le vaincu
était considéré comme un homme sans dieux. Les lois civiles
continuant donc la coutume familiale , Tesclavage ne choquait
ni les consciences les plus droites, ni les esprits les plus élevés.
Si l'on rejette cette explication, ajoute enfin l'auteur, le passé des
nations devient une énigme absurde. On ne se rend plus compte
de ce qui s'observe dans la législation de chaque peuple , à sa-
voir que, plus on remonte, plus l'autorité du père absorbe en
elle la personnalité de la femme et des enfants ; on ne comprend
plus pourquoi les esclaves , même révoltés , ne protestèrent
jamais contre la légitimité de l'esclavage. 11 devient incroyable,
inouï , que tant de grands génies de l'antiquité, esclaves eux-
mêmes ou fils d'esclaves , ne se soient pas récriés une fois , une
seule fois, en faveur des esclaves, leurs frères.
Ces raisonnements, dont nous avons essayé de reproduire
fidèlement la substance en empruntant autant que possible les
propres paroles de l'écrivain, ont d'abord contre eux la pré-
somption résultant d'une opinion ancienne et générale. L'ori-
gine de l'esclavage a été communément attribuée à l'empire que
s'arrogeait le vainqueur sur une vie qu'il aurait pu trancher
immédiatement par le glaive et dont il avait mieux aimé se ré-
server la possession. Le destin des batailles la lui avait livrée,
elle devenait sienne ; il exerçait sur elle le droit de propriété ,
JUS utendi et ahutendi. L'étymologie du mot servus, présentée
par les jurisconsultes romains , est contestable au point de vue
grammatical ; mais elle indique clairement de quelle manière ils
concevaient l'introduction de l'esclavage dans le monde. Nous
ne voyons pas qu'aucun des anciens auteurs cités par M. Gra-
nier de Cassagnac, rattache les droits du maître aux droits du
père. Ceci est déjà d'un certain poids ; car ne semble-t-il pas
étrange que l'explication par lui proposée, comme étant la seule
vraie, logique, naturelle , ait échappé aux hommes les mieux
placés pour juger en connaissance de cause?
L'impossibilité d'indiquer une loi qui ait institué l'esclavage
ne préjuge rien, d'ailleurs, contre l'opinion commune. Lorsqu'il
s'agit de l'enfance des peuples, il ne faut pas. apparemment,
se figurer la loi créée par les délibéraiions, et sortant du sein
d'une assemblée constituante, comme Minerve s'élança tout
armée d'un front olympien. Les premières législations écrites
REVUE DE PARIS. 167
eurent pour base des coutumes sous l'empire desquelles avait
déjà vécu une série de générations. Or la guerre est malheu-
reusement un fait antérieur au temps où Ton commença de com-
poser des livres et des codes ; un fait trop ancien dans le monde
jjour que l'on précise l'époque où les premiers esclaves , com-
])ns dans le butin , subirent les brutales conséquences qu'il en-
traînait avant la loi de grâce. Toutefois , peut-on dire que
l'esclavage u était profondément déchu, profondement ébranlé, «
que c'était «une chose usée, décrépite, une chose en déca-
dence, B au moment où furent écrites les plus anciennes légis-
lations? Aux yeux de M. Granier de Cassagnac , l'esclavage,
ayant tiré son existence et sa force de la royauté paternelle , a
dû nécessairement s'énerver en passant dans la sphère des insti-
tutions légales où il n'était plus qu'une image affaiblie du type
primordial. Mais , bien loin que l'histoire nous montre l'empire
du maître d'autant plus rigoureux, et le sentiment de sa supé-
riorité d'autant plus énergique , qu'on se rapproche davantage
des mœurs primitives, elle nous autorise à dire d'une manière
générale que c'est précisément le contraire qui a lieu. Comparez,
en effet, la situation du vieil Éliezer sous la tente d'Abraham,
avec celle du serviteur vieux et infirme que le vertueux Caton
assimilait au bœuf hors de service et à la vieille ferraille. Re-
portez plus avant chacun des deux termes de la question.
Voyez, d'une part, le sort réel et la condition légale que fit aux
esclaves la civilisation hellénique ou romaine parvenue à son
apogée; examinez, d'un autre côté, le traitement plein de
douceur qu'ils trouvaient chez les Germains, selon le rapport de
Tacite, ou mieux encore, les garanties , relativement très-hu-
maines , dont les entourait la législation mosaïque , et dites si
c'est dans les coutumes de la tribu agricole ou pastorale , si c'est
dans la constitution naturelle des familles primitives, qu'il faut
chercher le modèle intact et l'expression la plus complète du
droit cruel et étrange qui faisait d'un homme la chose d'un
autre homme. A mesure que la simplicité patriarcale fait place
au génie des républiques guerrières . quelle décadence , en effet,
l'esclavage subit, mais décadence toute au détriment des notions
'd'humanité ! Chez les Grecs et les Romains, l'esclave n'a point
de dieux; ce n'est point un serviteur, c'est un instrument de
travail; ce n'est point un homme, c'est une léte de bétail. La
168 REVUE DE PARIS.
Genèse n'accuse nulle part cette différence énorme entre les
traitements que subissaient les esclaves de l'époque patriarcale
et le régime oïdinaire de noire domeslicilé. L'esclave acquis à
prix d'argent, l'esclave étranger, l'esclave de naissance, étaient
également circoncis; c'est-à-dire ils recevaient, comme leur
maître , le sceau de la consécration religieuse, le baptême légal,
le signe de l'alliance conclue entre Dieu et la postérité d'Abra-
ham. Bien plus, dans cette société primitive et nomade où la
propriété avait pour fondement la possession, si le maître mou-
rait sans enfants , le principal et le plus ancien esclave né sous
la tente héritait de ses biens. On ne peut compulser les textes de
l'Exode, du Lévitique et du Deutéronome, relatifs aux esclaves,
sans y reconnaître le sentiment de la dignité originelle de
l'homme, beaucoup plus prononcé qu'il n'apparaît chez le codi-:
ficateur de la philosophie grecque , Aristote. L'esclave hébreu
n'était qu'un serviteur ordinaire, dont on avait acheté les ser-
vices pour six années. S'il n'avait point voulu proliter du béné-
fice de l'affranchissement sabbatique, et qu'il eût mieux aimé
continuer de servir dans la maison de son maître, l'année jubi-
laire lui ménageait une nouvelle issue vers la liberté. Quant à
l'esclave étranger, il ne partageait point le privilège de Téman-
cipation sabbatique; mais la généralité des expressions du Lévi-
tique autorise à penser qu'il n'était point exclu de la grande
émancipation jubilaire. Telle est l'opinion de plusieurs savants
commentateurs, et, entre autres, de M. Salvador. Toute bles-
sure faite à l'esclave par son maître entraînait l'affranchisse-
ment immédiat ; le meurtre de l'esclave était puni de mort.
Quelle disparité profonde entre un esclavage soumis à de telles
restrictions et celui que l'on trouve postérieurement en vigueur
dans l'antiquité classique ! Nous n'oserions , sur la foi de l'éru-
dition d'autrui, aborder de vastes, de fécondes régions, fermées
ù notre ignorance , et que M. Granier de Cassagnac aurait dû ne
pas négliger complètement dans ses recherches; nous n'oserions
affirmer « qu'il n'existe aucune trace de l'esclavage proprement
dit dans les anciennes lois de l'Inde et de la Chine (1). » Mais ce
qu'il y a de certain , c'est que nulle part l'esclavage n'apparaît
organisé sur une aussi vaste échelle et sur des bases aussi dures
(1) M. le baron d'Ekslein, Revue européenne, tome VII, page 687,
REVUE DE PARIS. 169
que chez les nations vouées presque exclusivement aux soins de
la politique et de la guerre. Il tenait une place immense dans
leur économie sociale >.et en était un élément nécessaire; car ,
d'une part, la guerre, source de leur fortune, amenait une
multitude de captifs qu'il fallait tenir en bride par un code dra-
conien ; d'une autre part , les citoyens , passant une grande
partie de leur vie dans les camps ou sur la place publique,
avaient besoin de bras serviles pour les travaux agricoles et
industriels. Aussi, est-ce chez le peuple conquérant par excel-
lence que se produit, dans toute sa brutale intégrité, ce droit
du maître où M. Granier de Cassagnac aperçoit une émanation
lointaine et affaiblie de la puissance paternelle. En Grèce, les
autels sacrés offraient du moins à l'esclave un abri contre d'in-
tolérables sévices. Rome ne permit point que rien prévalût con-
tre le droit absolu du maître, pas même ce religieux droit
d'asile qui se liait aux souvenirs de sa propre origine. « Les
Romains, dit l'historien Dion, ne l'accordèrent à aucun de leuis
dieux , excepté à ceux de Romulus ; et encore ce lieu conserva
bien le nom d'asile, mais sans en avoir l'effet, car on prit soin de
le murer de telle sorte que personne n'y pût entrer. » Interprète
de la coutume romaine , Plante traduit sur la scène un maître
qui réclame ses esclaves fugitives. « Il ne m'est point permis
d'emmener mes esclaves de cet autel de Vénus ? — Non , répond
le vieillard athénien , telle est la loi chez nous. — Et que m'im-
porte votre loi ? Elles sont à moi ; je saurai bien les en arracher
malgré toi , Vénus , et le grand Jupiter (1). « Le droit prétorien
avait déjà sapé l'antique puissance du père sur la femme et les
enfants, tout le vieux système de la famille romaine tombait
en ruine et s'en allait par lambeaux, que l'autorité du maître
sur l'esclave conservait sa barbare énergie. La condition servile
devenait même de jour en jour plus abjecte et plus misérable,
à mesure que s'exaltait dans sa force et son orgueil cette Rome
dont le nom symbolisait le caractère (2), et qui s'était promis la
conquête du monde. De la fin de la république et des premiers
(1) Le droit d'asile fut rétabli postérieurement par les lois impé-
riales ; mais alors les mœurs et le génie romain nélaient plus qu'un
souvenir.
(2) R«/A.i, force.
170 REVUE DE PARIS.
temps de l'empire datent les jalouses entraves apportées aux af-
franchissements; le terrible sénatus-consulte Sillannien, frappant
de mort indistinctement tous les esclaves qui se seraient trouvés
sous le toit de leur maître assassiné, ou dans un lieu assez pro-
che pour qu'on pût y entendre une voix partant de la maison ;
cette autre loi , non moins odieuse , qui prescrivait d'arracher
aux bêtes du cirque , pour le rendre à son maître , l'esclave qui,
par désespoir , s'était livré aux lions et aux tigres ; le sénatus-
consulle Claudien , d'après lequel les embrassements serviles
étaient réputés si infamants , qu'une femme libre ne pouvait s'y
abandonner sans tomber elle-même sous la main du propriétaire.
Dans les relations privées éclatait également un mépris croissant
pour les personnes serviles. Est-il besoin de rappeler ce gentil-
homme romain (nous empruntons ce terme à M. Granier de Cas-
sagnac) qui faisaitjeter aux lamproies de ses bassins un esclave
coupable de maladresse et cent autres monstruosités non moins
révoltantes? Certains maîtres avaient fini par porter le dédain
à ce degré qu'il ne daignaient communiquer avec leurs esclaves
que par geste ou par écrit. Le code de l'esclavage ne s'adoucit
qu'après que le despotisme impérial et la diffusion Indéfinie du
titre de citoyen eurent frayé les voies aux idées chrétiennes,
en amortissant ce vieil orgueil républicain , et ce sentiment de
nationalité si âpre , si étroit dans les âmes païennes !
Il est très-vrai que , plus on remonte dans la législation de
chaque peuple , plus l'autorité du chef de la famille apparaît
dominante et absolue sur la femme et les enfants. Rien de plus
naturel et de plus logique que cette progression. A mesure que la
société se complique et se développe , la multiplicité des élé-
ments réunis en son sein exhausse et agrandit la sphère du pou-
voir ; par l'action et la réaction mutuelle des faits et des idées ,
la notion du droit se généralise; la loi se fait gardienne des
intérêts communs et expression des communes croyances mo-
rales ; elle substitue son action à la vindicte personnelle , et res-
treint les prérogatives inconciliables avec l'ordre public; par
elle, le corps social tout entier intervient dans les litiges de
chacun de ses membres. C'est l'histoire de toutes les branches du
droit, et spécialement du droit pénal. Qu'y a-t-il d'étonnant
qu'elle se reproduise en ce qui concerne la juridiction maritale
et paternelle ? Mais , quelle qu'ait pu être l'étendue de celle-ci
REVUE DE PARIS. 171
chez les anciens peuples, une ligne de démarcallon profonde a
constamment séparé Tesclave d'avec réponse et les enfants.
Transportons-nous dans la seule société patriarcale qui soit
bien connue, au milieu des plaines de Sennaar, parmi les en-
fants d'Heber, d'Abraham et de Jacob. Là , le chef de famille est
tout-puissant. Quelle autorité rivale pourrait s'élever contre
l'autorité de l'aïeul vénérable qui est dépositaire de la tradition,
du dogme, du culte , de la morale , c'est-à-dire des seules lois
auxquelles obéissent les sociétés primitives? Supérieur aux fils
par son titre de père et par son expérience , à la femme par la
sagesse et la force viriles , à tous par sa qualité de pontife , il
exerce une magistrature , ou plutôt un sacerdoce souverain.
Contre ses arrêts , il n'y a d'appel possible qu'au Dieu dont il est
le représentant parmi les siens. Eh bien ! à cette apogée de la
royauté familiale , et nonobstant l'atteinte dès lors portée parla
polygamie à la dignité de la compagne de l'homme , voyez de
quelle hauteur l'épouse domine la concubine esclave ! Sara est
sous le poids de la défaveur extrême qui s'attachait à la stérilité;
Agar, au contraire, va donner un fils au chef de la famille : la
première perdra-t-elle sa souveraineté sur la seconde? Non ••
« Ecce ancilla tua in manu tuâ est, utere eâ ut libet, »
répond le père aux réclamations de l'épouse. Un caprice du
maître congédiait la concubine esclave et la remplaçait par une
autre ; mais l'épouse se prévalait d'un lien auguste et encore
indissoluble : Sara , Rebecca , Rachel , quoique longtemps infé-
condes, ne subissent point l'affront d'une répudiation. Dans le
récit que fait la Genèse du mariage de Rebecca, dans cette ra-
vissante épopée pastorale qu'on ne se lasse point de relire , le
consentement de la jeune vierge est formellement requis, et par
celui qui lui offre les présents des fiançailles, et par ses propres
parents. Est-ce donc là un destin servile? Sous l'empire de la loi
mosaïque , le père ne pouvait vendre son enfant que dans un
seul cas : celui où il cédait sa fille impubère à un homme de sa
nation, pour le servir, jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'épouser le
fils de l'acheteur. Mais celui-ci n'avait aucunement le droit de la
transmettre à un maître étranger, et s'il choisissait une autre
épouse pour son fils , la fille récupérait immédiatement son
indépendance , sans avoir besoin d'attendre l'ouverture de l'af-
franchissement sabbatique; elle devait, en outre, être mariée
172 BEVUE DE PARIS.
l)ar le maître à un autre Hébreu , sinon une indemnité pécu-
niaire lui était attribuée. Le fils de famille hébreu ne pouvait
être frustré de ses droits héréditaires par la volonté paternellej
ce qui obviait à l'un des plus graves inconvénients de la polyga-
mie, savoir : l'inégalité d'affection pour les enfants, résultant
de l'inégalité d'amour pour les mères. Un tel sort ressemble-t-il
davantage à celui des esclaves? Même chez les Romains, celui
de tous les peuples où la législation familiale fut empreinte du
plus dur génie , des différences radicales existaient entre l'es-
clave d'une part , et d'un autre côté les enfants et l'épouse in
manu que l'ancien droit civil considérait comme la sœur de ses
fils. D'abord , une incommensurable distance politique séparait
l'esclave , frappé de mort civile dès le sein maternel, d'avec le
lils de famille que sa sujétion au père n'empêchait point de
remplir les premières dignités de la république. En second lieu,
le fils participait aux choses sacrées du père ; membre de la
famille, les rapports de parenté ouvraient pour lui toute une
série de droits et de devoirs légaux; il avait la certitude de de-
venir stiîjun's par le décès de ses ascendants ; du vivant même
du père , sa qualité d'hœres était considérée , en quelque sorte ,
et par anticipation, comme synonyme àlierus ; pour lui ravir
la succession, il fallait un testament exprès , lequel était , dans
le principe, une véritable loi exigeant le concours du peuple.
L'esclave , lui , demeurait relégué dans une infime région où ne
daignaient descendre ni le droit divin, ni le droit humain. L'es-
clave avait une femelle et des petits^ il n'avait point de famille.
La législation romaine autorisait par son silence une promis-
cuité bestiale parmi les habitants de l'ergastule ; elle ne s'in-
quiétait d'interdire les plus horribles incestes entre personnes
serviles qu'autant que l'une d'elles avait déjà pris rang dans
la classe des personnes libres. L'esclave ne voyait point ses liens
se relâcher parla mort du chef de famille; meuble de l'hérédité,
il ne faisait que passer des mains du père sous celles du fils.
Entre deux situations qu'un tel abîme sépare, comment M. Gra-
nier de Cassagnac a-t-il pu saisir des analogies assez déclarées
pour les faire dériver l'une de l'autre? c^ Le maître était, dit-il,
considéré comme substitué aux droits du père. « Il n'a pas pris
garde que cette assertion était directement contredite par la
législation romaine elle-même, qui faisait si dure la condition
REVUE DE PARIS. 175
des enfants. Dans le droit romain, en effet, bien loin que la
puissance du maître sur l'esclave dérivât d'une paternité fictive,
l'intention formellement exprimée par un citoyen d'élever son
esclave au rang de fils , était impuissante à produire cet effet.
L'adoption et le titre de fils, conférés par un maître à son es-
clave, équivalaient, pour celui-ci, à un affranchissement , mais
ne le faisaient point entrer dans la famille, ne Tinveslissaient
nullement des droits de fils, tant étaient incompatibles les deux
qualités de fils et d'esclave! Loin d'être identiques parleurs
racines et analogues dans leur valeur sociale, elles s'excluaient
l'une l'aulre. Le législateur romain , si empressé à proclamer
la toute-puissance du père , lui déniait pourtant l'énorme privi-
lège de confondre, par un acte de sa volonté, deux choses
essentiellement distinctes.
Ces faits nous semblent de nature à infirmer « la preuve nette
et décisive , « précédemment citée, par laquelle l'auteur a pré-
tendu établir l'assimilation du maître avec le père. Envisagée
isolément , cette preuve soutient-elle un examen sérieux? Que
le titre nobiliaire par excellence, dans le langage des anciens
poètes , fût celui de fils des dieux ; qu'il faille interpréter en ce
sens l'épithète caractéristique d'Énée , et ne point y voir un bre-
vet de dévotion accolé au nom du héros troyen ; que César crût
revendiquer la généalogie la plus flatteuse pour un gentilhomme
en se disant issu de la déesse Vénus : c'est là un sujet curieux
de dissertation littéraire; M. Granier de Cassagnac l'a traité
d'une façon piquante ; et, tout en le laissant batailler avec les
philologues au sujet du mot pius, nous reconnaissons volon-
tiers avec lui que la qualification de descendants des dieux était
réservée aux hommes d'une souche illustre. Mais sur quoi se
fonde-t-il pour ajouter que les prérogatives attachées à la pater-
nité étaient le privilège exclusif des pères qui descendaient de
ces divins aïeux? Tout citoyen romain exerçait sur ses fils la
pleine puissance paternelle. L'on voit même, par les dernières
lois relatives à la vente des enfants , que cet abus de pouvoir
s'était perpétué principalement parmi les pelites gens. Si donc
le captif était considéré comme un homme sans dieux, ce n'était
point en vertu d'une fiction qui aurait transféré au vainqueur ,
au maître, les prétendus privilèges des pères d'origine divine.
Les Romains ne songèrent jamais à ce bizarre et subtil rappro-
5 i:
174 REVUE DE PARIS.
chement. Celte qualification crhommes sans dieux s'explique par
le caractère grossièrement réel et positif du polythéisme occi-
dental , lequel n'était guère autre chose qu'une consécration et
une formule religieuse des origines nationales , des droits et
des coutumes politiques ou civiles de chaque peuple. Les divi-
nités particulières que chaque ville emprisonnait entre ses
remparts jaloux , et au culte desquelles se rattachaient ses tra-
ditions patriotiques et ses habitudes sociales , étaient réputées
solidaires de sa fortune. Le vaincu dont les dieux avaient suc-
combé sous l'ascendant des divinités étrangères, le captif déchu
à la condition servile, était dit sans dieux, parce qu'en effet le
destin ennemi l'avait dépouillé de l'honneur et des droits sym-
bolisés par son culte national. Voilà pourquoi Rome se complut
à grouper autour du Capitole les divinités des nations vaincues ,
comme autant de témoins justifiant, par leur présence , les an-
tiques oracles qui lui avaient promis l'empire du monde. Voilà
j)Ourquoi , aussi , les chrétiens refusant de se prêter à des adora-
tions partagées et de s'incliner devant les images de la Fortune
et de la Victoire, leur dieu fut seul exclu du droit de bourgeoisie ;
pourquoi, chez les sceptiques Romains de l'époque impériale,
ce qui restait d'orgueil patriotique conspira avec de basses pas-
sions pour déployer toutes les fureurs du fanatisme contre la
sédition chrétienne.
En affirmant que les anciens ne soupçonnèrent jamais l'illégi-
timité de l'esclavage, peut-être M. Granier de Cassagnac s'ex-
prime-t-il d'une manière trop absolue. Plutarque écrivant, dans
la yie de Numa, qu'au temps de Saturne il n'y avait ni maîtres,
ni esclaves, se rendait l'interprète de la croyance universelle
des peuples à un état primordial dans lequel le mal et la vio-
lence n'avaient point encore étendu leur empire sur le monde.
Quelques voix isolées s'élevèrent, du sein du paganisme , contre
les droits exorbitants que s'attribuaient les maîtres. On pourrait
ajouter qu'après tout , la plus éloquente protestation en faveur
d'une idée consiste à mourir pour elle , et que tant d'insurrec-
tions d'esclaves s'efforçant de briser leurs chaînes , sans se lais-
ser effrayer par la fin sinistre de leurs devanciers cloués au
gibet, ne furent pas moins significatives que ne pourrait l'être
une tirade de journaliste moderne. Sachons reconnaître , néan-
moins, combien les idées des anciens différaient des nôtres
REVUE DE PARIS. 175
relativement aux droits de Vhonwie! S'ils plaçaient dans une
bouche servile des théories d'égalité, c'était, d'ordinaire, pour
bafouer l'orateur et ridiculiser ses déclamations; comme fait
Pétrone , lorsqu'il prête d'énormes barbarismes au riche affran-
chi Trimalcion , dont le vin a tourné la cervelle aux doctrines
libérales (1). Chez les nations guerrières du paganisme, qui
érigeaient en vertu civique le mépris et la haine contre l'étran-
ger, cette impitoyable fierté s'appesantissait avec un redouble-
ment d'énergie sur le captif dégradé par l'infamie d'une vente à
l'encan. En outre, le régime spécial auquel étaient assujettis les
esclaves , la défense qui leur était faite de jamais porter des
armes, une vie à part, saturée d'opprobres et affaissée sous d'in-
cessantes misères, ruinaient à la longue , chez les générations
servîtes, toute vigueur physique et morale. N'oublions pas non
plus le rôle immense que jouait dans les religions et dans les
drames antiques ce Fatum, sous les arrêts duquel s'inclinaient,
avec une muette résignation , les plus hautes têtes : et nous
comprendrons pourquoi les esclaves étaient parqués à une telle
distance de la classe des citoyens; pourquoi ils avaient la con-
science de leur propre abjection ; pourquoi le Grec ou le Romain,
tombé lui-même dans les liens de l'esclavage, ne sentait point
se récrier violemment en lui la dignité d'un être créé à l'image
de Dieu. Ce qui reste d'étrange . malgré ces explications, dans
des habitudes sociales si contraires au tempérament chrétien
des peuples modernes , le devient bien davantage encore si l'on
admet le système de M. Granier de Cassagnac. En effet, plus il
approfondit 1 ignominie des esclaves, plus il entasse de citations
pour montrer qu'on les considérait comme étant d'une autre
nature que les maîtres , et moins on conçoit comment un tel
mépris aurait pu se concilier avec le souvenir d'une fraternité
primitive entre les fils aînés, auteurs des races nobles, et les
cadets de famille, auteurs des races serviles ; moins la raison
s'accommode de l'hypothèse qui assimile l'esclavage à la dépen-
dance filiale. Enfin, ce n'est qu'en exagérant démesurément
l'exercice réel, sinon les droits , de l'antique autorité paternelle,
(1) Au dessert, Trimalcion s'écrie : « Amici, et servi homines sunt
et xque unum laclem biberunt, etiam si illos malus f'atus oppres-
serit, etc. » {Satiricon, Pelr.)
176 REVUE DE PARIS.
que M. Granier de Cassagnac peut faire descendre les races
roturières des enfants cédés , vendus parles anciens pères. Rien
dans l'histoire, ne l'autorise à penser que ces ventes d'enfants
aient été assez habituelles , assez fréquentes, pour avoir en-
taché l'origine de l'immense majorité humaine. Chez les Ro-
mains eux-mêmes, où elles paraissent avoir été le moins rares,
on ne les voit guère usitées que comme une fiction légale qui
avait pour effet d'émanciper le fils , ou de le faire passer par
l'adoption dans une autre famille , non à titre d'esclave , mais
à titre d'enfant. Si l'on examine la situation respective des
enfants, durant le premier âge des diverses sociétés qui se sont
partagé le monde, on n'y trouve point non plus entre les frères
l'inégalité profonde que M. Granier de Cassagnac convertit en
loi générale. Parmi les familles patriarcales dont la Bible ra-
conte l'histoire, l'enfant dans la personne duquel la bénédiction
paternelle n'avait point consacré les prérogatives ordinairement
dévolues à la primogénilure , n'était pas néanmoins dépourvu
de tout droit et de toute propriété. Augmentait-il ses troupeaux,
ce n'était point au profit du frère privilégié. Sous l'empire de la
loi mosaïque, l'aîné n'avait qu'une double part. Aux termes de
la loi des xii tables, c'était la volonté paternelle, et non l'âge
des fils, qui déterminait leurs portions héréditaires. Dans le
clan celtique, il y avait égalité de partage entre les fils du chef.
Cette égalité se retrouve pareillement chez les Francs , et elle
fut la cause de grandes divisions dans les familles mérovin-
gienne et carlovingienne. Ainsi , sous quelque aspect qu'on en-
visage la théorie fondamentale de l'auteur les objections et les
faits surgissent en foule pour la combattre.
Nous ne suivrons point , avec l'écrivain , la marche des races
servîtes qu'il montre se partageant en deux grandes colonnes,
après être sorties par l'émancipation de leur esclavage primor-
dial et naturel : l'une de ces colonnes comprenant les affranchis
agricoles qui se dispersent dans les campagnes et forment la
féodalité parleurs rapports de vasselage avec les anciens maî-
tres ; l'autre composée des esclaves industriels qui se groupent
dans les cités et constituent la commune et la jurande. Avant
M. Granier de Cassagnac , l'on n'ignorait pas qu'il y avait eu ,
chez les anciens, de véritables serfs de la glèbe; soit que des
populations conquises eussent été maintenues sur le sol pour le
REVUE DE PARIS. 177
cultiver au profit des vainqueurs, soit que la possession précaire,
concédée à un esclave par son maître , eût fini par acquérir un
caractère de fixité, et par immobiliser sur le fonds la même famille
de cultivateurs. D'autres avaient dit également que des associa-
tions offrant des analogies avec la commune , avaient dû se
former quelquefois dans l'ancien monde, soit par l'agrégation
naturelle d'intérêts voisins et communs entre hommes libres ,
soit par les liens de la clintèle qui rattachèrent aux premiers
fondateurs d'une cité la foule du dehors venant leur demander
asile et protection. Ce dernier point de vue , développé par
Niebuhr, et sa comparaison de la plebs à la commune , de la
constitution de Servius à nos chartes communales , avait jeté le
plus grand jour sur les antiquités de Rome. L'on savait enfin
que chez les anciens peuples à castes, les diverses tribus indus-
trielles formaient, au sein d'une même pairie, comme autant
de sociétés distinctes , ayant chacun son culte , ses lois , ses
mœurs. Mais on avait coutume d'attribuer à la superposition
d'une race héroïque et conquérante , la servitude où étaient
tombées ces castes primitives, et l'on s'expliquait ainsi comment
certains travaux industriels apparaissent d'abord, dans l'histoire,
entourés d'une haute estime et placés sous le patronage des
dieux, tandis que postérieurement ils participent à l'abjection
de classes devenus serviles. Toutes ces notions présentent bien
quelques points de contact avec les idées que M. Granier de
Cassagnac expose sur le vasselage des paysans et sur l'organi-
sation, soit industrielle, soit administrative, des classes ou-
vrières ou bourgeoises de l'antiquité. Mais ce qui le sépare des
historiens , ses devanciers, ce qui caractérise son système, c'est,
en premier lieu , d'avoir purgé du reproche de violence la do-
mination exercée par les races nobles sur les races serviles, en
la faisant découler des lois originelles de l'humanité j d'avoir
peuplé les premiers sillons féodaux et les premières enceintes
communales , avec ces fils de famille, exclus du sanctuaire do-
mestique et condamnés à toutes les misères du prolétariat. C'est,
d'une autre part, d'avoir universalisé la féodalité et la commune
chez tous les anciens peuples. Hébreux, Troyens, Romains,
Grecs. Partout l'auteur découvre des gentilshommes habitant
un manoir isolé que domine un donjon , centre et signe distinc-
tif de leur juridiction seigneuriale ; il reconstitue en leur faveur
15.
178 REVUE DE PARIS.
les us et coutumes nobiliaires du moyen âge, les majorais et
rinaliénabilité du domaine, les titres hiérarchiques, et jusqu'à
l'usage de faire élever leurs tîls par des précepteurs, au lieu de
les envoyer aux écoles publiques avec les enfants des vilains.
En regard de cette société noble , partout il place une bour-
geoisie communale , composée des divers corps de métiers ;
groupée dans des maisons en pâté, que relie et circonscrit un
mur de défense, et au milieu desquelles se dressent le beffroy et
l'hôtel de ville; ayant une administration , un trésor, une juri-
diction propres. De très-précieux détails sont disséminés dans
les chapitres où l'écrivain essaye cette transposition du moyen
âge en pleine antiquité; mais les faits les plus notoires s'obscur-
cissent ou se colorent d'un faux jour, considérés à travers le
prestige des précautions systématiques. Citons un exemple :
Chez les Hébreux existait une institution, unique dans l'his-
toire, et qui , bien mieux que la loi agraire invoquée par la
plèbe romaine, prévenait l'agglomération de la fortune territo-
riale dans un petit nombre de mains : nous voulons parler de
l'année jubilaire. Elle rétablissait périodiquement le partage
égal du sol entre toutes les familles, ne laissait les terres circu-
ler du pauvre au riche que pour les rendre ensuite au premier,
et, empêchant ainsi cette absorption des petits fonds par les
grands, qui perdit l'Italie antique , maintenait, autant que pos-
sible, l'égalité entre tous les citoyens. Qui le croirait ? dans une
telle loi, M. Granier de Cassagnac voit la preuve qu'il y avait,
chez les Hébreux, une noblesse reconnaissable précisément à ce
signe de terres substituées. Il affirme que cette loi était une mo-
dification d'une loi antérieure sous l'empire de laquelle les terres
nobles n'avaient même pas pu subir une aliénation temporaire.
Le lecteur attend la preuve de cette assertion : elle est affirmée
de rechef par l'écrivain ; après quoi, apparemment , le doute
n'est plus permis. Mais le plus humble paysan de Judée, mais
le plus misérable manouvrier hébreu participait à ce bénéfice
de l'année jubilaire , où l'auteur voit un privilège féodal ! Une
seule exception avait été établie : le jubilé ne rendait point au
possesseur originaire les maisons comprises dans l'enceinte des
villes murées; si elles avaient été vendues, elles n'étaient ra-
chetables que dans l'année. Le motif de cette disposition se dé-
cèle de lui-même ; elle était dictée par l'intérêt de la défense du
REVUE DE PARIS. 179
pays. Moïse s'élait onqiiis avec grand soin du nombre des places
de guerre; la sécurité nationale demandait qu'elles n'eussent
pointa oj)poser à l'ennemi une population trop peu nombreuse,
et on accordait, en conséquence, aux habitants qui s'y fixaient,
la faveur de n'être point assujettis à une expropriatien pério-
dique. Aux yeux de M. Granier de Cassagnac, ce privilège vé-
ritable se convertit en un indice certain d'infériorité bourgeoise :
voilà des villes enceintes de murs , et dans lesquelles la pro-
priété n'est point substituée ;donc ce sont des communes. Sur la
foi d'aussi hasardeuses analogies , il n'est rien que l'on ne pût
démontrer. L'on arrive ainsi à imaginer la coexistence et l'an-»
tagonisme de deux sociétés distinctes, l'une noble, l'autre rotu-
rière, chez un peuiile où les documents historiques les mieux
avérés prouvent que rien de semblable n'existait ; chez un peu-
l)le qui ne connaissait ni les castes oppressives de l'Inde, ni le
despotisme assyrien ; chez un peuple, enfin, qui a présenté ce
phénomène remarquable d'une constitution théocratique, sans
le gouvernement hiérocratiqiie, et où les lévites, bien loin défor-
mer une aristocratie féodale maîtresse du sol, étaient exclus de
la propriété terrienne, si ce n'est que la loi leur assurait un domi-
cilepersonnel dans lesvlllesauxquelles les attachaient leursfonc-
tions.et la nourriture pour leurs troupeaux autour des remparts.
Nous regrettons vivement que les limites de ce travail ne nous
permettent pas d'étendre davantage l'analyse du système histo-
rique développé par M. Granier de Cassagnac ; de justifier par
une plus longue discussion le jugement que nous avons porté
sur l'ensemble ; et surtout de faire mieux connaître les richesses
scientifiques, les ingénieux aperçus prodigués dans le cours de
l'ouvrage. Il nous reste à parler des doctrines qui s'y font jour,
des tendances philosophiques de l'historien.
Dans la préface de son livre, il avait déclaré qu'il se proposait
d'écrire «non un livre de politique , mais un livre d'histoire,
étranger à toutes les prétentions , à toutes \ts haines, à toutes
les coteries du présent.» A Ihistorien , comme au poëte, les
partis politiques demandent volontiers de glorifier et de servir
certaines idées qui leur sont chères. Ils décorent du titre de
mission sociale, ils préconisent et entourent de leur faveur un
culte dont la science et l'art cessent d'être le premier objet. De
là, tant d'œuvres vides qui drapent leur pauvreté sous le com-
180 BEVUE DE PARIS,
mode appareil des généralités philosophiques. Loin de nous la
pensée de blâmer chez M. Granier de Cassagnac son dédain
pour cette facile recette de surprendre la vogue ! Nous le loue-
rions sans réserve d'avoir évité une servile adulation des idées
contemporaines, s'il n'inclinait à l'excès contraire. Vainement
il avait résolu de s'emprisonnerdans la scit-nce comme un moine
dans sa cellule. Le bruit des controverses qui passionnent la so-
ciété moderne l'a poursuivi jusque dans la mine obscure et si-
lencieuse de l'antiquité historique. Il n'a pas su se défendre de
faire la leçon au siècle; et la leçon, toujours présentée avec une
incisive causticité, laisse désirer quelquefois une plus rigoureuse
exactitude.
L'explosion de ses antipathies napoléoniennes contre les zWéo-
logueSy les rêveurs, les publicistes de l'école du xviii^ siècle,
n'atteint-elle pas la liberté de l'esprit humain dans l'exercice
d'une de ses plus nobles facultés, c'est-à-dire dans son applica-
tion aux réformes sociales? L'indissoluble alliance qu'il établit
entre la politique 3t l'histoire ne place-t-elle pas les doctrines
conservatrices trop près du fatalisme? Il faut, dit-il, soustraire
la politique aux syllogismes, aux théorèmes des philosophes
qui raisonnent sur la société comme si elle se composait d'abs-
tractions et de triangles : ((Pendant trente ans on s'est opiniâ-
tre à faire de la chimie avec du raisonnement, et l'on n'est pas
arrivé à la décomposition d'un caillou ; depuis quarante ans on
s'est mis à en faire avec de l'observation, et l'on a déjà surpris
la moitié des secrets de Dieu. Or la politique est dans l'ordre des
choses morales, comme la chimie dans l'ordre des choses maté-
rielles, une science d'observation et d'analyse ; seulement, beau-
coup plus difficile, parce que l'homme qu'elle doit observer et
connaître est beaucoup plus complexe que les corps. » Nous
sommes loin, assurément, de partager l'erreur des utopistes qui,
s'iugéniant à résoudre le problème dérisoire posé par Ésope ,
voudraient édifier une société sans qu'elle reposât par aucun
point sur le sol historique. Surtout nous n'aurions garde d'ad-
mirer les génies régénérateurs qui , pour inoculer une vie nou-
velle au vieux corps social , proposeraient le remède héroïque
enseigné par Médée aux filles de Pélias. L'étude de l'histoire
n'aurait pas offert un tel attrait aux plus actives comme aux
plus hautes intelligences,, si elle n'était que le fanal de poupe du
REVUE DE PARIS, 181
vaisseau de l'humanité, et si elle ne jetait aussi quelques clartés
sur les voies de l'avenir. Mais est-ce à dire que les enseignements
qu'elle fournit à la politique puissent é(re assimilés aux sciences
d'observation et d'analyse qui ont pour objet des corps maté-
riels? Les éléments du monde physique, dont l'homme observe
les propriétés et les rapports, soit pour les accommoder aux be-
soins de son industrie , soit pour étendre le noble domaine de
son intelligence, existent indépendamment de son libre arbitre.
En présence des phénomènes naturels , l'activité de l'esprit hu-
main se borne à les saisir dans leurs nuances les plus délicates
et dans leurs plus mystérieuses combinaisons ; à les connaître
tels qu'ils sont, tels qu'ils seront toujours, tels qu'ils étaient
avant même que Ton n'eût soupçonné leur existence. S'agit-il
au contraire du monde social , des institutions politiques et ci-
viles ? L'homme n'est plus réduit à ce rôle secondaire. C'est lui-
même alors qui devient tout à la fois sujet et objet : lui-même
avec ses droits et ses devoirs, avec sa raison, sa conscience, sa
liberté morale. Il peut, il doit quelquefois anéantir des faits sé-
culaires, et leur substituer des faits nouveaux, plus rationnels,
plus conformes à l'intérêt général et aux notions acquises d'hu-
manité et de justice. La philosophie du xviii^ siècle fut la réac-
tion des idées nouvelles contre les faits anciens, la guerre d'es-
prits indépendants contre des coutumes traditionnelles qui les
choquaient: réaction extrême, comme l'est toute réaction;
guerre oîi furent confondus trop souvent l'abus que l'on peut
tuer , et la vérité qui ne meurt pas. Toutefois, il y a quelque in-
gratitude , ce nous semble , à mépriser comme « parfaitement
stériles, » les travaux des publicistes de cette école. Ainsi que le
remarque, dans son Cours sur l'histoire de la civilisation,
l'écrivain auquel M. Granier de Cassagnac dédie son œuvre ,
c'est à eux que nous devons ce caractère honorable de l'état so-
cial qui se fonde ou s'annonce de toutes parts; à savoir que les
institutions modernes reposent sur l'empire de la raison publi-
que, de la libre discussion, des convictions générales, et que
l'intelligence est le premier titre du pouvoir. Les théories so-
ciales, osées par les publicistes du xviiie siècle, contribuèrent
puissamment à faire prévaloir contre la tyrannie des précédents
historiques les principes dont la France nouvelle a recueilli le
bienfait dans sa législation politique , pénale et civile. Nul
182 REVUE DE PARIS.
doute, par exemple, que le Contrat social et le Discours sur
l'inégalité des conditious ne puissent revendiquer une large
part dans la déclaration des droits de l'homme et de la souve-
raineté populaire. Les générations modernes ont dû n'accepter
que sous bénéfice d'inventaire l'héritage de la constituante et de
la convention. Elles ont dépouillé les nouveaux dogmes politi-
ques du caractère tranchant et absolu qu'ils revêtirent au jour
du combat ; le bon sens pratique de la société rassurée sait n'y
voir aujourd'hui que la protestation de l'intérêt général contre
les privilèges d'une minorité aristocratique, et des facultés in-
dividuelles contre les classifiicalions héréditaires. Or, s'il est vrai
de dire que ces notions sont éminemment chrétiennes par leur
racine, néanmoins leur triomphe est en grande partie l'œuvre
des idéologues et des rêveurs &\iv lesquels M. Granier de Cassa-
gnac fait pleuvoir les traits acérés de l'ironie.
Dans le chapitre intitulé du Prolétariat, on lit cette phrase :
a Attirer et absorber dans la grande abstraction contenue en ce
mot homme les ouvriers et les pauvres , c'est-à-dire le peuple j
et poser en principe l'unité et l'identité absolues des droits et
des devoirs de tous, c'était préjuger la question de savoir s'il n'y
a pas dans l'histoire du genre humain des races différentes af-
fectées à différentes fonctions politiques, pourvues de diffé-
rentes destinées sociales, et qui, ayant de cette façon différents
devoirs, auraient par conséquent différents droits. Nous ne di-
sons pas précisément encore que ces races existent, ce qui bri-
serait l'axiome des droits de l'homme ; mais, quand le xviii« siè-
cle affirmait qu'elles n'existent pas , il répondait à la question
par la question. » L'auteur n'a pas voulu dire que les individus
ont des aptitudes différentes et une condition nécessairement
inégale en fait; qu'à côté des conseillers d'État et des membres
de l'institnt, il faut aussi des cordonniers et des garçons de char-
rue. Un homme d'esprit ne prend pas la plume pour affirmer
d'aussi triviales vérités. Entendrait-il donc, au nom de la poli-
tique fondée sur l'histoire, réhabiliter le système des inégalités
héréditaires, et condamner le principe, proclamé par la consti-
tuante, de l'admissibilité de tous les citoyens, sans distinction
de naissance, aux fonctions publiques? Quoiqu'il soit difficile de
ne pas adopter l'une ou l'autre de ces interprétations , nous n'o-
sons imputer le second sens aux paroles de l'écrivain. V Histoire
UEVUE DE PARIS. 183
(les races nobles, dont la prochaine publication complétera
V Histoire des Classes ouvrières et des Classes bourgeoises,
répondra, sans doute, aux critiques que soulèvent ces pages où
M. Granier de Cassagnac semble lutter contre des principes dés-
ormais acquis à la société.
La liberté est une laborieuse jouissance. Pour Taffrancbi
qu'elle isole dans sa faiblesse et qu'elle dévoue aux misères ou
aux désordres d'une existence incessamment menacée par la fa-
mine, elle peut être un don funeste, si on la départit sans pré-
voyance et sans mesure. L'esclavage a ses avantages relatifs.
Les émancipations d'esclaves ont jeté dans la cité une foule
d'hommes dont toute la vie est une lutte douloureuse contre les
nécessités matérielles, sans propriété, presque sans traditions,
qui ne tiennent ni au passé ni au sol , instruments de travail que
le maître emploie moyennant salaire , mais dont il ne nourrit
pas la vieillesse invalide, dont il n'a pas intérêt à réparer les
forces défaillantes : assez d'autres se présenteront aux portes
de l'atelier pour remplacer le malade ! Les émancipations d'es-
claves ont donc singulièrement compliqué le problème social, en
favorisant les développements du prolétariat et du paupérisme.
M. Granier de Cassagnac est entré, à cet égard, dans des con-
sidérations pleines d'intérêt; mais ici, encore, il se laisse en-
traîner au delà de la vérité. Il partage le prolétariat en cinq
branches : les ouvriers, les mendiants, les voleurs, les esclaves
lettrés, les courtisanes (et, pour le remarquer en passant, ce
rapproch-ment immédiat établi entre les ouvriers et les courti-
sanes ou les voleurs devait peut-être ne pas se présenter sous la
plume d'un écrivain qui déclare s'adresser aux classes ouvrières,
à leurs préjugés et à leurs passions, comme à leur sagesse).
C'est de l'affranchissement des esclaves qu'il fait dériver ces
cinq classes. Sous le toit du maître, dit-il, l'esclave, ou malade
ou invalide, était assuré des choses nécessaires ; il n'avait be-
soin, pour vivre, ni de voler, ni de mendier, ni de se prostituer.
Les adoucissements introduits par la civilisation moderne dans
le sort des esclaves qui peuplent nos colonies , ont fait illusion
à l'auteur sur les effroyables misères de l'esclavage antique :
misères telles que les innombrables populations serviles, ame-
nées de toutes les parties du monde dans les campagnes itali-
ques, pour y remplacer la classe des laboureurs libres, s'étei-
184 REVUE DE PARIS.
gnaient elles-mêmes avec une étoniianle rapidité, et laissaient
de nouveau régner ce silence de mort, que déplorent les histo-
riens et les poëtes. L'esclave n'avait besoin ni de mendier, ni de
voler pour vivre ? L'historien Diodore répond : « Les Italiens
achetaient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs
champs et avoir soin de leurs troupeaux; ils leur refusaient la
nourriture. Ces malheureux étaient obligés d'aller voler sur les
grands chemins , armés de lances et de massues ; couverts de
peaux de bêtes , avec de grands chiens autour d'eux. Toute la
province fut dévastée , et les gens du pays ne pouvaient dire
avoir en propre que ce qui était dans l'enceinte des villes. »
Malade ou débilité parles années, l'esclave n'eut souvent d'au-
tre infirmerie que File du Tibre, blanchie des ossements de ses
compagnons; jusqu'à ce qu'enfin l'empereur Claude eût ordonné
que le malheureux qui survivrait à ce cruel délaissement, échap-
pât à la domination de son maître. La prostitution existait, soit
organisée dans les lupanar par la cupidité des maîtres , soit
pour leurs voluptés personnelles; elle existait avec toutes ses
inénarrables turpitudes; seulement, ses victimes n'avaient point
la faculté de s'y soustraire ; pour elles l'heure du repentir son-
nait en vain , elles n'avaient pas le droit de sortir de la boue !
Nous croyons aussi que l'auteur, en attribuant aux nombreuses
émancipations déterminées par le christianisme la multiplica-
tion des prolétaires et des mendiants depuis le iii^ jusqu'au
vi° siècle , a négligé une cause infiniment plus active du fait
qu'il signale. Si nombreux que pussent être les affranchisse-
ments inspirés par l'influence victorieuse de la foi nouvelle , la
perturbation sociale qui en résultait demeure imperceptible , à
côté des calamités , des ravages et des spoliations auxquelles
étaient en proie les provinces incessamment bouleversées par
le flux et reflux de l'invasion. Les laboureurs emmenés captifs,
les terres sans culture, les moissons incendiées , aucun pouvoir
central et tutélaire pour organiser ce qui restait de ressources,
aucun recours ouvert aux populations pressurées et affamées;
tel est le tableau que présente cette désastreuse époque. « Plût
au ciel, écrivait saint Jérôme au moine Rusticus. que ce fût la
volonté, non la nécessité, qui nous retirât du siècle, et que nous
fussions pauvres par choix! Et, toutefois, parmi les maux pré-
sents, et les misères de la guerre de tous côtés flagrante , on est
REVUE DE PARIS. 185
encore assez riche, quand on ne manque pas de pain, et assez
l)uissant quand on n'est pas tombé en servitude. » Dans la Gaule,
les évêques déployaient un zèle surhumain pour lutter contre
iant de fléaux conjurés. « On voyait Exupère , évéque de Tou-
louse, affamé lui-même, nourrir les autres. Pâle et exténué de
jeûnes, il n'était tourmenté que de la faim d'autrui. 11 vendait
jusqu'aux vases sacrés, portant le corps de Jésus-Christ dans une
corbeille d'osier, et le sang précieux dans un vase de verre (1).»
Le clergé était devenu l'unique espérance du peuple, l'adminis-
tration impériale ne se faisant plus sentir que par les agents du
fisc. La ruine et la mendicité de milliers de familles étaient l'iné-
vitable conséquence d'un tel état de choses.
L'Histoire des classes ouvrières et des classes bourgeoises
avait été préparée par plusieurs années d'études, de recherches^
mais on devine que l'auteur , se croyant maître enfin de vérités
historiques si obstinément poursuivies, n'a pas eu le courage de
les retenir plus longtemps captives, pour épurer la forme litté-
raire. Elle accuse çà et là une rédaction un peu hàlive j les al-
lures du style sont quelquefois plus cavalières qu'il ne convient
dans un écrit de ce genre; la réflexion eût fait disparaître quel-
ques images d'un goût équivoque. L'Histoire des classes ou-
vrières et des classes bourgeoises ne laisse pas, néanmoins,
d'être une lecture pleine d'attrait. Le tour original de la pensée,
l'éclat et la verve piquante de l'expression assurent à l'œuvre de
M. Granier de Cassagnac de plus nombreux lecteurs que n'en
trouvent communément les livres des érudits.
Paul Lamache.
(1) Paulin, ep. 21.
16
VIE
DE F. PETRARQUE
Écrite par lui-même*
J'avais à cœur de détruire le préjugé ou pour mieux dire les
idées fausses que Ton entretient depuis si longtemps en France
sur le caractère moral et l'ensemble des écrits de Pétrarque. Je
voulais démontrer que ce poète , qui s'est rendu immortel par
l'élévation et l'angélique pureté de ses vers italiens, n'est pas
moins remarquable encore par les instincts généreux de son
âme et par la prodigieuse étendue de son esprit et de ses con-
naissances. Quoique, pour qui le lit attentivement, le recueil
des sonnets et des canzons sur la vie et la mort de Laure, ren-
ferme des passages et des pièces entières qui expriment forte-
ment l'amour de la patrie, la haine du mal et une sollicitude
sans cesse renaissante pour le perfectionnement de l'humanité,
je m'explique cependant que les lecteurs superficiels soient
frappés surtout du retour de ces plaintes amoureuses dont l'éclat
est toujours amorti par le voile pudique de la philosophie de
Platon. C'est ce qui m'a engagé à faire connaître les œuvres de
Pétrarque, écrites en prose latine; car cet homme, qui se
servit de son érudition pour rendre populaires des connaissances
utiles, qui étudia la philosophie morale et l'art de gouverner
pour répandre dans toutes les classes de la société ces sciences
REVUE DE PARIS. 187
cotnplélement ignorées de son temps, n'a pas craint, lui poëte
en latin et en italien, d'exprimer ses idées en prose dans des
traités , des lettres , des relations de voyages , et dans une foule
d'écrits qui prouvent que, malgré cet amour pour Laure, qui ,
en résultat, donna tant d'énergie à son âme, il n'y a pas de
hautes questions religieuses, morales, politiques, d'art ou
d'érudition, dont il ne se soit occupé avec autant d'ardeur que
de supériorité.
Quoique peu disposé par sa nature réfléchie à prendre une
part active aux affaires de son temps, il s'en faut bien cependant
qu'il y soit resté toujours étranger. On sait les espérances que
lui fit concevoir l'audacieuse entreprise du tribun de Rome
Nicolo Rienzi, et l'on peut voir dans ses oeuvres latines les
lettres véhémentes qu'il écrivit à cet homme pour le soutenir
dans ses projets de réforme. On a vu dans l'Art de bien gou-
verner un État j qu'il était arrivé déjà à entrevoir les grands
principes de l'économie politique dont on n'a commencé à faire
l'application que de nos jours. Si l'on peut juger tout à la fois de
rhorreur que lui inspirait le mal et la hardiesse avec laquelle
il le combattait, qu'on lise ses Lettres sans titre dirigées contre
les excès de la cour des papes à Avignon, et l'on verra que le vice
n'a jamais fait gémir plus énergiquement la vertu. Plusieurs fois
d'ailleurs Pétrarque fut choisi par les princes d'Italie pour apaiser
les différends qui s'étaient élevés entre eux,- et, dans trois cir-
constances importantes, le chantre de Laure adressa des lettres
aux papes où il ne craignit pas de leur rappeler les devoirs
qu'ils avaient à remplir sur la terre. Jeune, il écrivit à
Benoît XII; dans un âge plus mûr, il s'adressa à Clément VI,
et enfin , dans sa vieillesse , il se servit de toute l'autorité que
lui donnaient son âge, son caractère et ses talents, pour
engager Urbain V à ramener le saiyt-siége d'Avignon à Rome.
Je vais transcrire quelques passages de celte lettre qui n'a pas
moins de seize pages in-folio, pour faire savoir de quel ton par-
lait Pétrarque quand il s'agissait des intérêts de l'Église et par
conséquent de ceux de sa patrie :
«J'admirais en secret, dit-il, les heureux essais de votre
pontificat, mais j'espérais de vous de plus grandes choses. Je
vous observe, je vous attends depuis près de quatre ans, sans
en étre^ plus avancé. Au milieu de ce concert de louanges dont
188 REVUE DE PARIS.
vos oreilles sont chatouillées , souffrirez-vous la rudesse de ma
voix ? Vous avez fait de beaux règlements , tout est dans l'ordre
à Avignon; mais que devient Rome? Quel est son état, quelles
sont ses espérances? A-t-elle des consuls ? A-t-elIe son pontife?
Elle est en deuil , elle pleure nuit et jour On dit que le nom
de Rome est toujours dans votre bouche 5 vous voulez , diles-
vous, y ramener votre troupeau ! Ah ! remplissez ces magnifiques
promesses; Dieu vous destine à ce grand ouvrage... Qui vous
retient aux bords du Rhône? Portez vos regards plus loin. La
mer d'Ionie, les îles d'Egée, l'Hellespont, la Propontide elle
Bosphore , implorent votre secours. L'infidèle s'empare de la
Grèce; il ravage les Cyclades; il menace Chypre, Rhodes,
l'Achaïe, l'Épire; la Calabre entend les clameurs de la Grèce;
l'Église est frappée en Orient, et vous êtes tranquille au fond de
rOccident !
« Si vous n'êtes pas un mercenaire , si vous êtes un vrai pas-
teur, n'allez pas dans les pâturages de l'Église chercher des om-
brages frais et de claires fontaines ; volez où les besoins du trou-
peau vous appellent , où les ravisseurs sont le plus à craindre.
Le loup frémit à la porte du bercail , et vous sommeillez !
» Les représentations que je vous fais aujourd'hui, je les ai
faites autrefois à l'Empereur (Louis V, duc de Bavière) avec
aulant de chaleur et plus d'impétuosité. Le successeur de César
m'écouta avec bonté ; le successeur de Pierre serait-il moins
affable?
» Lorsque nous paraîtrons au tribunal suprême, vous ne serez
plus notre maître; nous ne serons plus vos serviteurs. Il n'y
aura d'autre maître que le juge des vivants et des morts, et il
vous dira : Je vous tirai de la poussière, je rais des rois à vos
pieds, je vous comblai de bienfaits ; qu'avez-vous fait pour moi ?
Je vous confiai mon Église, où l'avez-vous laissée? J'avais
choisi le Capitule pour lieu de votre résidence ; que faisiez-vous
sur le rocher d'Avignon?— Que répondrez-vous à votre juge?
Que répondrez-vous à saint Pierre quand il vous dira : Je sortais
de Rome ; je fuyais les cruautés de Néron ; mon maître me repro-
cha ma fuite, je rentrai dans Rome, et je courus à îa mort.
Mais vous, quel est le tyran qui vous a chassé ? Est-ce la crainte
des supplices qui vous a retenu dans l'exil? Que se passe-t-il à
Rome? Dans quel état est mon temple, mon tombeau, mon
REVUE DE PARIS. 180
peuple! Vous ne répondez rien! D'où venez-vous? Avez-vous
habité les bords du Rhône ? Vous y naquîtes, dites-vous; et
moi . n'étais-je pas né en Galilée ?
» Saint-père, je pense que vous préfésez des vérités amères à
des mensonges flatteurs. Si je me suis trompé, pardon! je me
prosterne à vos pieds. Mais défiez-vous des mausais conseils;
délibérez avec vous-même, et rendez Rome à son époux. Que si
vous lui refusez votre présence, rendez-lui au moins son em-
pereur, et dispensez ce prince du serment qui renchaîne; per-
mettez-lui d'aller à Rome (1). »
Que pensent de Pétrarque, après la lecture de ce fragment de
lettre, ceux qui, avant de le connaître, s'obstinaient peut-être
encore à ne trouver dans ce grand homme qu'un habile arran-
geur de madrigaux, faisant pivoter tousses vers sur une ou
deux pensées d'amour? Que l'on ne s'y trompe donc plus :
indépendamment de sa qualité de grand poëte, Pétrarque fut un
des hommes les plus généreux et les plus éloquents de son
siècle ; une de ces âmes élevées et ardentes , pleines de passion
pour le bon et le beau ; un de ces esprits vastes et pénétrants à
qui n'échappe rien de ce qui concerne le passé et intéresse le
présent et l'avenir. Aussi le recueil de ses œuvres latines ren-
ferme-t-il l'histoire complète du grand travail intellectuel de
son temps ; aussi cette œuvre nous fait-elle connaître une foule
d'événements auxquels le poêle a pris part lui-même. Ce qui
ressort surtout de l'ensemble de ses écrits en prose, ce sont les
efforts qu'il n'a pas cessé de faire pendant toute sa vie pour
combattre la barbarie de son siècle, et 'répandre parm.i les
hommes la connaissance et la pratique de la philosophie morale,
à laquelle, selon lui, devaient se lier les vrais principes de la
politique et de l'art de gouverner. Considéré sous ce dernier
point-de vue , Pétrarque est bien supérieur à Machiavel qu'il a
précédé de deux siècles ; et aujourd'hui que le sort des peuples
est amélioré , et que l'on peut juger impartialement les prin-
cipes politiques de Pétrarque et de Machiavel, on conviendra
(l) Epist., Sen., liv. VII, page 811 , de Tédition de Basle , 1554-
1588. — Cette lettre, qui mérite d'être lue en entier, fut remise à
Urbain V. Le pontife reçut favorablement les avis de Pétrarque, et
peu de temj'S après, en 1367, transféra le siège d'Avignon à Rome.
1G.
190 REVUE DE PARIS.
que la balance penche tout à fait en faveur du premier. J'irai
plus loin : le secrétaire de la république florentine ne fut qu'un
diplomate extrêmement habile, pour ne rien dire de plus,
tandis que le poêle eut et répandit des idées de saine et honnête
politique. Pour preuve de ce que j'avance, on n'a qu'à comparer
les courageux et excellents conseils donnés par Pétrarque dans
la lettre précédente au pape Urbain V, afin de l'engager à faire
l'un des actes les plus favorables au sort de Rome et de toute
l'Italie , avec le Projet de réforme du gouvernement de Flo-
rence que Machiavel adressa à Léon X, et on connaîtra toute
la distance qui sépare ces deux hommes. Non-seulement le
chantre de Laure l'emporte de tout, sous le rapport moral,
mais, considéré même comme politique et défendant les intérêts
de l'Italie, il est infiniment supérieur à l'auteur </i* Prince,
qui, en proposant des réformes pour le gouvernement de sa
patrie, est obscur, indécis dans ses vues, et flatte ou raille
Léon X, sans aucune dignité.
La hauteur et l'importance des idées et des travaux de Pé-
trarque sur la philosophie et la politique restent donc suffisam-
ment démontrées , pour que ceux qui n'ont pas le bonheur de
sentir l'excellence de ses poésies amoureuses , écrites en italien,
pardonnent au moins à cet admirable poëte ses sonnets, ses
canzons, dans lesquels il a déposé, jeune encore , les joies, les
chagrins , et tous les rêves d'une âme tourmentée par l'amour.
Encore ces dédaigneux pourraient-ils y trouver plusieurs mor-
ceaux oij le poëte religieux, philosophe et défenseur des libertés
de son pays, n'a pas été moins énergique et moins grave dans
ses vers , qu'il ne l'est dans la lettre adressée à Urbain V (1).
Dans un temps comme le nôtre, où les études historiques
sont scrupuleusement poursuivies , où l'on cherche à apprécier
les hommes à leur juste valeur, j'avais à cœur de détruire le
préjugé que Ton entretient dans notre pays sur Pétrarque.
J'espère réussir dans mon entreprise, et, pour la consommer,
j'ajouterai à ce que j'ai déjà dit et fait connaître une suite de
morceaux tirés des proses latines de Pétrarque, dans lesquels
(1) Voyez la caazone adressé à la Vierge qui termine les sonnets et
canzons de Pétrarque et la 29e canzone : Italia mia, sur les malheurs
et l'indépendance de l'Italie.
REVUE DE PARIS. fSl
ce beau génie, cet homme plein de gravité et d'honneur, indique
les principaux événements de sa vie. Le choix de ces morceaux
a été fait avec un soin et un goût rares , par 31. le professeur
Marsand, qui les a placés à la léle de lexcellente édition donnée
des poésies italiennes de Pétrarque, comme étant ce qu'il y a
de plus authentique et de plus intéressant sur la vie de cet
homme célèbre (1).
MÉMOIRES DE LA VIE DE FRANÇOIS PÉTRARQUE,
RECUEILLIS DANS SES OEUVRES LATINES.
Peut-être avez-vous entendu parler quelque peu de moi ,
(1) M, le docteur A. Marsand , professeur émérite de l'université
impériale et royale de Padoue, a donné dans cette ville, en 1819-1820,
une édition des poésies italiennes de Pétrarque, dont le texte, ramené
par ses travaux à toute sa pureté originaire, servira désormais de
règle pour aplanir les difficultés qui pourraient s'élever à ce sujet.
M. Marsand, en prenant pour point de départ les éditions des poésies
de Pétrarque données en 1472, 1502 et 1513, qu'il a comparées avec
les meilleurs manuscrits des riches bibliothèques d'Italie, a fait voir les
erreurs qui ont été introduites depuis 1732 jusqu'en 1790, dans les
éditions de Volpi, de Eandini, de Serassi et de Morelli, et enfin a
obtenu , pour fruit de ces recherches laborieuses , le texte de son
édition imprimée au séminaire de Padoue en 1819-20.
Cette édition est précédée de deux morceaux , l'un où M. Marsand
développe et prouve l'indispensable nécessité du travail qu'il a fait sur
les sonnets et les canzons de Pétrarque; l'autre qui contient une tra-
duction élégante et nerveuse de tous les passages des proses latines de
Pétrarque , dans lesquels cet écrivain philosophe et poète parle de lui-
même et des événements de sa vie. Cette excellente édition, qui a été
réimprimée dans les principales villes d'Italie, est cependant devenue
rare , et il serait à souhaiter que l'un de nos libraires de Paris la
reproduisît sous un format portatif. Ce serait une entreprise qui hono-
rerait îes beaux travaux que fait la librairie françaite pour répandre
la connaissance des grands écrivains étrangers.
M. A. Marsand est , en outre, l'auteur d'un livre en deux volumes
in-4o, qui forment un catalogue raisonné des nombreux et curieux
manuscrits en langue italienne qui se trouvent aux bibliothèques
royales de l'Arsenal , de Sainte-Geneviève et Mazarine de Paris. Ce
beau travail, dont on doit la première idée à M. Marsand, a été en-
couragé par M .Guizot, lorsqu'il était ministre de l'instruction publique.
192 REVUE DE PARIS.
quoiqu'il soit douteux que mon nom humble et obscur ait été
destiné à franchir une certaine distance de lieux ou de temps.
Cependant vous désirerez peut-être savoir quel homme j'ai été,
quel fut le succès de mes ouvrages , de ceux surtout dont la
renommée a été jusqu'à vous, ou de ceux dont vous avez à
peine entendu parler.
Sur le premier point, les opinions des hommes seront fort
diverses ; car naturellement chacun parle d'après ses impres-
sions , poussé plutôt par son goût que par la vérité, et personne
ne sait mettre des bornes à la louange ou au blâme.
Je fus de votre race, homme mortel, de peu de valeur, et
d'une ancienne famille, dont l'origine, comme a dit César
Auguste en parlant de lui-même, ne fut ni grande ni basse.
Mon esprit fut naturellement bon et modeste , et la seule chose
qui lui ait porté préjudice, est la contagion des mauvaises
habitudes. L'adolescence me remplit d'illusions, la jeunesse
m'entraîna , mais la vieillesse m'a corrigé. Elle m'a enseigné
conjointement avec l'expérience la vérité de ce que j'avais lu
longtemps avant : Que Vadolescence et le plaisir sont des
choses vaines. Mais non , ce n'est pas la vieillesse qui m'a
donné cet enseignement, c'est celui-là même qui a fait les
siècles et les temps, lequel laisse parfois les malheureux mortels
commettre des erreurs, afin que sur la fin de leur vie, en se
ressouvenant de leurs fautes , ils se reconnaissent eux-mêmes .
Dès ma jeunesse, j'ai été plutôt adroit que fort de ma per-
sonne. Mon extérieur, sans être remarquable, fut tel cependant,
et je n'en tire pas vanité, qu'il dut être agréable dans mes
premières années. Les cheveux blancs, bien que rares, se montrè-
rent, je ne sais pourquoi, sur ma tête jeune encore. Cet accident
s'étant déclaré au moment même où mon menton se couvrait
d'une barbe folle, ces cheveux blancs, au dire de quelques-uns,
donnaient une certaine dignité à mon visage d'adolescent. En
somme , cette disposition était loin de me déplaire, puisque mes
cheveux blancs coutre-balançaient ce qu'il y avait de jeune
dans ma personne.
Mon teint était de couleur vive entre entre le brun et le blanc;
mes yeux très-vifs , et ma vue , comme elle s'est conservée
très-longtemps, extrêmement perçante. Cependant, contre mon
attente , elle me manqua dans ma soixantième année, tellement
REVUE DE PARIS. 193
que, bien malgré moi, je fus réduit à recourir à des aides
visuels. Vint enfin la vieillesse qui rassembla sur mon corps
sain jusqu'à ce moment, le cortège habituel de toutes les infir-
mités.
Or sachez, et que le sachent également ceux, s'il s'en trouve,
qui ne dédaignent pas de connaître mon humble origine , que,
dans l'année du siècle courant de l'ère de Jésus-Christ par lequel
et dans lequel j'espère , je veux dire dans l'année 1 504, le lundi
20 juillet, je vins au monde à la naissance du jour, dans la
cité d'Arezzo , au faubourg dit dell' orto (du jardin).
Exilé, je naquis de parents honnêtes , florentins, de fortune
médiocre, penchant même vers la pauvreté, mais chassés de leur
patrie. Je ne fus jamais ni très-riche ni très-pauvre. Telle est la
nature des richesses qu'à mesure qu'elles augmentent elles font
croître l'avidité et la pauvreté de ceux qui les possèdent. Elles
n'ont jamais pu me rendre pauvre. Plus j'ai possédé , moins j'ai
désiré, et plus j'ai abandonné ou perdu , plus ma tranquillité a été
grande, tandis que ma cupidité devenaitmoindre. Et jesuisporté
cl croire qu'il en eût été tout autrement si j'avais eu de grandes
richesses. Peut-être m'eussent-elles vaincu comme tant d'autres.
Je les ai hautement méprisées , non que je n'en estimasse le
prix, mais parce que j'avais horreur des occupations et des
inquiétudes qu'elles entraînent avec elles ; non que je mécon-
nusse le plaisir qu'il y a à faire de splendides repas, mais parce
que la sobriété me rend plus heureux et plus tranquille.
Usant toujours d'une nourriture simple et même un peu gros-
sière, j'ai vécu de cette manière plus gaiement que ne l'ont
jamais fait tous les successeurs d'Apicius. Les banquets, au fond
véritables ripailles et goinfreries, ennemis de la modestie et des
mœurs honnêtes, m'ont toujours déplu. Aussi ai-je constam-
ment estimé les invitations que l'on fait ou que l'on reçoit pour
cet objet , la chose la plus inutile , la plus fatigante et la plus
ennuyeuse. Au contraire , passer quelques heures à table avec
des amis m'a toujours semblé si doux, que, quand il en
venait chez moi, j'en étais ravi, et je n'ai jamais pris volontai-
rement mes repas seul.
Que les plaisirs des sens n'aient eu aucun empire sur moi ,
c'est ce que je voudrais être en droit d'afifirmer; mais si je par-
lais ainsi , je mentirais. Toutefois , je dirai franchement que ,
194 REVUE DE PARIS.
lorsque Tardeur de l'âge et de ma complexion m'ont entraîné ù
commettre des fautes, mon esprit a toujours condamné celte
bassesse. Pendant mon adolescence , je supportai les chagrins
d'un amour extrêmement violent, mais uni(iue et honnête. J'au-
rais éprouvé ces peines bien plus longtemps, si une mort bien
cruelle sans doute, mais utile, n'eût éteint complètement un
feu qui, je dois le dire, commençait à devenir moins ardent.
J'aimai une dame dont l'esprit, étranger à toutes les sollicitudes
terrestres, n'était animé et sont* nu que par de célestes désirs;
dont la ligure, s'il y a au monde un point qui réfléchisse la vérité,
brillait des rayons de la beauté divine; dont la vie et les mœurs
étaient un modèle parfait d'honnêteté , (jue la persuasion de sa
voix, la puissance de son regard et son noble maintien, ren-
daient sensible à tous les yeux.
Laure apparut à mes yeux pour la première fois , dans le
temps de mon adolescence, l'an du Seigneur 1527, le sixième
jour d'avril , vers le matin , dans Téglise de Sainte-Claire h Avi-
gnon ; et dans la même ville , le 6 <iu même mois d'avril , et à
la même heure, dans l'année 1548, cette lumière fut ravie à
la lumière , tandis que par hasard j'étais à Vérone , ignorant,
hélas! mon destin. Ce fut à Parme que je reçus cette malheu-
reuse nouvelle, par les lettres de mon cher Louis, le 19 du
mois de mai au matin.
Son beau et chaste corps , le jour même de ia mort , fut trans-
porté le soir dans un lieu préparé exprès au couvent des frèrei
mineurs; et son àme, je me plais à le croire, est retournée au
ciel , sa patrie, comme Sénèque a dit que tit celle de Scipion
l'Africain. J'aimai les belles qualités de Lauie , parce qu'elles ne
peuvent s'éteindre. Je n'ai pas placé mes affections en des avan-
tages mortels , mais , au contraire, j'ai pris toute ma satisfac-
tion dans les habitudes de cette âme surhumaine dont l'exemple
sert à me faire concevoir comment vivent les habitants du ciel.
— Rien de honteux ne s'est mêlé à mon amour, et je n'aurais
rien à me reprocher si cet amour n'eût pas été excessif. Je ne
le cacherai même pas : si peu que je vaille , je ne suis devenu
te! que par cette dame ; je n'ai acquis quelque célébrité et tant
soit peu de gloire que grâce à la noble affection de cette per-
sonne qui a cultivé et fécondé la petite semence de talent et de
mérite dont j'ai été doué. Oui, c'est elle qui a distrait, qui a
REVUE DE PARIS. 195
enlevé , comme avec un harpon . mon esprit de toutes les cho-
ses viles et honteuses , et l'a forcé à se fixer aux choses célestes,
N'est-il pas certain que l'amour transforme les pensées et les
sentiments d'un amant en ceux mêmes de la personne aimée ?
Du reste , il ne se trouva jamais un médisant , si hardi qu'il fût,
qui ait cherché à blesser cette personne de ses traits; qui ait osé
faire la moindre observation , non-seulement sur ce qui se rap-
porte à ses actions , mais même sur ses paroles. Ainsi , ceux
qui n'avaient rien laissé sans en médire respectèrent cette dame
comme digne d'admiration et comme un être vénérable. On ne
saurait donc s'étonner si une réputation éminente éveilla en moi
l'amour de la gloire et me fit supporter ces longues et dures
fatigues auxquelles il faut se soumettre pour l'acquérir. Aussi,
pendant ma jeunesse, n'eus-je d'autre désir, d'autre ambition
que de plaire à cette dame , à elle seule , laquelle seule m'a plu.
Mais passons à d'autres choses.
J'ai connu l'orgueil dans les autres , mais non en moi ; car
bien que j'aie toujours été peu de chose , je me suis constam-
ment estimé moindre encore à mon jugement. Ma colère m'a été
souvent nuisible , jamais aux autres. Extrêmement empressé de
contracter des amitiés honnêtes , je les ai conservées avec la
plus grande fidélité. Mon esprit fut naturellement dédaigneux;
mais, franchement, je m'en glorifie, puisque, pour dire la vé-
rité , j'ai toujours été prêt à oublier les offenses et à ne jamais
perdre la mémoire des bienfaits. Par les relations que j'ai eues
avec les princes, les rois et les nobles , j'ai toujours eu la chance
d'exciter la jalousie de mes pareils. Les plus grands rois de mon
siècle m'ont aimé et honoré; pourquoi? Je ne sais. Qu'eux-
mêmes se le disent. Quoi qu'il en soit, je fus avec plusieurs
d'entre eux comme ils ont été à quelques égards avec moi; leur
élévation ne m'a causé aucun ennui, et j'en ai tiré beaucoup
d'agrément.
Apte à toute étude noble et utile , mon intelligence a été plu-
tôt droite que pénétrante, et disposée surtout à la philosophie
morale et à la poésie. Cette dernière , je l'abandonnai dans le
cours de ma vie, pour cultiver les lettres sacrées qui me pré-
sentèrent un charme et une douceur que je n'avais jamais trou-
vés dans l'étude des lettres profanes dont je ne m'occupai bientôt
que comme d'un simple ornement. Dans la plupart de mes tra-
196 REVUE DE PARIS.
vaux , je m'attachai particulièrement à la connaissance de l'an-
tiquité ; parce que mon siècle m'a toujours déplu : à ce point
même que, si l'amour que je porte aux miens n'eût pas fait
naître en moi une volonté contraire à mon instinct, j'aurais
préféré d'être né en tout autre temps que dans le nôtre. Celui-
ci, je voudrais l'oublier, afin de vivre au moins en esprit dans
d'autres siècles. Cependant je pris un plaisir extrême à lire les
historiens , quoique j'éprouvasse souvent de la contrariété en ne
les trouvant pas d'accord entre eux; mais, au milieu de mes
doutes, je m'en tins à l'opinion qui me paraissait résulter né-
cessairement de la vraisemblance des faits et de l'autorité des
écrivains.
Quelques-uns ont dit que ma parole avait de la clarté et de la
puissance, quoiqu'elle m'ait toujours paru faible et obscure. Ce
qu'il y a de certain , c'est que je n'ai jamais fait ni aucun effort
ni aucune étude pour paraître éloquent dans les conversations
que je tenais avec mes amis ou mes familiers; et j'ai toujours
été étonné que César Auguste ait pris cette précaution. Cepen-
dant , lorsqu'elle me paraissait devenir indispensable à cause de
l'importance du sujet, du lieu ou de l'auditeur, je ne négligeais
pas de la prendre, et je laisse à juger, à ceux devant qui j'ai
eu l'occasion de parler, si j'ai atteint le but que je me pro-
posais.
Maintenant je dirai comment la fortune ou ma volonté ont
distribué mon temps. C'est à Arezzo, oi^i, comme je l'ai déjà dit,
je suis né, que je passai la première année de ma vie. Pendant
les six années suivantes , je vécus à Ancise , dans la maison de
campagne de mon père, à quatorze milles au-dessus de Florence,
lorsque ma mère fut rappelée d'exil. La huitième année , je fus
à Pise ; la neuvième et les suivantes , je les passai dans la Gaule
transalpine , à Avignon , sur la rive gauche du Rhône. Là , près
des rives de ce fleuve où le vent soufHe toujours si fort, je pas-
sai mon enfance sous la tutelle de mes parents, et toute mon
adolescence sous l'empire de mes vanités, non cependant sans
changer souvent d'habitudes; car, vers ce temps, je demeurai
quatre années à Carpentras , petite ville peu éloignée d'Avignon
vers l'orient. Dans ces deux villes j'appris successivement quel-
que peu de grammaire, de dialectique et de rhétorique, autant
enfin qu'on le peut faire à l'âge que j'avais et dans des écoles ,
REVUE DE PARIS. i97
ce dont tout lecteur pourra juger. J'allai ensuite à Montpellier
pour étudier les lois , et j'y demeurai quatre autres années ; de
là à Bologne , où je demeurai trois ans et où j'entendis professer
tout le droit civil, science dans laquelle j'aurais pu faire des
progrès , à ce que Ton dit , si j'en eusse continué Tétude. Mais
je l'abandonnai du moment que je ne fus plus soumis à l'auto-
rité de mes parents; non que l'importance et l'autorité des lois
ne me parussent pas dignes d'attention , et que d'ailleurs ce
genre d'étude ne me ramenât pas naturellement à celle de l'an-
tiquifé romaine qui a tant d'attrait pour moi, mais parce que
l'usage que Ton fait communément des lois est trop souvent
détourné de son véritable objet par la méchanceté des hommes.
Aussi ne voulus-je pas continuer une étude dont j'étais décidé à
ne pas tirer malhonnêtement parti , qui dès lors eût été stérile
pour moi , et qui , enfin , eût fait prendre mon intégrité pour de
l'ignorance ou de la niaiserie.
J'avais atteint ma vingt-deuxième année lorsque je retournai
dans ma patrie , je veux dire Avignon où j'avais demeuré pen-
dant notre exil depuis mon enfance , car l'habitude devient peu
à peu une seconde nature. Je commençai donc à m'y faire con-
naître , et je fus recherché de plusieurs grands personnages. Il
me serait difficile d'en assigner la cause et , aujourd'hui , je suis
étonné de cette distinction; mais, dans ce temps, je n'en fus
nullement surpris , parce que , comme tous les jeunes gens , je
me croyais digne de tous les honneurs.
Je fus recherché d'abord par l'illustre et noble famille des
Colonne qui fréquentait , ou pour mieux dire , qui donnait alors
du lustre à la cour romaine, et enfin par Jacques Colonne,
évêque de Lombes , homme incomparable , puisque je n'ai jamais
vu ni ne verrai jamais sans doute d'homme qui approche de son
mérite. Conduit par lui en Gascogne, aux pieds des monts Pyré-
nées, je passai gaiement , avec ce patron et ses amis, un été que
l'on peut dire du paradis. Aussi le souvenir de ce temps me
fait-il toujours soupirer. De là je revins à Avignon où je restai
plusieurs années avec le cardinal Jean Colonne, frère de Jacques,
non pas comme sous un maître , mais comme avec un père ,
comme si nous eussions été frères , comme si j'eusse demeuré
dans ma propre maison.
Vers ce temps, mon impatience juvénile m'entraîna à voyager
3 17
198 REVUE DE PARIS.
en France et en Allemacne ; et bien que je misse en avant de
beaux prétextes, afin d'obtenir l'approbation de mes parents,
cependant la seule et véritable cause de mon départ , fut le désir
immense de voir beaucoup de choses. Quoi qu'il en soit , j'ob-
servai avec la plus grande attention les mœurs différentes des
hommes , et je pris un plaisir extrême à voir des pays nouveaux,
comparant avec le plus grand soin tout ce que je voyais chez
les étrangers avec ce qui existe chez nous. Quoique j'aie eu l'oc-
casion d'admirer une grande quantité de fort belles choses, je
dois dire cependant que jamais aucune d'elles ne m'a fait rougir
d'être né sur la terre d'Italie. Bien plus , j'avouerai que plus je
me suis éloigné dans mes voyages , et plus j'ai senti s'accroître
l'admiration que j'ai pour mon pays.
Je vis d'abord Paris , et je pris plaisir à rechercher ce qu'il
pouvait y avoir de vrai ou de fabuleux dans ce que l'on en rap-
porte. Je visitai cette cité qui, bien qu'inférieure à sa réputa-
tion, qu'elle doit en grande partie aux vanteries de ses habitants,
est, sans aucun doute , une grande chose; où l'on voyait alors
des armées d'écoliers ; dans laquelle il régnait une grande fer-
veur pour l'étude ; qui était remarquable par la richesse de ses
citoyens , et où tout le monde paraissait gai , mais dans laquelle
maintenant on rencontre plus de gens prêts à guerroyer qu'à
soutenir des thèses, plus d'arsenaux que de dépôts de livres,
plus de sentinelles et d'instruments de guerre que de faiseurs de
syllogismes ; où enfin il régnait une tranquilité complète lorsque
je m'y trouvai , et qui maintenant est environnée de dangers.
Qui aurait deviné alors que l'invincible roi des Français ( le roi
Jean) aurait été vaincu , jeté en prison , et qu'il faudrait payer
des sommes énormes pour sa raçon? Revenu de ce pays, je me
dirigeai vers Rome, que je désirais visiter depuis mon enfance.
Là, Etienne Colonne, le père magnanime de cette noble famille,
me reçut de manière à faire croire que j'étais l'un de ses fils. Cette
affection , il me la montra pendant tout le temps de sa vie et au
même degré ; aussi le souvenir que j'en conserve durera-t-il tant
que je vivrai. Toutefois, je quittai encore Rome, poursuivi par ce
même ennui naturel que me font éprouver toutes les grandes cités.
Je cherchais donc un lieu caché où je pusse me retirer comme
dans un port , quand je trouvai une petite vallée fermée ( Fal-
chiusa, Vaucluse), bien solitaire , distante de quinze milles
REVUE DE PARIS. 199
d'Avignon , d'où naît la source de la Sorga, reine de toutes les
sources. Séduit par raménité de ce lieu , j'y transportai mes
petits livres et m'y établis. C'est là que j'ai composé mes poésies
en langue vulgaire (italien) , vers oii j'ai peint les chagrins de
ma jeunesse, vers que je rougis et me repens aujourd'hui d'avoir
faits, quoiqu'ils plaisent tant, comme on sait, à ceux qui
éprouvent les mêmes peines que j'ai ressenties.
Il y en aurait long à dire pour raconter tout ce que j'ai fait
dans cette vallée pendant tant d'années que je l'ai habitée ! En
voici le compte sommaire. Presque tous les opuscules que j'ai
achevés ont été écrits ou au moins pensés là, et le nombre en
est si grand, que ceux qui me restent à achever me donnent
encore aujourd'hui un grand travail ; car mon esprit, ainsi que
mon corps , ont toujours eu plus d'habileté que de force, A Vau-
cluse , l'aspect seul des lieux m'a , en quelque sorte , forcé d'é-
crire des vers bucoliques, de traiter des sujets champêtres. J'y
ai écrit aussi deux livres de la Vie solitaire, adressés à Phi-
lippe , homme toujours grand , évêque de Gavaillon alors , et
maintenant évêque de la Sabine et cardinal, le seul de tous les
seigneurs qui ont pris intérêt à moi qui vive encore , lui qui
m'a aimé et qui m'aime comme un frère.
Un vendredi de la grande semaine, comme je me promenais
au milieu des montagnes, l'idée se forma tout à coup dans mon
esprit d'écrire en vers héroïques la vie de Scipion l'Africain,
dont le nom me fut cher dès ma jeunesse, et qui n'a pas cessé
d'exciter mon admiration. Je me mis d'abord à composer avec
une impétuosité sans égale; mais bientôt une fouie desoins
et dïnquiétudes me forcèrent d'interrompre souvent ce travail.
Je donnai pour titre à ce livre : l'Afrique, à ce livre qui, pour
sa mauvaise ou sa bonne destinée , ce que je ne sais , a été
vanté excessivement par beaucoup de personnes avant d'avoir
été connu.
Chose singulière ! pendant mon séjour à Vaucluse , je reçus,
dans le même jour, des lettres du sénat de Rome et du chance-
lier des études de Paris , par lesquelles on me sollicitait à l'envl
de venir dans ces deux villes , pour y recevoir le laurier poéti-
que. J'étais jeune alors , et à la réception de ces lettres, je me
jugeai digne de l'honneur que Ton me faisait, puisqu'il m'était
offert par des homme d'un si grand poids. Faisant donc mojps
200 REVUE DE PARIS.
attention à ce que pouvait réellement valoir mon mérite qu'au
jugement que les autres en portaient ; je ne m'occupai qu'à
peser en dedans de moi-même à laquelle des deux offres venues
de Rome ou de Paris , je devais prêter l'oreille.
Dans cette incertitude , j'écrivis au cardinal Jean Colonne
pour lui demander conseil. La distance qui nous séparait était
si petite, que, lui ayant écrit le soir , je reçus sa réponse le len-
demain vers la troisième heure. Je me conformai à ses avis et
résolus de me décider en faveur de Rome, à cause de la prépon-
dérance qu'a cette grande cité sur toutes les autres. Il y a deux
lettres de moi , écrites à Jean Colonne , où je lui fais part de
l'approbation que j'ai donnée à son conseil.
Je partis donc, et bien que, comme tous les jeunes gens, je
fusse un juge plus qu'indulgent de mes propres ouvrages, cepen-
dant j'éprouvai quelque honte à me croire digne de l'honneur
que Ton m'offrait, puisque je n'avais pas la force de résister aux
instances de ceux qui m'en avaient jugé digne.
J'allai d'abord à ISapIes où je vis Robert , grand roi et grand
philosophe, aussi illustre par l'art de gouverner que par les let-
tres, et qui eut seul, parmi les personnes de son rang, l'avan-
tage dans notre siècle d'aimer la science et le talent. Je me pré-
sentai donc à lui, afin qu'il jugeât de mon mérite. Je ne sau-
rais dire à quel point je fus étonné de la réception gracieuse que
j'en reçus, et toi-même lecteur, si tu en avais été témoin , tu en
serais demeuré surpris. Lorsque je lui eus fait connaître la
cause de mon arrivée vers lui, il en montra une très-grande
joie, séduit d'abord parla confiance que m'inspirait ma jeunesse
et réfléchissant peut-être que l'honneur auquel j'allais être élevé
rejaillirait en grande partie sur lui , puisque j'avais eu l'idée de
le choisir parmi tous les autres hommes pour mon seul juge
compétent. Que dirai-je de plus ? Après avoir conversé ensemble
sur une foule de sujets variés , je lui montrai mon poëme de
VJfrique qui parut lui plaire à ce point , qu'il me demanda
comme une faveur que je lui en fisse la dédicace , ce que je ne
pouvais ni ne voulais lui refuser. Quand j'eus largement exposé
toutes les raisons qui m'avaient décidé à me présenter à lui, il
m'assigna un jour pour commencer l'examen. En cette occasion
il me tint depuis midi jusqu'au soir, et comme la matière deve-
nait toujours plus importante , il continua de même pendant
REVUE DE PARIS. 201
trois jours à mettre mon peu de savoir à l'épreuve. Enfin Ro-
bert me déclara digne du laurier. Il offrit même de me donner
la couronne à Napies en employant jusqu'aux prière pour me
décider à la recevoir dans cette ville.
Mais l'amour de Rome contre-balança dans mon cœur les in-
stances que me fit ce grand et vénérable roi. Ce prince, voyant
que ma volonté était inflexible, me donna alors des lettres et
me fit accompagner par des envoyés chargés de faire savoir par
acte public , au sénat romain , le jugement favorable qu'il avait
porté de moi, jugement confirmé à cette époque par beaucoup
d'autres et principalement par moi , mais que je suis bien loin
d'approuver aujourd'hui ; car je pense qu'alors ma jeunesse ,
et l'affection que le roi me portait, influèrent plus sur sa déci-
sion que l'amour de la vérité.
Quoi qu'il en soit, j'allai à Rome, et tout indigne de l'honneur
qui m'y attendait, et quoique peu exercé encore dans les ques-
tions scolastiques , fort du jugement de Robert à mon égard , et
joyeux au delà de tout ce que l'on peut croire, j e reçus le laurier
poétique de tous les Romains qui purent assister à la fête solen-
nelle préparée à cette occasion. A ce sujet, il y a plusieurs lettres
que j'ai écrites soit en prose , soit en vers. Au résuUat, cette
couronne n'augmenta pas ma science , mais accrut le nombre
de mes envieux.
De Rome, je me mis enroule pour Parme, oi!i, grâce à la
bienveillance des libéraux seigneurs deCorrége,je demeurai
quelque temps. Mais, malgré l'agrément de ce séjour , je ne
perdis pas la mémoire de l'honneur poétique que j'avais reçu
et pris à cœur de prouver que je n'en étais pas indigne.
Un jour qu'en me promenant je gravissais les montagnes,
après avoir dépassé le fleuve Enza, j'entrai d ns le comté de
Reggio; là, je trouvai une forêt que l'on app lie Piana. Ravi
par la beauté de ce lieu , je repensai à mon Afrique , poëme
interrompu ; et, sentant mon ardeur poétique , si longtemps
assoupie , se réveiller tout à coup, je composai sur-le-champ
un certain nombre de vers. Les jours suivants je fis de même,
jusqu'à ce qu'étant retourné à Parme, oiî je trouvai une maison
isolée et commode que j'achetai et que je possède encore, j'y
achevai , en assez peu de temps et avec une ardeur extraordi-
naire , le grand ouvrage de M Afrique.
17.
202 REVUE DE PARIS.
Après ce travail, je relournai vers la source de la Sorga, dans
ma solitude au delà des Alpes. Puis je demeurai ensuite à Parme,
à Vérone et à Milan, lieux oij, grâce au ciel ! je fus reçu beau-
coup mieux que je ne le méritais réellement. Enfin , après plu-
sieurs années , la renommée ayant publié mon nom de tous
côtés, j'acquis la bienveillance de Jacques de Carrare le jeune,
homme excellent et qui à mon avis, n'a pas eu son égal dans ce
siècle. Pendant le temps que je passai au delà des Alpes , ou
quand j'étais en Italie , ce prince ne cessa pas de me prier, par
lettres ou par des messagers , de prendre en considération son
amitié, et il renouvela tellement ses instances que, sans conce-
voir d'espérances trop flatteuses, je résolus de me rendre auprès
de lui et de m'assurer, par ce moyen , de ce que Ton pouvait
attendre des protestations amicales d'un homme si éminent, mais
que je ne connaissais pas bien encore.
Dans les dernières années de ma vie j'allai donc à Padoue où
je fus reçu par ce seigneur illustre , non-seulement avec la plus
exquise politesse, mais d'une manière que l'on peut juger être
celle avec laquelle les âmes des bienheureux sont reçues dans
le ciel. Parmi toutes les attentions qu'il eut pour moi , sachant
que depuis l'enfance j'avais suivi la carrière cléricale , il fit si
bien que je fus élu chanoine de Padoue, voulant m'attacher
ainsi plus étroitement à lui et à son pays. Je pense que, si sa
vie se fût prolongée, j'aurais mis un terme à mes déplacements
continuels et à mes voyages. Mais, hélas ! rien ici-bas n'est du-
rable, et à peine quelque chose de doux se fait-il sentir, qu'il se
change presque aussitôt en amertume! Deux années étaient à
peine écoulées depuis que j'étais près de Carrare, que Dieu
l'enleva à moi , à la pairie et au monde. Mais si l'amitié ne
m'aveugle , la patrie, le monde et moi-même, nous n'étions pas
dignes de lui.
Quoiqu'il eùl laissé un fils, homme plein de prudence, et qui
continua, envers moi, l'amitié de son père, cependant, après la
perte de ce dernier, qui me convenait en tous points, mais par-
ticulièrement par le rapport de nos âges, ne sachant que faire
et où me fixer, je retournai dans les Gaules. Je pris ce parti,
non pour revoir des choses que j'avais vues mille et mille fois ,
mais par le seul désir d'alléger mesennuis, car j'étais comme les
malades qui aspirent toujours à changer de placeet de position.
REVUE DE PARIS. 20Ô
Cependant je finis par retourner à Padoue. Mais, par l'effet de
Tà^e ou à cause de mes péchés , ou enfin , comme je le crois ,
par Tune et l'autre raison , je fus malade pendant trois ans en-
tiers. La fièvre, que j'avais eue déjà plusieurs fois, s'empara un
jour complètement de moi et avec violence. Aussitôt je fus en-
touré de médecins ; les uns appelés par le fils de Jacques Carrare,
les autres attirés par l'amitié qu'ils me portaient. Après toutes
les questions d'usage, ils finirent par décider que je mourrais
vers le milieu de la nuit suivante. Or les premières heures de
cette nuit étaient entamées; ainsi vous pouvez juger du peu
de temps qu'il m'eût resté à vivre, si les prévisions de nos Hippo
crates se fussent réalisées. Mais chaque jour je me confirme
dans l'opinion que j'ai toujours eue des médecins. Ils ajoutèrent
donc à leur sentence que l'unique moyen qu'il y eiît de prolon-
ger quelque peu ma vie, était de faire en sorte que je ne prisse
pas de sommeil, ajoutant qu'en m'empèchant d'y céder, je pour-
rais aller jusqu'au lendemain matin. Notez bien que me priver
de sommeil en cette occasion, c'était me donner la mort. Grâce
au ciel, les médecins ne furent pas obéis, car je priai mes amis
et recommandai expressément aux serviteurs de ne rien me
faire de ce qu'ils avaient recommandé, allant même jusqu'à dire
que, s'ils prescrivaient une chose , on eût soin de faire le con-
traire. Par suite de cette précaution , je passai la nuit dans le
sommeil le plus doux, le plus profond, et ressemblant, on ne
peut davantage , comme dit Virgile, à la tranquille mort. Que
vous dirai je de plus? Le lendemain malin, les médecins, arri-
vant sans doute pour assister à mes funérailles, me trouvèrent
écrivant , moi qui devais être mort à minuit ! Étonnés de me
voir ainsi , il ne leur resta rien à dire , si ce n'est que j'étais un
homme surnaturel.
Telles furent les vicissitudes que j'éprouvai en cette occasion,
et, bien qu'assez souvent je paraisse bien portant, je m'estime
cependant toujours malade. Comment pourrait-on expliquer
autrement l'apparition subite et le renouvellement des fièvres
q!ii s'emparent de moi? Après tout, qu'importait que je fusse
mort dans cette nuit ou que ma mort fût remise à un autre
moment? Ce qu'il y a de certain , c'est que je m'achemine plus
ou moins promptement vers la mort , et qu'en définitive, ce n'est
pas un grand malheur que la chute pour celui qui est destiné
204 REVUE DE PARIS.
à tomber, de même que c'est une satisfaction bien douteuse que
de se relever d'un faux pas, quand il est de toute impossibilité
d'éviter que Ton tombe.
En somme voici mon sentiment pour ce qui me touche : il ne
me reste plus à préparer et à désirer qu'une bonne fin, car il est
temps d'y penser. Voulant donc m'éloigner le moins possible de
mon bénéfice , j'ai fait bâtir sur une des collines Euganéennes,
à dix milles de la ville de Padoue , une maison petite, mais
agréable et commode , entourée d'oliviers et de vignes abon-
dantes, qui suffisent pour entretenir convenablement moi et
ceux qui composent ma maison. C'est là que je passe mainte-
nant ma vie; et quoique infirme de corps, ainsi que je l'ai dit,
cependant tranquille d'esprit, sans inquiétude, sans désir de
changement, mais lisant et écrivant presque toujours, je loue
Dieu et le remercie des biens et même des maux qu'il m'envoie,
lesquels, si je ne me trompe, ne doivent pas être considérés
comme des supplices, mais comme des épreuves continuelles.
C'est avec ces dispositions que je prie le Christ, afin qu'il m'ac-
corde de bien terminer ma vie, qu'il m'enveloppe de sa miséri-
corde, qu'il me pardonne et qu'il oublie les péchés que j'ai com-
mis dans ma jeunesse. Aussi, dans la solitude où je vis, n'est-il
pas de paroles que mes lèvres répèlent avec plus de componction
que ce verset des psaumes : « Delicta j'uventutis meœ, et
ignorantias me as ne memineris ! » Je prie donc Dieu avec
toute reiîusion de mon cœur, qu'il lui plaise de mettre un frein
à mes pensées si longtemps variables et extravagantes, et de les
réunir, afin qu'elles s'appliquent uniquement à lui, le seul bien
qui soit certain et immeuble. »
C'est dans ces sentiments qu'était Pétrarque , lorsqu'il fut sur-
pris inopinément par la mort le 18 juillet 1374 , dans sa maison
d'Arqua , près de Padoue , où se trouve son tombeau.
Rien ne serait plus facile que de puiser encore dans les œu-
vres latines de Pétrarque, tant en prose qu'en vers, une foule
de faits , de documents et de traits relatifs à sa vie, que I'or
pourrait joindre à l'excellent choix qu'offre déjà le travail de
M. A. Marsand. Mais il était plus difficile , en restant dans de
justes limites , d'en composer un ensemble clair, bien suivi et
complet. C'est ce qu'a fait le savant professeur , dont le travail
REVUE DE PARIS. 205
m'a facilité le moyen , après avoir fait ressortir rélévation et la
gravité de l'esprit du chantre de Laure , de le faire connaître tel
qu'il était encore , comme un homme dont le cœur fut passionné,
il est vrai , mais qui fit de constants efforts pendant tout le cours
de sa vie, pour se régler d'après les immuables lois de la mo-
rale philosophique et religieuse.
E.-J. Deléclcze.
POETES SUEDOIS
DE Ii*É€OIii: IVOUVELIiE*
Michel Franzen est né à Uleaborg en Finlande , le 9 fé-
vrier 1772. Il étudia à l'université d'Abo , y prit ses grades et y
devint professeur. Puis il ramassa ce qu'il possédait et fit un
voyage en Danemark , en Allemagne , en France. C'était à l'é-
poque où le terrorisme expirait avec Robespierre, oïl la révo-
lution de 1793 sortait comme une bacchante de son rêve effréné,
et tâchait d'effacer quelques-unes des taches de sang qui cou-
vraientsa poitrine. L'enfant du Nord ne vit que le glaive de fer
qu'elle avait donné à ses soldats et l'auréole victorieuse qui lui
parait le front. Il la solua et la chanta. KIopstock l'avait chan-
tée aussi , et Schiller , et les poètes d'Angleterre , et ceux de Da-
nemark. Mais leur enthousiasme avait été étouffé par des cris de
deuil , et celui du jeune Finlandais commençait seulement à s'é-
veiller. Avec sa douce et fraîche imagination , il ne pouvait
saisir que les pensées généreuses jetées à travers ce grand
drame de tout un siècle , de tout un peuple, et les paillettes
d'or étincelant çà et là sur le sang ou sur la fange. S'il avait été
à Paris le jour oij la fatale charrette emmenait à l'échafaud l'au-
teur de la Jeune Captive, peut-être n'aurait-il vu ni la char-
rette , ni l'éthafaud ; il aurait suivi avec une sympathie de frère
cette âme de poêle «}ui chantait un chant de cygne, et recueilli
dans un pieux silence les derniers sons de cette iyi^ charmante.
REVUE DK PARIS. 207
II y a des êlres qui sont venus au monde avec celte égide mer-
veilleuse qui leur cache tout ce qu'ils rougiraient de voir, des
hommes qui passent au milieu des autres, renfermés dans un
trésor de bonnes pensées , comme la chrysalide dans un flocon
de soie. Franzen est un de ces hommes. Ceux qui le connaissent
ne se lassent pas de vanter l'innocence de son âme, la douceur
de son caractère. C'est un ange , me disait à Stockholm un
écrivain suédois qui l'avait étudié d'assez près pour pouvoir le
juger.
De retour en Finlande , Franzen se fit prêtre. Il passa par
plusieurs presbytères , prit le grade de docteur en théologie , et
fut élu en 1851 évéque de Hernœsand. Il occupe l'évèché le
plus reculé au nord de la Suède. Là sont les tribus nomades de
Lapons et les pauvres églises situées quelquefois à trente lieues
de distance l'une de l'autre. Malgré son grand âge , il visite en-
core , quand il le faut, ses paroisses . il traverse les montagnes
arides et les champs de neige pour s'en aller fonder une école ,
ou consacrer une chapelle. 11 a été fidèle à sa vocation de prêtre
comme à sa vocation de poète. Il a prié et il a chanté. Heu^
reux celui dont l'hisloire se résume dans ces deux pensées , celui
dont le cœur a été assez fort pour soutenir ce double sacerdoce
du ciel et de la terre, et qui porte entre ses mains la lyre qui
console et la croix qui bénit.
L'histoire des œuvres de Franzen est aussi simple que celle de
sa vie. Ce n'est pas un poète de génie , si l'on ne veut donner au
génie que les ailes de l'aigle. C'est un homme d'une nature ten-
dre , rêveuse , idyllique , qui porte en lui tout un monde de pen-
sées , et les disperse comme des fleurs sur son chemin. Ses poé-
sies ressemblent aux paysages champêtres éclairés par les
teintes du soir, aux vallées paisibles où l'on s'arrête avec un
sentiment de bien être , où l'on entend le chant du berger qui
monte vers la colline, et la cloche de l'Église qui vibre dans les
bois. En France , je ne connais rien à comparer à ces poésies, si
ce n'est quelques-unes des ballades les plus simples de Mille-
voye. En Allemagne , on pourrait les mettre à côté de Hœlly et
de Matthisson ; en Angleterre , elles rappelleraient à certains
égards l'élégie de Burns , mais Burns est plus profond et plus
varié; et s'il fallait leur chercher un pendant en Italie, on ne
trouverait guères que l'idylle de Métastase.
208 REVUE DE PARIS.
A répoque où Franzen s'annonça comme écrivain , la littéra-
ture de convention régnait encore en Suède. On faisait de la
poésie une œuvre de versification coquette et parée. Il y avait
dans le monde des beaux esprits une espèce d'armoire laquée où
toutes les strophes galantes, les phrases à effet , et les rimes
pompeuses, étaient classées et numérotés. A force de sortilèges ,
les poëtes avaient même fait entrer la nature dans cette armoirej
et ils l'emportaient avec eux , comme cet excellent prince que
Goethe a dépeint dans le Triomphe de la sensibilité. Là , on
pouvait à tout instant voir apparaître la nature au milieu de ses
touffes de gazon vert et de ses bosquets de chèvrefeuilles. On
lui mettait des rubans roses, des falbalas , des mouches sur le
visage , un peu de poudre dans les cheveux , et on la présentait
dans les salons comme une jeune personne bien élevée.
Franzen fut le premier qui s'arracha à cette atmosphère
factice , pour chercher la nature où elle était réellement, pour
exprimer une prière touchante et une émotion vraie. Avec son
âme de poète, délicate et sensible , mais peu hardie , 11 n'était
pas de force à tenter une révolution littéraire , ni à s'élever
dans les lointaines régions dont le romantisme allemand com-
mençait à entrevoir les routes. Il s'arrêta sur les limites de ce
monde merveilleux, où GœlheetByron devaient se rencontrer, et
rassembla d'une main diligente les fleurs semées autour de lui.
Son recueil de poésies lyriques est un de ces livres que l'on aime
à avoir auprès de soi , et à relire souvent. II porte à chaque
strophe l'empreinte d'un cœur candide, qui ne cherche qu'à
s'épanouir, II raconte à chaque page un rêve qui séduit, un
sentiment qui émeut , un espoir qui console. Il n'ébranle pas, il
repose. Il ressemble à ces lacs qui nous attirent dans la vallée
parla transparence de leurs eaux et leur vague murmure. L'eau
de ces lacs n'est pas profonde , mais un coin du ciel s'y reflète
sous une rangée de saules. Souvent cette poésie n'est qu'un cri
de l'âme , une prière , souvent elle n'est qu'une rêverie fugitive
saisie avec habileté. Puis elle devient l'élégie de la jeune fille qui
courbe doucement sa blonde tête sous la main de la mort , et
tombe comme une fleur ; l'élégie de la pauvre mère , qui endort
son enfant avec sa chanson entrecoupée de soupirs, ou l'élégie
de l'amant. En voici une que j'ai souvent entendu citer en
Suède. Elle a pour titre V Unique baiser {Den enda kyssen).
REVUE DE PARI3. 209
Tu pars. Au bord des flots je m'arrête et soupire,
Je te regarde encor. Je serai seul demain.
Pour la dernière fois , montre-moi ton sourire,
Pour la dernière fois , oh ! donne-moi ta main I
C'en est fait à présent de ces heures de joie
Où la porte m'était ouverte chaque jour,
Où le frôlement seul de ta robe de soie
Me faisait tressaillir et palpiter d'amour.
Les fleurs de ton salon, souvent dans ton absence,
Me disaient je ne sais quels mots mystérieux ,
Et tout seul à l'écart , j'attendais en silence
Le bonheur de te voir apparaître à mes yeux.
C'en est fait à présent. De ta voix entraînante
Je ne dois plus chercher les chants harmonieux,
ISi m'as seoir près de toi , ni de ma bouche errante
Effleurer en tremblant tes boucles de cheveux.
Adieu ! laisse-moi prendre un seul baiser de frère :
Ce sera le premier, ce sera le dernier.
Une larme furtive a mouillé ta paupière ;
Dans ce baiser d'adieu laisse-moi l'essuyer.
Que ta famille approche et qu'elle me pardonne !
Mon amour résigné ne garde point d'espoir.
Comme un enfant timide au sort je m'abandonne ;
Je sais que je ne dois plus jamais te revoir.
Adieu donc , et de loin pense à celui qui t'aime.
Mais, non ! garde à jamais le repos de ton cœur.
J'emporte mes regrets au dedans de moi-même.
Les regrets de l'amour sont encore un bonheur,
Franzen est un poète essentiellement lyrique. Quand il a voulu
s'essayer dans des compositions d'un autre ordre , il a échoué.
Il a pris une anecdote du temps de Gustave III et en a fait une
comédie en cinq actes qui n'a jamais pu être représentée. Il a
écrit un drame qui manque de force et d'action. Il a écrit sur le
mariage de Gustave Wasa un poëme en vingt chants , long et
5 18
210 REVUE DE PARIS.
monotone. lia écrit un autre poëme sur la révolution française,
qui n'est autre chose qu'un assez froid épisode entremêlé de ré-
flexions dogmatiques.
Un jour, on annonça de lui un nouveau poëme intitulé : Un
soir en Laponie. C'était un beau sujet, et le public pouvait
s'attendre à trouver là une description originale de ces contrées
étranges où Franzen a vécu longtemps , de ces populations no-
mades qu'il a visitées, de ces huttes de peaux de rennes , dissé-
minées dans le désert , au milieu des collines sans arbres et des
plaines sans moisson. Mais le poëme n'offre rien de semblable.
C'est tout simplement une conversation philosophique entre un
prêtre qui vient habiter la Laponie et une femme qui déclare
qu'elle préfère ces champs dépeuplés , ces montagnes nues , aux
fêtes et au tumulte des grandes villes. Du reste, Franzen semble
avoir lui-même compris qu'en abandonnant son royaume de
poésies lyriques , il se trompait. Il avait commencé un long
poëme sur Christophe Colomb, et il ne l'a pas achevé.
Tandis que Léopold imposait encore l'autorité de son nom à
la littérature suédoise, et que Franzen s'en allaita l'écart, sui-
vant le cours de ses inspirations, sans se demander par quelle loi
il chantait, le romantisme, qui avait pris racine en Angleterre et
en Allemagne, commençait à s'introduireen Suède. Déjà, en 1803,
Hammarskœld s'était mis à la tête d'une société littéraire qui
avait pour but de promulguer des idées de critique plus lar-
ges que toutes celles auxquelles on s'était jusqu'alors arrêté.
En 1807, Atterbom fonda à Upsal la société de l'Aurore. Elle fui
pour la Suède du xix^ siècle ce que la société des étudiants de
Gœttingue avait été pour l'Allemagne vers le milieu du xvuie.
En 1809 , le royaume recouvra la liberté de la presse , qui lui
avait été enlevée sous Gustave IV, et cette conquête ne contribua
pas peu à accélérer le mouvement littéraire dont on avait déjà
reconnu les indices. Peu de temps après , les partisans de Léo-
pold publièrent leur Journal de littérature. C'était une feuille
quotidienne qui renfermait des anecdotes, des traditions, des
nouvelles et quelques articles d'esthétique d'une portée très-
étroite. Hammarskœld et Atterbom se posèrent en face du jour-
nal classique comme les champions de la nouvelle école. L'un
rédigeait le Polyphème , l'autre le Phosphoros , qui obtint en
peu de temps un tel succès que les romantiques écrivireut sou
REVUE DE PARIS. 211
nom sur leur bannière, et s'appelèrent phosphoristes. La guerre
étant ainsi engagée, on la vit devenir de jour en jour plus âpre,
plus acerbe. Les discussions d'homme à homme se mêlèrent aux
discussions générales, et les questions de théorie furent souvent
parsemées d'épigrammes. Mais dans cette lutte de la pensée , le
Journal de litlérature ne fut pas le plus fort. Les phospho-
ristes l'emportèrent parleur ardeur à monter à la brèche autant
que par leur talent, et le public commençait à se tourner de
leur côté. Ils étaient soutenus par deux des meilleurs critiques
que la Suède ait jamais eus , Thorild et Ehrensvœrd , et par plu-
sieurs jeunes poètes, qui joignaient à des qualités de style re-
marquables une inspiration franche et élevée. Tel était entre
autres Elgstrœm, qui mourut à la fleur de Tàge, laissant après
lui quelques élégies douces et tristes comme un chant d'amour
et comme un chant de deuil.
En 1811, les phosphoristes trouvèrent un nouvel appui dansla
société d'Iduna, fondée à Stockholm par Geiier,Tegner, Afzélius
etLing. Cette société voulait ramener l'attention sur les anciens
monuments littéraires de la Suède, trop longtemps oubliés. Elle
publiait un recueil où Geiier écrivait des poésies profondément
empreintes du caractère Scandinave; où Tegner chantait les
beautés et la gloire de la Suéde ; où Afzélius faisait imprimer
une traduction des poèmes de l'Edda. L'école romantique s'ap-
puyait ainsi d'un côté sur les traditions du passé , et de l'autre
sur les rêves d'avenir. En même temps elle cherchait à se forti-
fier par une étude plus approfondie de l'antiquité classique j
elle publiait des traductions d'Homère et de Virgile , intelli-
gentes, fidèles , et des dissertations sur la théorie poétique des
anciens , remarquables par leur justesse d'aperçus et de dé-
ductions.
Maintenant la guerre est terminée ; l'effervescence produite
par le conflit des deux écoles est assoupie , et quand on passe
sur cette arène littéraire, on peut y recueillir, pour mesurer la
violence du combat, les débris de chacun, comme on recueille
sur un champ de bataille les tronçons de lance et les éperons
d'or des chevaliers.
Le rédacteur du Journal classique, M. Walmark, n'a laissé
que quelques brochures de circonstance, dont les catalogues de
librairie ont seuls gardé le souvenir, et une anthologie suédoise
212 REVUE DE PARIS.
qui ne lui a pas donné d'autre peine que de prendre çà et là,
d'une main assez maladroite, les poésies des différentes époques,
et de les faire imprimer sans notices littéraires et sans biogra-
phies. Les deux principaux rédacteurs de Vldiinciy Geiier, et
Tegner, sont aujourd'hui deux des plus grandes illustrations de
la Suède. Le rédacteur du Polyphème, M. Hammarskœld, a
écrit deux très-bons livres , l'un sur l'étude de la philosophie,
l'autre sur l'histoire de la littérature suédoise (1). Ehrenswœrd
et Thorild ont posé les bases de la critique moderne, et Atter-
bom , qui avait été proclamé le chef des phosphoristes, a jus-
tifié ce titre par ses œuvres philosophiques et ses poésies (2).
Le génie poétique d'Atterbom est un de ceux qui échappent
le plus à l'analyse. Ses œuvres ressemblent à un miroir à diffé-
rentes facettes et à différents reflets , dont il est difficile d'indi-
quer la nuance essentielle. Ce qui me paraît pourtant dominer
en lui, c'est cette fantaisie gracieuse, idéale et un peu mystique,
que l'on remarque dans les minnesinger d'Allemagne. Comme
eux , il se passionne pour un rêve ou pour un symbole; comme
eux, il voit flotter dans l'air une image qui le séduit; il entend
le soir, au bord des eaux, au sein des bois, des sons vagues et
plaintifs qui l'émeuvent; comme eux, il ouvre sa pensée à toutes
les harmonies de la nature, à toutes les douces inspirations qui
lui viennent dans le silence d'une nuit d'automne, dans le par-
fum d'une matinée de printemps; comme eux aussi, il tombe
parfois dans la subtilité de sentiment , il surcharge sa méta-
phore et devient abstrait. Toute sa poésie est empreinte de mé-
lancolie; mais c'est une mélancolie douce et rayonnante , qui
n'a rien de fatigant ni de maladif; une mélancolie qui ressem-
ble à l'eau du lac paisible , où les clartés du crépuscule passent
encore à travers les ombres du soir; où le chant de l'alouette se
(1) Hîstoriska Anteckningar, rcerande , fortgangen, oçh utveck^
Ibigen, af det philosophiska studium i Sverîge, 1 vol. in-8o, 1821, —
Svenska 7'iiLerheten, 1 vol. in-8o, seconde édition, 1835.
(2) Né à Arbo le 19 janvier 1790 ; il fit ses études à U'psal, voyagea
pendant trois années en Allemagne, en Italie, en Danemark, fut placé,
en 1819, auprès du prince royal en qualité de professeur de littérature
allemande ; en 1821 , il fut nommé privat-docent à l'université d'Up-
sal ; en 1828. professeur de la Faculté de Philosophie.
REVUE DE PARIS, 2lâ
mêle au murmure plaintif du vent dans les roseaux. Toute cette
teinte de tristesse qui règne dans les œuvres d'Atterbom a d'ail-
leurs un caractère noble et élevé. Elle ne provient ni d'un mal-
heur passager, ni d'un moment de déception. Elle provient de
cet amour infini du merveilleux qui écarte le poète de la vie
positive et l'isole au milieu de la foule. Les tradictions popu-
laires du Nord racontent que lorsqu'un jeune homme avait
dansé le soir avec les Elfes , ou dormi dans leurs grottes de
cristal; il s'en revenait le lendemain, le visage pâle, le cœur
triste. Le poëte a tendu la main à ces fées de l'imagination qui
l'ont entraîné dans leur monde magique; il a livré son âme aux
étreintes passionnées d'une de ces sylphides fabuleuses, aussi
belles que l'illusion et aussi légères. Il a bu à la coupe enchantée
des rêves de la jeunesse ; puis, quand cette coupe, à laquelle il
voulait boire encore , s'est éloignée de ses lèvres , quand la vi-
sion dorée a disparu , quand la grotte étincelante oii les fées
l'avaient reçu s'est refermée derrière lui , le voyageur aventu-
reux s'est retrouvé seul au milieu du monde réel , et son front
a pâli, et son cœur est devenu triste.
Atlerbom a commencé l'année dernière à recueillir ses poésies
qui étaient restées jusque-là éparses dans différents journaux
et dans les calendriers poétiques qu'il publia pendant plusieurs
années, à partir de 1812. Les deux premiers volumes de son
recueil ont paru. Ils renferment des odes, des élégies d'un style
et d'un rhythme variés comme le souvenir d'enfance , le rêve
d'amour, l'émotion de joie ou de regret qui les a produites.
Mais souvent il ne sait pas concentrer son émotion ; il joue avec
sa lyre. Ses chants alors ressemblent aux variations d'un
thème musical; ils sont légers et gracieux, mais ils manquent
de force.
Une des parties notables de ses œuvres, c'est une série de
petits poèmes sur les fleurs. Toutes les fleurs sont là dépeintes,
non pas avec la sécheresse minutieuse du botaniste, mais avec
le sentiment poétique qui les prend ou dans la tradition qui se
rattache à elles, ou dans l'idée symbolique qu'elles expriment,
et leur donne la vie, le mouvement, la pensée. Quelques-unes
de ces compositions, comme par exemple celles qui peignent le
lis , le myosotis, ont toute la fraîcheur, tout le charme d'une
idylle. D'autres, telles que la violette, sont tendres et mélanco-
18.
214 REVUE DE PARIS.
liques comme une élégie , d'autres enfin, telles que le malorlen,
ont un caractère dramatique. Mais il en est plusieurs qui sont
maniérées, faites avec effort, et surchargées d'idées philoso-
phiques et d'images abstraites.
Il manque encore à ce recueil d'Atterbom plusieurs poésies
lyriques trèsestimées, entre autres les traditions anciennes,
les imitations des chants populaires , qu'il publia dans son ca-
lendrier poétique sous le titre de Harpe du Nord. C'était le
premier essai qui se faisait en ce genre, et le poëte l'a tenté
avec un plein succès. Nul mieux que lui n'a su pénétrer dans
l'esprit de ces chants primitifs , et nul mieux que lui n'a su re-
produire sur une toile moderne leurs couleurs pleines d'éclat
et leurs images naïves.
Il manque aussi à ce recueil une nouvelle édition de son
grand poëme , de son œuvre de prédilection. Ce poème a pour
titre l'Ile du bonheur ( Lycksalighetensœ ). C'est une allégorie,
mais l'allégorie de toute la vie humaine. C'est là qu'Atterbom a
jeté à pleines mains tous les trésors de sa riche imagination,
toutes les nuances charmantes de sa palette de peintre, toutes
les mélodies de son rhythme musical. Là les teintes mélancoli-
ques d'un ciel du Nord s'allient aux limpides clartés d'un ho-
rizon oriental , et quand on pénètre sous les vastes arceaux de
ce poème , il semble qu'on entre dans un palais de fées. Le vent
plaintif des régions septentrionales gronde à la porté de ce pa-
lais, les landes du pôle arctique l'entourent de leur ceinture de
neige, le monde réel enfin, avec ses montagnes rocailleuses,
avec ses plaines arides, ferme l'accès du monde idéal. Mais voilà
que l'empire des fictions s'ouvre 5 la baguette du poëte se lève,
et le Midsummer nights dreani commence. Dans celte île
magique où habite Félicie, le rossignol chante auprès delà rose
qui l'écoute en courbant la tête 5 le zéphyre aux ailes d'argent
court de fleur en fleur , donnant à toutes un sourire ou un bai-
ser; le feuillage des arbres se balance avec un murmure d'a-
mour; la source d'eau qui tombe dans un bassin de cristal
rafraîchit l'âme et lui donne une nouvelle jeunesse , et la reine
de ces régions enchantées , la belle Félicie , est là , qui jouit de
sa vie heureuse , attendant cependant encore le plus grand bon-
heur de tous, celui d'aimer, quant tout à coup la scène change,
et Astolphe paraît.
REVUE DE PARIS. 215
Aslolphe est un jeune roi du Nord qui s'est égaré à la chasse.
Le soir, il entre dans une caverne pour y chercher un refuge.
C'est la caverne des vents. Les quatre ouragans de la terre sont
là qui mugissent autour de lui et se heurtent l'un contre l'autre
avec colère. Mais Zéphyre prend piLié de lui. Il le tire à l'écart,
le cache sous ses ailes blanches, et le lendemain l'emporte dans
l'ile du bonheur. Astolphe et Félicie ont tous deux rêvé l'un de
l'autre. C'est le rêve de deux cœurs qui ont été emportés par leur
imagination dans les enchantements de l'amour. Quand ils se
trouvent ensemble , ils se rtconnaissent. Alors ils se laissent
aller aux émotions naïves qui les séduisent ; alors ils courent
l'un vers l'autre, comme deux sources d'eau entraînées vers
une même pente. Ils aiment, ils chantent leur amour, ils se
bercent ensemble sur l'onde transparente des lacs , ils dorment
ensemble sous le dôme embaumé des arbres. Astolphe oublie
dans ce songe féerique le royaume qu'il devait gouverner, la
loute glorieuse qu'il voulait suivre, la blonde jeune fille du
Nord, la douce Svanhvite, qu'il avait prise pour fiancée. Les
heures passent ainsi comme un rêve, les années passent comme
les heures. Un jour il demande à Félicie depuis combien de
semaines il est auprès d'elle, et elle lui répond : a Depuis trois
cents ans. « Mais un chant de guerre résonne à son oreille, et
ce chant lui rappelle toutes ses espérances d'autrefois, toute sa
vie passée, 11 veut revoir la terre où il est né , la forteresse
royale où il a vécu. Il veut se faire u^ nom de héros et revenir
ensuite jouir de son bonheur. Félicie essaye en vain de l'arrêter;
il s'arrache à ses erai)rassements et s'éloigne. Mais il s'égare la
nuit dans les détours lies sentiers , et Zéphyre le ramène le len-
demain. Le regard de Félicie l'enchante de nouveau; il se jette
à ses pieds et jure de ne plus partir. jJais c'est une force , c'est
une volonté plus puissante que la sienne qui vient mettre fin ù
ces heures d'enivrement , c'est la destinée elle-même qui a
mesure son temps de prestige, et qui ordoiine qu'il parte. Fé-
licie, la reine du bonheur, Félicie, qui n'a jamais pleuré, qui
n'a jamais tremblé, Félicie tremble et pleure, et supplie avec
des paroles d'angoisse la redoutable déesse d'avoir pitié d elle. Ni
ces larmes, ni ces prières, ni ces mortelles terreurs ne peuvent
néchir l'inflexible destinée. Pour la dernière fois, le malheureux
roi d'une royauté qui lui échappe presse Félicie sur son cœur et
'216 REVUE DE PARIS.
lui dit adieu, et l'écho des forêts répèle en gémissant : Adieu....
adieu....
Astolphe, monté sur le fabuleux hippogriffe, revient dans
son pays natal, comme l'homme après la perte dune illusion ,
revient dans le paradis de sa jeunesse. Mais tout ce qu'il a aimé
est évanoui depuis longtemps, ses amis sont morts, sa famille
est anéantie, et le château de ses ancêtres tombe en ruine. Le
peuple , qui a la mémoire du cœur, conserve sur lui une vague
tradition, et les savants, qui se glorifient de leur esprit de
critique, prétendent qu'il n'a jamais existé et que son histoire
n'est qu'un mythe. Toute la question est seulement de savoir si
c'est un mythe astronomique ou un mythe physique.
Astolphe s'égare avec douleur au milieu de ces monuments
en ruine, de ces souvenirs fugitifs du passé. Il entre dans son
château et baise le sol où reposa son enfance. Il entre dans
l'église et se jette sur la tombe de Svanhvite, et tâche de
réchauffer entre ses bras ce corps qu'il a aimé. Tout ce récit de
son voyage, à travers sa terre natale, ce tableau de l'homme
trompé qui essaye de res^enir à ses premières joies , à ses pre-
mières amours, de rappeler à lui une illusion perdue, de rendre
la vie à une âme éteinte, de ressaisir, sous la poussière des
tombeaux, une étincelle du feu céleste qui l'animait autrefois ,
tout ce tableau de tant de regrets si vrais, de tant d'émotions
si profondément liées à la destinée de l'homme, est une des plus
belles parties de ce beau poëme. Elle est entachée seulement
par la description du gouvernement républicain établi dans les
États d'Astolphe, description trompeuse et chargée, espèce de
pamphlet indigne, selon moi, d'entrer dans une composition
d'une nature poétique.
Après avoir cherché ainsi à recouvrer les trésors de sa jeu-
nesse, après avoir contemplé les misères du monde réel, Astolphe
veut retourner dans le monde des rêves. Mais il a perdu le
talisman que Félicie lui avait donné. Le temps est maître de lui ;
le temps le fait descendre de son bippogriffe et lui ôte la vie.
Zéphyre le trouve étendu, inanimé au milieu de la plaine.
— Qu'as-tu fait? dit-il au dieu redoutable qui jette encore
un regard sur sa victime. — Une transformation, répond
Saturne.
Zéphyre emporte Astolphe dans l'île du Bonheur; il le place
REVUE DE PARIS. 217
auprès de la source de la jeunesse ; il essaye de le rappeler à la
viej mais tous ses efforts sont inutiles. Félicie aperçoit le cada-
vre de son bien-aimé, et pousse un cri de douleur qui retentit à
travers les berceaux de feuillage où. l'on n'avait entendu aupa-
ravant que des chants de joie ou des soupirs d'amour. La déesse
du bonheur, le visage pâle, l'àme brisée, dépose dans une grotte
sombre le corps d'Aslolphe et veut mourir auprès de lui. C'est
l'heure de regret; c'est l'heure de deuil. Puis tout à coup un
rayon de pourpre éclaire l'horizon , la nature affaissée se
ranime, les étoiles chantent le chant d'espérance, la croix brille
dans les nuages, et Félicie sort des ténèbres du tombeau pour
saluer le jour de la résurrection.
Tel est ce poème dont nulle analyse ne peut faire sentir les
beautés , dont nulle traduction ne pourrait rendre l'harmonie
musicale. 11 est divisé en cinq parties, comme les cinq actes
d'un drame, coupé par scènes et dialogues; mais il ressemble
à une ode magnifique , plus qu'à un drame. C'est , comme l'a
dit un critique suédois , un splendide panorama lyrique (/?«-
norama splendidtim lyricum) (1).
C'est là , je le répèle, l'œuvre principale d'Attejbom; mais il a
encore l'imagination assez fraîche , assez riche, pour ajouter de
jiouveaux poèmes au recueil de ses œuvres. Quand je l'ai vu à
Upsal dans sa paisible retraite de professeur, au milieu de ses
livres, ou dans un cercle d'amis, avec sa jeune femme, veillant
à ses côtés et ses jolis enfants assis sur ses genoux, il m'a semblé
qu'il ne devait pas aller chercher la poésie loin de lui.
Dans les rangs de cette jeune école dont Atterbom avait levé
l'étendard, on vit apparaître successivement plusieurs poètes
remarquables. L'un des plus distingués fut Stagnelius (2). Nul
homme en Suède ne fut, j'ose le dire, plus que lui doué des
qualités de poète. Abondance d'idées, richesse d'images, har-
monie de style, il réunit en lui tout ce qui constitue le grand
écrivain. Malheureusement il altéra lui-même ses facultés bril-
(l)Nicander, Bissertatîo de indole poeseos hodiernœ.
(2) Né en OEland en 1793, Son père était pasteur d'une paroisse , et
devint plus tard évèque. Stagnelius étudia à Lund , puis à Upsal. En
1815, il obtint une place très-modique à la chancellerie de Stockholm.
Il mourut le ô avril 1823.
f>î8 REVUE DE PARIS.
lanles.Il éteignit le flambeau de son imagination dans le désordre
de sa vie. Dès sa jeunesse, il se trouva affecté d'un maladie
physique grave , il y joignit une maladie morale plus grave
encore. II tomba dans une sorte de misanthropie continue et
profonde, et le moyen auquel il eut recours, pour se distraire
de ses sombres pensées, ne fut pour lui qu'un nouveau poison. Il
fit comme Ewald, comme Lidner, il chercha dans l'oubli de
ses sens l'oubli de ses douleurs. Il but et abrégea son existence
par ses funestes habitudes. Ses premières poésies, ses Lys de
Saron , avaient fait concevoir de grandes espérances. Il était en
état de les réaliser , s'il avait vécu , mais il languit , il s'affaissa
et mourut à trente ans. Quelques personnes racontent qu'il suc-
comba comme Kirke-White à une maladie de consomption.
D'autres m'ont dit qu'il se tua. Pauvre malheureux! II pouvait
parcourir toute l'échelle des mélodies poétiques, et il n'en choisit
que les tons les plus plaintifs. Son âme fut comme une harpe
suspendue à l'écart au milieu d'une forêt sombre. Nul rayon de
soleil n'éclaira ses cordes d'argent, nul chant de joie ne l'atteignit,
mais le vent du soir la fit gémir.
Tandis qu'il se laissait aller à sa funeste manière de vivre , il
se créait une philosophie religieuse et éthérée. Il cherchait le
parfum des fleurs dans les gazons desséchés; les étincelles d'or
dans la poussière , l'idéal le plus pur dans la réalité la plus
triste. Il se passionna pour le système des gnostiques , et se
représenta les hommes comme des êtres d'une origine supérieure,
trompés par le génie du mal , arrachés au monde des esprits,
enchaînés par les liens de la matière , et aspirant à retourner
dans leur région céleste. Cette philosophie devint la base de
tous ses rêves, m'appliqua à tous les caractères et à toutes les
situations qu'il a tenté de peindre. Dans un de ses poèmes
épiques, Wladimir, le czar païen , parle de la malédiction jetée
sur cette vie terrestre et du bonheur dont on jouit dans les
sphères lumineuses. Dans sa tragédie de Sigurd Ring y le
chœur chante le repos de la tombe , le bonheur de la mort.
Il avait, comme disent les Allemands , trop de sw^/ec^zu^Vé
pour être vraiment poète épique et dramatique. Il ne sut pas
effacer sa personnalité devant celle qu'il voulait représenter, et
quand il essaya de peindre des êtres réels ou imaginaires, quand
il raconta des traditions anciennes , il se peignit lui-même , il
RliVUE DE PARIS. 19
raconta ses propres pensées. Wladirair, Blanda, Marie, Sigurd
Ring, Wisbur, sont toutes des compositionsjetées dans le même
moule. On y trouve de magnifiques pensées et de riches des-
criptions. On y trouve toutes les qualités de son style large ,
souple, diapré et flottant à longs plis. Mais ses tableaux ont
toujours je ne sais quel caractère vague et indéterminé, ses
points de vue fuient dans une perspective vaporeuse et lointaine,
et ses figures manquent de contour. Quand il a voulu donner à
ses conceptions une teinte plus ferme, il est tombé dans un excès
opposé : il a écrit une tragédie intitulé : la Tour du Chevalier
(Riddartornet), qui n'éveille dans l'âme de celui qui la lit, qu'une
sensation d'horreur. C'est là quon voit une malheureuse mère
enfermée pendant vingt ans dans un cachot, pour avoir trompé
son mari, un valet condamné à la torture pour avoir eu pitié de
cette femme, un père amoureux de sa fille, et la fille obligée de
céder à cette passion incestueuse pour sauver sa mère , puis se
tuant pour échapper à l'infamie. Il n'y a là point de développe-
ment de caractères, mais des situations atroces qui étonneraient
peut-être le parterre de la Gaieté.
Deux tragédies de Stagnelius méritent plus d'éloges. Là le
sujet se trouvait d'accord avec la tendance habituelle de ses
idées. II l'a développé sans effort et y a répandu tout le parfum
d'une suave poésie. L'une a pour titre : les Martyrs. C'est la
tradition de Polyeucte adoptée par Corneille. Elle a moins de
majesté , moins d'action, moins d'effet dramatique que l'œuvre
de notre grand poëte. C'est même, si on le veut, moins un drame
qu'un dithyrambe, mais un magnifique dithyrambe religieux,
qui saisit l'âme comme le retentissement de l'orgue dans une
cathédrale, et la tient suspendue à ces plaintes solennelles, à ces
accords imposants qui vibrent à travers les profondeurs de la nef
et les voiiles du chœur.
L'autre est vraisemblablement la première tragédie écrite
d'après une des idées mystiques de Svedenborg. Elle est intitulée :
l'Amour après la Mort (Kœrleken efter Dœd). Dans une des
vallées de l'autre monde , dans une sorte de région intermédiaire
entre le globe que nous habitons et les sphères célestes, une
jeune fille est assise sous un cyprès. Elle songe à celui qu'elle a
aimé , à celui qu'elle a laissé sur la terre. Le souffle glacé de la
mort n'a pu éteindre en elle l'amour ardent qu'elle conserva
/ 220 REVUE DE PARIS.
pendant sa vie, et toute seule à l'écart, elle n'éprouve qu'un
regret, elle ne voit qu'une image, elle ne murmure qu'un nom.
Un ange s'approche d'elle, et lui dit de ne pas oublier le ciel, où
elle doit prendre place , Dieu qui l'a sauvée , le fiancé suprême
qui l'attend. Mais elle répond : J'ai tout oublié, tout ce que j'ai
vu sur la terre, tout ce que j'ai connu dans mon enfance; il est
une chose que je n'ai pu oublier, c'est le baiser d'Albert, c'est
le lit de gazon où nous nous reposions ensemble à l'ombre des
érables — Viens, lui dit l'ange, viens avec moi au ciel. —Albert
y est-il? s'écrie l'amoureuse jeune fille. — Non, il est encore sur
la terre. — Eh bien ! il n'y a pas de ciel pour moi. J'attendrai
Albert ici près de la source des larmes.
Un chœur d'anges résonne dans les airs. Il chante les joies
de Dieu, le bonheur de l'éternité. Il dit à Julia d'oublier les sou-
venirs de la terre et l'image qu'elle a emportée dans [l'autre
monde. Au même instant, un autre chœur retentit à côté d'elle.
C'est celui des démons. Il chante les voluptés de la terre, le
mystère et l'ivresse d'une nuit d'amour, et Julia écoute, et son
regard s'anime, et son cœur palpite. « Te souviens-tu, disent
les mauvais génies, de la nuit d'été, de la bruyère épaisse, du
ruisseau de cristal près duquel tu t'asseyais avec Albert? Les
nuages étendaient leur voile sur le disque argenté de la lune, et
l'on n'entrevoyait qu'une lueur pâle dans l'ombre de la vallée.
Albert te pressa sur son cœur, ta voix trembla sous ses baisers
brûlants, ses bras t'entrelaçaient , lu tombas dans le silence de
la solitude sur les touffes de gazon, les étoiles alors te regar-
daient en riant et les rossignols chantaient ton chant de noces.
— Ob ! les belles nuits d'été, s'écrie Julia, chant des oiseaux,
parfum des violettes, sources gazouillantes aux rayons de la
lune, à travers le gazon, tapis de fleurs où roucoulait la colombe,
où je reposais dans les bras d'Albert ; oh ! que ne puis-je vous
retrouver une fois encore ! »
Julia obtient des anges la faveur de retourner sur la terre
pour y revoir celui qu'elle ne peut oublier. Pendant ce temps,
Albert, las de la vie, se tue. Julia le voit venir à elle dans la
vallée des cyprès et se jette dans ses bras. Les anges qui la sui-
vent lui montrent le ciel, Albert lui montre l'enfer. Elle enlace
son amant sur son cœur et se précipite avec lui dans l'enfer.
Un critique suédois a dit que, si Stagnelius avait vécu, il aurait
REVUE DE PARIS. 221
pu fonder l'art dramatique en Su^de. Je crois qu'il aurait pu
créer un genre de drame (jiii n'existe pas encore, le drame idéal,
mais il ne serait sans doute jamais arrivé au drame vrai, au
drame de la vie humaine, tel qu'il nous a été révélé par Shake-
speare, Gœlhe et Scliiller.
Le génie de Stagnelius est purement lyrique. Les plus beaux
passages de ses tragédies et de ses poèmes ont une intonation
lyrique, et ses œuvres les plus répandues et les plus aimées sont
ses œuvres lyriques. Il a un rliylhme varié, un style flexible et
habillement travaillé, une versification harmonieuse. 11 a écrit
des élégies qui rappellent de temps à autre les élégies romaines
de Gœlhe, et des sonnets d'une forme sévère et correcte comme
ceux de G. Schlegel. Mais le fond de son ame est triste, et ses
sonnets, sont revêtus d'un voile de deuil. Il ne chante pas. Il
pleure ou soupire. Tout ce qu'il voit n'éveille en lui qu'une pen-
sée mélancolique. S'il passe sur un cimetière, il envie le bon-
heur de ceux qui dorment dans les tombeaux 5 s'il songe à son
amour, il s'écrie : « Jamais mes longs désirs neserontsatisfaits.
Je vivrai seul dans les larmes et dans les regrets. Tu seras éter-
nellement pour moi, ô ma bien-aimée, semblable à ces étoiles
qui me sourient et que je ne puis atteindre. ^^ S'il jette un regard
sur la nature qui l'entoure , il y cherche un asile comme un
matelol échappé du naufrage cherche un asile dans le port.
Puis il s'en va loin du monde et s'écrie : « Je suis seul. Le génie
de la douleur avec son front pâle , son visage baigné de larmes,
m'accompagne dans la solitude et dans le crépuscule du soir;
les cygnes du souvenir élèvent leur voix sur l'océan du temps. »
Puis parfois il se complaît dans sa douleur ; il bénit les vains
désirs qui le poursuivent et les larmes qu'il répand. Mais presque
toujours, celte tristesse de cœur dont rien ne le distrait, le ra-
mène à ses croyances mystiques. L'àme est toujours pour lui
comme un enfant du ciel exilé sur une terre de malheur, et le
ruisseau qui murmure, et le vent qui soupire, l'entretiennent
des joies perdues d'un autre monde. 11 entend au dedans de lui
une voix mystérieuse qui lui parle du ciel. 11 entend dans le
silence du soir un chant harmonieux comme le chant des étoiles
qui l'invite à quitter la route pénible où il s'égare pour monter
dans les régions de la lumière, et alors il s'élève vers Dieu et il
célèbre avec araour la vierge et l'Église, le Christ et l'espoir
3 19
2^2 REVUE DE PARIS-
éternel. Il fait vibrer, comme Novalis, une lyre mystique, avec
celte différence que le mysticisme de rsovalis était fondé sur la
nature, et que celui de Stagnelius flotte dans les nuages. Son
recueil d'odes religieuses, publié sous le titre de Lys de Saron,
et la plupart de ses autres compositions lyriques, sont une ma-
gnifique expression de ce rêve idéal qui ne touche à la terre que
pour prendre son essor et planer dans les sphères célestes.
Mais le grand défaut de ces compositions , c'est que c'est tou-
jours la même corde qui résonne, toujours la même pensée re-
produite sous une autre forme, toujours le même thème musical
dont le fond ne change pas . dont les variations seules passent
et se renouvellent. Une des odes de ce recueil, qui a pour titre :
les Oiseaux' de passage [Flytlfoglarne), peut donner une idée
de ces rêveries mystiques, de ces aspirations religieuses, sans
cesse reproduites par le poëte.
« Voyez les oiseaux qui s'envolent. Ils quittent en soupirant
les contrées du Nord. Ils s'en vont vers les rives étrangères, et
leur chant plaintif se mêle au murmure du vent. Où nous en-
voies-tu, ô Dieu? s'écrient-ils. Sur quels bords nous appelle ton
message?
» Nous quittons avec inquiétude la terre Scandinave. Là nous
avions grandi, là nous étions heureux. Sous les tilleuls en fleurs
nous avions construit notre nid. Le vent nous berçait sur les
rameaux parfumés. A présent, il faut que nous nous en allions
dans les lieux inconnus.
» Dans les forêts, la nuit était si belle avec sa couronne de
roses, avec ses cheveux d'or. Nous ne pouvions dormir, tant
elle était belle. Nous nous assoupissions seulement dans nos
voluptés jusqu'à ce que le matin vînt nous réveiller du haut
de son char étincelant.
» L'arbre vert étendait au large ses rameaux, versant sur les
frais gazons, sur la rose tremblante, les gouttes de rosée qui
brillaient comme des perles. Maintenant le chêne est dépouillé
de son feuillage, la rose est flétrie. Le bruit de la tempête a rem-
placé le souffle léger du vent, et la riante parure de mai est
cachée sous la neige.
« Que ferions-nous plus longtemps dans le Nord? Chaque jour
son horizon devient plus étroit et son soleil plus pâle. A quoi
nous servirait de chanter ? Toute cette terre est comme un tom-
REVUE DE PARIS. 223
beau. Dieu nous a donné des ailes pour fuir dans l'espace. Salut
à vous ! Salut, vagues orageuses de la mer!
» Ainsi les oiseaux chantent en s'éloignant. Bientôt ils attei-
gnent une contrée plus belle. Là les pampres sebalanctntàlacime
des ormeaux ; les ruisseaux gazouillent sous les branches de
myrle, et les forêts résonnent d'un chant de joie et d'espérance.
') Quand ton bonh-rur terrestre se change en regret, quand le
vent d'automne commence à gémir . ne pleure pas , pauvre âme.
Au delà des mers, une autre contrée sourit à l'oiseau fugitif.
Au delà du tombeau, il est une autre terre dorée parles rayons
d'un matin éternel. »
Peu a[irès le jour oij l'âme affaissée de Stagnelius murmurait
son dernier chant de deuil , un jeune poëte, pauvre et malade,
entrait par la porte du Nord à Stockholm , et venait demander à
la capitale la gloire qui l'ava t attire et la fortune qui l'avait fui.
C'était Éric Siœberg , plus connu sous le nom de Vitalis. 11 était
né en 1794, de parents pauvres, mais honnêtes. Son père, qui
habitait la petite ville de Trosa , exerçait la profession de ma-
nœuvre. Tout ce qu'il put faire pour l'éducation d'Éric, fut de
l'envoyer à l'école gratuite. Là , il se distingua tellement par
ses rares dispositions d'esprit , par son assiduité pour le travail,
que le maître d'école, craignant de ne pas le voir continuer ses
études, et ne pouvant cependant l'aider à les poursuivre, solli-
cita un secours pour lui et 1 obtint. De l'école élémentaire , Vi-
talis passa, en 1807, à l'école latine. Dans la même année, il
commença à expliquer Virgile. Ce poète fit sur lui une grande
impres-.ion ; il le lut et le relut. Plus tard , il racontait lui-même
que, lorsquil revint chez ses parents pendant les vacances, il
fut obligé de garder les pourceaux, et alors il s'en allait à tra-
vers les collines, tenant un bâton de berger d'une main et de
l'autre un Virgile.
Quelques personnes généreuses lui donnèrent les moyens de
rester au gymnase jusqu'à la fin de ses études, puis elles le
firent entrer à l'université. Mais le secours qu'on lui donnait
était bien minime. Dès son arrivée à Upsal, il se trouva con-
damné à vivre d'une vie de labeur et de privations. Pour pou-
voir subsister , il partageait son temps entre l'étude et l'ensei-
gnement. Il étudiait la nuit , il donnait des leçons le jour , et ces
leçons, peu nombreuses, mal payées, ne lui offraient encore
224 REVUE UE l'AKlS.
qu'une ressource précaire ou insuffisante. Il passa ainsi plu-
sieurs années, se roidissant contre tous les obstacles, essayant
de vaincre ropiniâtrelé du sort par l'opiniâtreté de Ténergie, et
il poursuivit ses études ; mais ces travaux engendrèrent la ma-
ladie d'épuisement qui devait l'emporter à la fleur de l'âge.
En 1822, le prince royal visita l'université, et prit pitié de
celte existence de poète. 11 assura à Vitalis une pension annuelle
de 400 francs jusqu'à l'époque où il prendrait ses grades en
philosophie. Vitalis accepta d'abord cette marque de faveur avec
une sincère reconnaissance; puis, comme sa santé devenait de
jour en jour plus chancelante, en recevant le premier trimestre
de sa pension, il se sentit agité par un scrupule de conscience;
lise dit que jamais peut-être il ne pourrait prendre ses grades
en philosophie , qu'il n'avait par conséquent pas le droit de tou-
cher à la somme que le prince royal lui avait offerte dans ce
but, et il la refusa.
L'hiver suivant , il partit pour aller remplir en Sœdermannie
une place de précepteur. 11 passa la nuit dans une chambre
froide et dans un état de maladie; cette imprudence lui causa
une telle crise, qu'il faillit en mourir. En 1824, il revint à Up-
sal, et subit sen examen universitaire d'une manière éclatante.
Ce fut là son dernier triomphe. Bientôt il se retrouva plus que
jamais pauvre, souffrant et délaissé. Il voulait obtenir une place
de docent à l'université, et toutes les places étaient prises. Il
aimait une jeune fille , et elle se maria. C'était à elle qu'il avait
adressé des vers touchants ; c'était à elle qu'il avait dit : « Si tu
rencontres sur ton chemin une fleur qui courbe à l'écart sa tête
fatiguée , une fleur pâle qui se referme avec une larme dans son
calice, c'est le symbole de mon cœur lorsque je l'ai quittée. »
C'était à elle qu'il avait dit , dans une de ces heures d'abatte-
ment où il pouvait calculer la fin de ses jours : * Lorsque tu
passeras sous les tilleuls qui protégeront la tombe de ton ami,
si une rougeur céleste vient à colorer ton visage , c'est mon
chant qui se mêle aux soupirs de la brise, c'est mon âme qui
revient à toi, et qui cherche encore à apaiser sur tes lèvres sa
soif d'amour. «
Il conserva sans cesse le souvenir de cette jeune fille; long-
temps après l'avoir quittée, il ne pouvait entendre parler d'elle
sans émoliou.
REVUE DE PARIS. 225
Dans son éfat de misère et d'abandon , il avait encore , pour
le consoler, une mère. Il allait souvent la voir dans son humble
demeure de Trosa , et ce voyage était pour lui comme un pieux
pèlerinage. Mais elle mourut, et il resta seul.
Ce fut alors qu'il se décida à venir à Stockholm. Ses poésies
lui avaient déjà fait quelque réputation. 11 espérait peut-être
conquérir une place dans le grand monde, et il se trompa. Il
passa au milieu de la foule comme au milieu d'un désert , et
lorsqu'il retourna ses regards vers le passé, il se sentit oppressé
sous le poids d'une amère déception. » 0 femme de Lolh ! s'é-
criait-il alors, je comprends à présent ton destin ; comme toi ,
j'ai regardé en arrière , et, comme toi , j'ai été dans la solitude
transformé en statue de sel. J'ai vu s'évanouir chacune des
joies de ma jeunesse, chacun de mes doux anges ailés. Personne
ne répond à ma voix suppliante , et personne ne voit mes lar-
mes couler. Je tombe comme une fleur que le soleil n'échauffe
plus et que le vent d'automne brise. »
Tous les efforts qu'il lit pour se procurer au moins une exis-
tence paisible, sinon heureuse, furent inutiles. Il se trouva
forcé de faire des dettes, et ces dettes devinrent pour lui une
nouvelle source d'inquiétudes. Sa maladie s'accrut avec ses sou-
cis; il languit et mourut ù l'hôpital, le 4 mars 1828. On trouva
sur sa table un petit livre , dans lequel il cherchait une conso-
lation à sa dernière heure : c'était \ Imitation de Jésus-Christ.
Vitalis a laissé un recueil de poésies sérieuses et de poésies
comiques. Ses poésies sérieuses portent la vive empreinte de
celte àme énergique qui essaya sans cesse de lutter contre la
mort qui l'oppressait , et qui . après avoir soupiré un chant de
malade , entonnait un hymne de convalescence. Son style est
ferme , sévère , riche d'images , mais inégal ; c'est , comme l'a
dit Geiier, le style d'un homme qui en est encore à chercher sa
véritable expression. 11 a des lueurs d'inspiration parfaite, et
des moments d'abandon qui feraient douter de son talent. Il
passe ainsi d'une extrémité à l'autre , et s'arrête rarement à la
ligne intermédiaire. 11 est au-dessus du médiocre ou au-des-
sous (1).
Les Suédois vantent la légèreté de ses poésies comiques , l'ha-
(1) Geiiers Fœretal, pag. 13.
19.
i>26 REVUE DE PARIS.
bileté avec laquelle il pouvait saisir un sujet grave pour le
tourner en parodie. J'ai lu aussi cette seconde partie de son
recueil. Mais quand on connaît la douloureuse destinée de celui
qui a écrit ces fantaisies moqueuses , il y a dans cette voix
épuisée qui essaye de rire, dans cette harpe mélancolique qui
s'efforce d'amuser l'oreille, je ne sais quel son trompeur qui
fait mal, et l'on revient à ses él< gies , comme au miroir où se
reflète sa véritable poésie, sa véritable image depoëte.
X. Marxieb.
LETTRES
(1)
SUR MUNICH".
liA PEi:VTURE.
XIV.
"*• De la peinture à Fresifue.
L'école de Munich peint peu de tableaux ; elle n'a pas le
temps de se recueillir et de rêver, pour tracer ensuite sur la
toile de ces œuvres où l'imagination peut déployer tout l'éclat et
toute Toriginalité de ses caprices. C'est sur les maçonneries qui
s'élèvent de toutes parts, dans les voûtes des églises , sur les
frises et les plafonds des palais qu'elle laisse son empreinte.
Aussi ne sait-elle guère ce que c'est que la peinture à l'huile; la
fresque et l'encaustique sont ses deux procédés familiers j elle
ne peut pas , comme c'est l'ordinaire chez nous, se donner soa
cadre à elle-même; elle le reçoit tout fait de l'architecte, comme
elle emprunte le sujet de ses compositions à la pensée qui a pré-
sidé à l'érection du monument qu'elle décore. Ainsi on peut dire
qu'à Munich , la peinture n'est pas un art indépendant j à voir
les choses au fond , elle n'y est considérée que comme un orne-
(1) Voyez les volumesdejaDvier et février, et paçed2 dece Tolume.
228 REVUE DE PARIS.
ment accessoire de l'arcliilecture. Vous pouvez pressentir par là
combien celle école diffère de lanôlre; il me semble important
d'insislersur les réflexions que cette disparité profonde fait naître.
A Parme , à Venise , à Bologne , à Florence , à Pérouse , à
Sienne , à Rome, où trouve-l-on les peintures qui font la richesse
de l'Italie ? Est-ce , comme chez nous , dans de vastes bazars
sans caractère et sans autre destination que celle de montrer
aux curieux les i-eliques du génie des siècles passés? Non , c'est
dans les églises ou dans les palais qu'on admire ces chefs-d'œu-
vre. C'était pour exprimer une pensée religieuse , ou pour offrir
aux yeux des grands des images en rapport avec leurs habitu-
des et leurs idées favorites, que les artistes travaillaient autre-
fois ; ils ne peignaient rien au hasard , et lorsqu'ils préparaient
leur palette , ils n'avaient pas ordinairement en vue de s'im-
mortaliser par quelque fantaisie individuelle, mais d'appliquer
leur talent à quelque chose de réel , qui leur était fourni par la
civilisation de leur temps, et dont ils trouvaient à la fois, en de-
hors d'eux-mêmes , et Tinspiration et la donnée matérielle. Léo-
nard de Vinci, Raphaël et Titien n'ont jamais peint pour des
musées, Savaii-on ce que c'étaient que les musées aiors ? Ce sont
là des inventions d'un siècle comme le nôtre , qui, ayant couvert
la terre de ruines , a eu soin de balayer , çà et là, quelques ga-
leries pour y remiser les peintures qu'on a tirées des monuments
détruits. Ainsi le musée de Paris est le résultat de la réunion de
tous les tableaux que la révolution a enlevés à Versailles , au
Luxembourg et au couvent des Chartreux. Vous m'en direz au-
tant du musée de Milan, qui a été formé des richesses des cou-
vents supprimés, et de l'académie de Venise, qui a été commen-
cée avec les débris de toutes les é{{lises que le temps ,
l'Adriatique et l'Aulriche minent chaque jour au milieu des la-
gunes. Partout où la révolution a renversé un principe ancien ,
ou installé un principe nouveau, vous trouverez des musées qui
sont comme une retraite honorable, et, en quelque sorte, un hô-
pital ouvert aux ouvrages d'une civilisation anéantie. Mais où la
révolution n'a point pénétré , et où Ton voit encore l'image de
l'organisation des sociétés antérieures , on ne connaît d'autres
musées que les églises et les palais. Les merveilles de Florence
partagent le palais Pitti avec le grand-duc de Toscane 5 celles
de Rome , le Vatican avec le pape.
REVUE DE PARIS. 229
Voudrais-je condamner les musées absolument? Non sans
doute ; ils sont nécessaires à notre époque ; nous devons un asile
aux chefs-d'œuvre que nous avons chassés de leurs temples et
de leurs châteaux avec les puissances dont ils céiéhraient les
grandeurs. Conservons donc nos vastes galeries pour ces débris
errants et pour ces illustres témoignages du passé. Mais indi-
quons aussi à l'art contemporain qu'il a une tout autre mission
que de venir accrocher ses toiles à côlé de celles qui avaient
un autre emploi avant d'êire entassées dans nos pinacothèques.
Savez-vous à quoi Ion s'habitue en fréquentant ces Invalides de
la peinture où les pages de tous les ordres et de tous les genres
sont accumulées? A ne plus distinguer quelle pensée a présidé à
leur composition , à oublier totalement la chose essentielle qui
est de savoir en vertu de quelle inspiration chficune de ces
œuvres a été accomplie , et à ne voir en elles que les formes ex-
térieures dont s'est revêtue une idée désormais absente et éteinte
pour toujours. C'est ainsi qu'on tombe dans ce matérialisme
grossier auquel l'art est en proie aujourd'hui , et dans cette ido-
lâtrie des surfaces qui est un abominable retour du paga-
nisme.
Arrachons les artistes contemporains à cette humiliation
excessive; pour qu'ils recouvrent l'ancienne dignité, apprenons-
leur qu'il faut qu'ils se soumettent à une pensée supérieure à
eux , et qu'ils descendent , comme leurs maîtres du xvi» siècle
à n'être que des décorateurs au service de l'architecture. Si le
principe de notre société tend à se modifier, si les églises et les
palais ne sont plus , comme au temps de Jules II et des Médicis,
les formes suprêmes de la civilisation, il ne manquera pas,
même dans la période d'incertitude où nous sommes plon-
gés, de monuments à qui la durée est promise. Nos bourses
et nos tribunaux ne sont-ils pas de véritables basiliques
comme les anciennes? Et serait-il superflu de tracer sur leurs
murs des exemples d'intégrité et de vertu? L'enceinte de nos
assemblées légis alives et celle de nos académies ne sont-elles
pas des temples dont il faudrait rappeler par la peinture que
l'esprit humain est le dieu? Nos universités, nos écoles d'art, et
surtout nos écoles d'industrie ne devraient-elles pas mettre sous
les yeux des élèves les modèles et les récompenses qui doivent
tenter leur ambition? A mesure que la vie publique se dévelop-
230 REVUE DE PARIS,
pera chez nous , il y aura encore de plus fréquentes occasions
de tracer des images qui rendent sensible aux regards le génie
de noire nalion , et qui en conservent à jamais le souvenir.
Les vœux que j'exprime ne sont pas irréalisables. Nous aussi,
nous commençons à savoir ce que c'est (jue la peinture à fres-
que; et le public a pu apprécier déjà quels pas immenses ce
genre pouvait faire faire à notre école, en l'obligeant à s'assu-
jettir à un but sérieux, actuel et général. Par les fresques de la
chambre des députés, M. Dilacroix s'est élevé non-seulement
au-dessus des contCitalions qu'il n'avait pu vaincre tant qu'il
s'était livré aux séductions de la fantaisie, mais encore au
niveau des plus grands maîtres qui aient illustré la troisième
période de l'ait. On verra ce que Us fresques de l'école des
beaux-arts ajouteront au talent de M. Delaroche ; on a déjà vu
M. Ziegler conquérir tout d'un coup la réputation par ses fres-
ques de la Madeleine. C'est dans cette carrière que nous voudrions
voir le gouvernement seconder les artistes ; quatre ou cinq
murailles qu'on donnerait à peindre aux chefs des principales
subdivisions de notre école, feraient plus pour la fortune de
l'art que les magnifiques et immenses catacombes de Versailles.
Mais il ne faudrait pas, comme on a fait à Notre-Dame-de-Lo-
rette, diviser un monument en morceaux, et le distribuer
ensuite au hasard; si M. Schnetz avait été chargé de peindre
toute cette église, et qu'il y eût partout réussi comme dans ses
Prophètes et dans son Franciscain, nous compterions peut-
être vingt pages remarquables, où il n'y en a que deux. Vous
direz qu il y a plus de deux mille peintres à Paris , et qu'il faut
que tout le monde vive ; mon dessein ne serait pas de blesser
aucun intérêt, mais de forcer nos artistes à se grouper par
ateliers , et à renoncer à celte sorte d'anarchie dans laquelle ils
dépensent inutilement des espérances précieuses. On verrait
alors toutes les forces aujourd'hui dispersées se discipliner
et donner aux trois ou quatre systèmes , qui sont en présence,
une puissance et un éclat qui seraient le gage de la prospérité
générale.
C'est ce qui est arrivé à Munich. La peinture monumentale,
qui est la peinture véritable, y a prévalu dès le premier jour, et
D'y laisse qu'une place très-secondaire à la peinture person-
nelle ; tout a été organisé pour favoriser cette suprématie. Un
REVUE DE PARIS. ->ôl
seul artiste est ordinairement chargé de peindre tout un édifice ;
il lui est ainsi permis de produire, par le ménagement des con-
trastes et des symétries, des effets qu'on ne saurait trouver
daus nos monuments abandonnés à vingt broyeurs de couleurs
différentes. Il compose donc tout son sujet et le dessine entière-
ment; vous voyez que ce travail doit développer en lui des
facultés que rien n'eût tirées de leur sommeil s'il n'eût eu à
peindre qu'une toile d'un mètre carré. Mais pour exécuter
ensuite sa vaste entreprise , il est bien forcé de recourir à ses
amis, ou à ses élèves; et quand dix hommes sont rassemblés
pour un même but, dans un même lieu, et qu'ils appliquent
non-seulement leur main, mais leur intelligence à une même
œuvre, vous devez penser qu'il doit jaillir de leur contact des
observations décisives pour les progrès de l'art, et de leur
concert des productions remarquables. Ainsi s'explique l'im-
portance rapide qu'a prise l'école de Munich. A peine née, elle
est devenue illustre par ce concours de tant d'esprits actifs qui
ont mis leurs idées et leur travail en commun. Leurs efforts
réunis ont presque sufl5 pour remplacer les traditions qui lui
manquaient ; si quelques noms de ce pays-ci ont fait du bruit
dans le nôtre , ils le doivent à cette modeste et laborieuse foule
qui se cache derrière eux ; n'oubliez jamais son désintéressement,
lorsque je vous parlerai de leur gloire.
XV.
lies trois Écoles Allemandes. — Borne* —
Dus^eldorf. — llunicli.
L'école de Munich n'est qu'une fraction de l'école allemande.
Quelle idée vous faites-vous de l'une et de l'autre, et de leurs
rapports? Vous avez pu voir une assez grande quantité de gra-
vures exécutées d'après les tableaux des artistes allemands ;
mais dans ce nombre, vous en avez dû trouver fort peu qui re-
présentassent les compositions des maîtres de Munich. La raison
en est simple : l'école allemande a aujourd'hui trois foyers,
Rome, Munich et Dusseldorf. Overbeck, qui réside à Rome, y a
trouvé des graveurs; Scbadow a su en former à Dusseldorf dont
23ii REVUE DE PARIS.
il dirige le mouvement ; mais il n'y en a point à Munich. Le
burin est presque entièrement inconnu en Bavière ; on n'y fait
usage que de la litliographie à laquelle on a cherché, il est
vrai, à donner tous les airs de la gravure. On avait trouvé à
Stuttgardt, il y a quelques années, un procédé particulier avec
lequel on avait commencé à lilhographier les tableaux des an-
ciens maîtres de l'école de Bruges et de l'école allemande. Les
essais en sont venus jusqu'à Paris, où ils ont été bien accueillis;
une légère teinte de coloration s'y joignait uniformément au
noir el au blanc, de manière à produire, en réunissant trois
nuances principales, un effet plus voisin de la peinture. Le
roi de Bavière a acheté, m'a-t-on dit, ce procédé aux Wurtem-
bergeois qui l'avaient inventé, à-t-il eu l'intention de l'em-
ployer à traduire les œuvres de ses peintres? Je ne sais. Mais
depuis qu'il en a le monopole, il ne lui a donné aucune appli-
cation; il ne l'a pas même fait servir à continuer cette repro-
duction des anciens maîtres allemands qui avait eu tant de
succès.
Ainsi tout ce que la France sait sur le compte des peintres
de Munich , c'est qu'ils existent. Quant à leurs noms , elle ne
connaît que ceux de Cornélius, de Schnorr et de Kaulback; et
même ces deux derniers ne sont guère familiers qu'aux gens
qui mettent un intérêt lont particulier à ne rien ignorer de ce
que l'art produit aujourd'hui en Europe. Pour faire apprécier
leur caractère et celui des autres, l'analyse était, jusqu'à ce
jour, aussi impuissante que le burin. Les principaux travaux de
cette école s^nt à peine achevt's; moi-même j'ai vu encore pres-
que autant d'ébauches que d'oeuvres terminées, et je ne saurais
apporter trop de réserve dans le jugement d'un mouvement qui
n'est point entièrement accompli.
C'est à Overbeck (ju'il faut remonter, lorsqu'on cherche la
raison de ce qui se fait ici. Qui l'eût dit , que ce serait un Alle-
mand qui rouvrirait dans Rome la source des inspirations chré-
tiennes? Depuis que Raphaël, désertant la divine simplicité de
Pérugin, avait pris pour maître le génie grec, retrouvé sons les
ruines de la Nille des papes, le paganisme n'avait cessé d'y
régner en souverain. La mythologie de l'Albane et le matéria-
lisme de Caravage avaient été les dernières conséquences du
système inauguré au Vatican avec tant de gloire, par VÉcole
REVUE DE PARIS. 235
d'Athènes. Puis tout était retombé dans le néant ; l'esprit chré-
tien, qui avait jusqu'alors soutenu la chaire de Saint-Pierre, et
le paganisme, qui avait donné aux arts une splendeur passa-
gère, étaient devenus également impuissants. Cependant, au
milieu de cette décadence universelle , le pnganisme fut encore
le plus inébranlable et le plus fort ; et, lorsque au commence-
ment de ce siècle la sculpture sembla jeter un éclat nouveau,
ce fut lui qui inspira Canova. Mais tout à coup un homme,
sorti du pays d'où Lulher avait donné le signal de la dé* héance
de Rome, un Germain traversant les Al|tes, est venu réveiller
dans la ville éternelle Id christianisme enseveli entre deux
couches de paganisme, et reprendre la tradition de Pérugin
où Raphaël l'avait abandonnée. Voilà ce qu'a fait Overbeck.
Peut-être avez-vous vu la gravure d'une charmante composi-
tion de ce maître, qui représente, sous deux fip.ures embléma-
tiques, l'alliance nouvelle que l'Italie et l'Allemagne ont con-
tractée. L'original est dans le château royal de Schlesseim ,
situé à quelques lieues de Munich , et qui renfermait autrefois
la plus grande partie des richesses déposées aujourd'hui à la
Pinacoihèque. Rien de plus naïf que cette page sur laquelle le
peintre a traduit, à son insu, des pensées que sa foi repousse-
rait sans doute, si sa conscience les avait connues. L'Italie y
est représentée sous la forme d'une belle femme couronnée du
laurier classique; mais sa tête est penchée vers la terre , et ses
traits , qui ont cette pureté qu'on retrouve dans les jeunes
hommes de VÉcole d'Athènes, expriment une mélancolie infi-
nie. L'Allemagne, au contraire, est blonde; son profil est fin,
sans avoir la régularité antique ; son front est ceint de myoso-
tis ; elle s'incline vers l'Italie, s'appuie sur elle, et l'interroge
avec une curiosité innocente ; elle semble lui demander : « Que
te reste-t il , ma sœur , de ta religion et de tes arts ? Qu'as-tu
fait de ton âme prophétique? A quel arbre as-tu suspendu ta
lyre ? Dins(|uel chemin as-tu j)erdu cet éblouissant manteau que
l'art et la poésie avaient brodé? As-tu encore qiebiue chose à
nous apprendre? Le ciel l'avait faite pour enseigner les autres
nations. Parle , dis -nous ce qu'il faut croire de Dieu, et sous
quelles formes il convient de présenter aux hommes la vérité
éternelle? » Mais l'Italie tient ses yeux baissés ; et , dans sa
douleur et dans son silence , on croit l'entendre qui répond :
3 20
234 REVUE DE PARIS.
« Ma sœur, j'ai tout perdu ; la religiou et les arts, la pensée et
la forme, j'ai tout vu s'évanouir. Mon sein ne porte plus que
les débris de toutes ces choses autrefois vénérées; mon esprit
s'éteint , mon âme est vide , et le souvenir de ma gloire passée
est une amertume nouvelle ajoutée à toutes mes autres dou-
leurs. « L'Allemagne entend ces paroles; mais on dirait qu'elle
se refuse à en comprendre le sens ; et elle n'en poursuit pas
moins ses tranquilles questions.
Dans ce tableau, Overbeck nous livre tous ses secrets. L'Alle-
magne animant, avec la naïveté de son esprit , les débris ou-
bliés de l'art religieux de l'Italie, tel est le point de départ de
sa carrière et le caractère dominant de son génie. Remarquez
bien tout ce qu'il y a d'ingénieux et de profond dans son entre-
prise; il n'a pas dépouillé l'originalité de son esprit pour se
faire l'élève seivile des Italiens ; s'il les a pris pour ses maîtres ,
il ne leur a point demandé de lui enseigner le matérialisme avec
lequel le génie allemand fut toujours incompatible. Il a dirigé
ses études vers l'époque où Tart italien et l'art allemand étaient
réunis dans la communauté des mêmes aspirations religieuses ;
et il a choisi Albrecht Duerer pour lui servir d'introducteur au-
près de Pérugin. Si vous avez quelquefois parcouru la collec-
tion des gravures faites d'après ses tableaux , vous aurez pu
remarquer, réunies sur la même page, autour d'une vierge ,
d'un côté deux têtes chauves de moines qui rappellent le pre-
mier, de l'autre deux têtes de bienheureux empruntées au se-
cond ; la transition des unes aux autres était admirablement
ménagée ; et lors même qu'on avait l'œil assez exercé pour re-
marquer leur différence , on était obligé de reconnaître leur
fraternité. Ici je n'indique encore qu'en passant l'importance
que les maîtres du xve siècle ont acquise aux yeux de l'école
allemande. Ce sont eux qui ont inspiré Overbeck, ses rivaux et
ses élèves.
Sous l'influence réunie d'Albrecht Duerer et de Pérugin, Over-
beck a formé à Rome une école dont il n'entre point dans mon
plan de vous faire connaître les développements. Le catholicisme
est son principe; son but est d'atteindre l'idéal chrétien, en
s'abstenant des pompes païennes de la renaissance et de tout le
matérialisme splendide du xvi^ siècle. Mais ce mouvement qui a
étonné l'Italie en la rendant à elle-même , est parti du nord de
REVUE DE PARIS. 235
rAllemagne. C'est sur les bords du Rhin, au dessus de Cologne,
qui avait donné naissance à Meister Wilhelm, ce CimabUe tu-
desque , c'est dans les provinces de la Prusse , dont les flancs
renferment les sources de la véritable vie germanique , c'est à
Dusseldorf qu'est le foyer principal de cette révolution qui a
amené de si notables changements. Paris a vu les toiles que
MM. Bendemann et Lessing ont envoyées à ses expositions ; le
sujet de ces tableaux, autant que leur style, a pu faire penser
que les élèves de Schadow étaient restés plus fidèles au génie
national qu'Overbeck (|ui ne s'en est inspiré que pour relever le
génie italien de ses défaillances. En effet, Albrecht Duerer pa-
raît régner sans partage à Dusseldorf; et encore semble-t-il que
ce soit le côté luthérien de son génie qui y soit l'objet préféré de
l'admiration et de l'étude. Dusseldorf et Rome, voilà donc les
deux pôles de l'art allemand j Munich prend sa place entre ces
deux points extrêmes.
XVI.
Imitation des maîtres Italiens de la Re-
naissance. — 11. de Cornélius*
A Munich , il faut distinguer aussi plusieurs écoles ; en
France , l'inspiration personnelle des artistes est la seule source
des divisions qu'on puisse établir parmi eux; si on excepte
M. Ingres, quel est celui de nos peintres qui puisse se vanter
d'avoir un système et des élèves ? En Bavière , il en est tout au-
trement; des groupes naturels s'y sont formés; chacun a son
chef, sa manière , sa théorie. Nulle autre part , je pense , on ne
pourrait trouver des distinctions plus réelles, plus fécondes,
plus importantes à approfondir.
M. Pierre de Cornélius , qui est à la tête du premier groupe,
fait une étude sérieuse d'Albrecht Duerer ; mais il ne s'est pas
abandonné tout entier à son influence , comme les disciples de
Schadow ; et ce n'est pas non plus au divin Pérugin qu'il a eu
recours, comme Overbeck, pour transfigurer son style alle-
mand. Il s'est jeté, il est vrai , aux pieds dun Italien , à l'exem-
ple de ce dernier ; mais c'est à un des coryphées de la renaissance
236 KEVUE DE PARIS,
païenne, c'est à Michel-Ange qu'il a adressé ses hommages.
Vous figurez-vous bien quelle manière a pu produire ralliance
de Michel-Ange et d'Albrechl Duerer? Vous vous effarouchez au
nom de ces deux puissants barbares , et vous redouiez les vio-
lences que leur réunion peut autoriser. Oui, je le sais, ce n'est
pas en sortant des salles du Vatican qu'il serait possible de
conserver son impartialité pour celles que M. de Cornélius a
peintes dans la Glyplolhèque. Cependant il n'est point sans inté-
rêt de voir par quels essais le génie moderne tente de relever
l'art au niveau des autres progrès de notre civilisation.
Je ne veux rien cacher; M. de Cornélius n'a pas un goût assez
épuré pour s'abstenir des incorrections et de l'âpreté de ses mo-
dèles ; la délicatesse ne tempère jamais son ardente recherche de
la force et de la majesté. Élevé à l'école de Dusseldorf, il n'y
étudia point d'une manière réglée; de tous temps, il a fait beau-
coup plus d'efforts de tête que de pinceau. En général, les maî-
tres de Munich peignent peu par eux-mêmes ; mais M. de Cor-
nélius peint moins encore que les autres. Mettant rarement la
main à l'œuvre , il n'a pas ces inspirations que donne la prati-
que, et auxquelles les meilleurs cartons gagnent toujours beau-
coup. Aussi, bien souvent , ce qui n'était peut-être que très-
expressif dans son dessin, est-il devenu grimaçant et grotesque
dans ses i)eintures. Quant à sa couleur, elle suit des fluctuations
plus singulières encore; connaissant peu son pinceau qu'il ne
manie pas souvent , s'il veut donner lui-même à ses élèves le
ton des fresques dont il leur abandonne l'exécution, il les obli-
gera à se modeler tantôt sur la crudité de Jules Romain, tantôt
sur les ombres noires de Caravage , tantôt sur la pâleur du
Guide à son déclin. N'ayant pas de couleur qui lui soit propre,
il n'est ni constant, ni heureux dans les emprunts qu'il en fait ; et
malheurejisement ce n'est pas le seul point de vue sous lequel
on peut dire que rien ne ressemble moins à Cornélius que Cor-
nélius lui-même.
Comment donc, avec un talent si inégal et si peu sur de lui-
même, M. de Cornélius a-t-il acquis une si grande réputation?
Il a pris pour y parvenir le seul moyen qui réussisse aujour-
d'hui. Il s'est fait chef de parti; descendu en Italie après Over-
beck, il s'est mis avec lui à la tète des artistes qui s'efforçaient
d'y restaurer l'art religieux du xive et du xv^ siècle; il s'est
REVUE DE PARIS. 237
distingué par son enthousiasme et par son élrangeté au milieu
de cette invasion germaine qui venait révéler Rome à elle-même.
Son imagination naturellement portée aux effets vigoureux,
s'était attachée à toute la partie somhre et terrible du christia-
nisme, tandis que celle d'Overbeck en préférait au contraire
la douceur, et les angéliques rêveries; ti'ompée parce penchant,
elle en suivit aveuglément toutes les conséquences, jusqu'à ce
qu'elle fût descendue du Campo-Santo de Pise à la chapelle
Sixtine, et de l'admiration d'Orcagna à l'imitation de Michel-
Ange. Ce système, fondé sur des contradictions que M. de Cor-
nélius n'apercevait peut-être pas, lui assura un renom préma-
maturé ; il était célèbre avant que d'avoir rien fait.
C'est ainsi qu'on peut s'expliquer la réputation dont il jouit en
France j elle y est parvenue de Rome , et non de Munich. Aussi
les Bavarois sont-ils quelque peu étonnés, lorsqu'en arrivant
chez eux nous demandons avant toute chose à voir les pein-
tures de Cornélius ; notre empressement est plus vif que l'es-
time qu'ils ont pour cet artiste, et tout en lui rendant une haute
et pleine justice, ils ont de la peine à comprendre que nous
n'ayons appris chez nous à prononcer que ce nom-là. lis sont
habitués à regarder M. de Cornélius comme un homme dont les
idées son poétiques, dont les inventions étonnent, dont les com-
positions sont grandement ordonnées ; mais ils pensent que pour
mériter une suprématie absolue et définitive, il faudrait qu'il
sût exécuter comme il sait penser, et qu'il fût aussi fécond qu'il
est ambitieux.
M. de Cornélius n'a encore achevé à Munich que ses trois
salles de la Glyptolhèque 5 il peint en ce moment léglise Saint-
Louis qui est loin d'ap|)rocher du terme, et qui sera son dernier
ouvrage. Tel est le bagage avec lequel il se présentera à la pos-
térité. Devant cette œuvre^de toute une vie, l'avenir prononcera
sans doute un jugement laconique à sa manière j mais le mien,
qui n'aura peut-être aucun rapport avec celui qu'il portera, ne
saurait être ni si décisif, ni si bref.
Si M. de Cornélius n'est pas un grand peintre, c'est au moins un
grand penseur ; non-seulement sa pensée est forte, mais encore
elle est toute nationale ; il emprunte ses formes, sa couleur, son
dessin à l'Italie ; mais pour ce qui est du fond de son inspiration,
il ne relève que du génie de l'Allemagne. Adopté par la Bavière,
20.
258 REVrE DE PARIS.
il n'a point songé à flatter les passions religieuses ou les systè-
mes politiques de ce pays. Ses compositions sont empreintes d'une
philosophie profonde; mais il n'a pas cherché à mettre la sienne
d'accord avec celle qui règne à Munich. Parce point, il m'a semblé
se séparer de l'école d'Overheck plus violemment encore, que par
le caractère Michelange-^que de son dessin. II m'est apparu, au
milieu des idées ultramontaines de la cour de Bavière, comme
une noble protestation de l'esprit germanique qui, tout en subis-
sant le patronage de l'art italien, s'est réservé pour toute la
partie intellectuelle une indépendance absolue , et un droit
illimité d'examen ; vous allez juger si j'ai tort de rendre hom-
mage à son audace.
Il avait à peindre à la Glyptothèque les trois salles qui for-
ment le fond de l'édilice , et qui sont jetées comme un temps
d'arrêt, entre les sculptures de la Grèce^ et celles de Rome; de
ces trois salles, les deux extrêmes permettaient seules de grands
développements ; celle du milieu n'était à proprement parler
qu'un passage étroit, destiné dans l'économie de l'édifice à cor-
respondre avec la porte qui se trouve dans l'aile opposée , et
à déterminer avec elle l'axe de la construction. Telle était la
donné matérielle; ajoutez, comme accessoire, toutes ces statues
antiques qui peuplent les salles voisines , celles de la Grèce à
droite, plus spécialement consacrées à la mythologie, celles de
Rome à gauche, représentant au contraire beaucoup plus les
grandeurs de l'histoire humaine que les puissances du ciel. Vous
pourrez comprendre , d'après la manière dont Cornélius s'est
emparé de ces faits, quel Ion élevé il porte dans toutes ses com-
positions.
Avec ces trois salles il a composé le poème complet de l'anti-
quité ; dans la première , il a peint les dieux ; dans la dernière,
les héros; dans l'intermédiaire, Prométhée, ce divin fabricateur
de l'homme, formant, pour ainsi dire , la transition entre le
ciel et la terre. Du reste , pour imprimer une unité satisfaisante
à ces trois parties d'un même ensemble, il en a choisi tous les
sujets dans le monde grec : dans la première salle , il a peint la
mythologie grecque; dans la seconde , la genèse grecque; dans
la troisième, l'épopée grecque. Un artiste ordinaire se fût borné
là , croyant avoir fait un assez grand effort de pensée ; mais
Cornélius ne s'est pas contenté d'établir ces liens superficiels
REVUE DE PARIS. â39
entre les trois parties de sa composition ; il a profondément
creusé chacune d'elles , et il y a laissé la trace d'une pliilosophie
pleine de hardiesse.
Quel est le caractère le plus général et le plus sérieux de tous
les mouvements de l'esprit humain depuis trois siècles? C'est
l'insurrection de la terre contre le ciel ; l'humanité tout entière,
renouvelant la révolte des géants , a assiégé le dieu du passé
sur son trône , et a voulu s'y asseoir à sa place. Il s'est trouvé
un philosophe qui a voulu faire la théorie de cette guerre de
titans; ce hardi penseur s'appelait Fichthe. Contemporain de la
révolution française , il en fut 1 expression la plus haute ; tout
concourut en Allemagne pour démentir son œuvre et pour faire
oublier son nom. Cependant son idée qui lui a survécu , et qui
fait encore , à notre insu , le fonds de toutes nos méditations, a
reparu , çà et là , sous la forme de l'art. C'est à elle que se rat-
tache le Prométhée d'Edgar Quinet. C'est à elle aussi que je
rapporterai les peintures de la Glyptothèque.
Le plafond de la salle des dieux est divisé en quatre compar-
timents ; chacun d'eux en plusieurs zones. Sur les quatre zones
supérieures qui forment le centre du plafond , Cornélius a re-
présenté l'Amour présidant aux quatre éléments ; c'est ainsi
qu'il a traduit l'ancienne pensée des Grecs qui attribuaient à
l'Amour l'organisation du chaos ; mais , agrandissant l'idée
païenne , il a personnifié dans l'Amour le génie humain , de
façon à faire naître de celui-ci le monde et les dieux eux-mêmes.
Qu'enseignait Fichthe? Que le moi créait le non-moi. Ne quitta-
t-il pas un jour ses élèves en leur disant : Dans la prochaine
leçon nous créerons Dieu? — Cornélius ne se serait-il point,
par hasard , trouvé dans son auditoire ce jour-là?
En examinant successivement les peintures du plafond , et
celles qui ornent les arcs des murs , nous allons voir la pensée
de l'artiste se développer. Les figures qui décorent le plafond
sont toutes des symboles cosmogoniques; leurs correspondances
sont curieusement établies. Dans le compartiment , qui est placé
vis-à-vis de la fenêtre , on voit d'abord l'Amour sur un dauphin,
qui désigne le principe de l'eau. Une saison correspond à cet
élément, c'est le Printemps; une heure du jour, c'est l'Aurore.
L'histoire de l'Aurore y est composée d'une manière charmante;
d'un côté on la voit qui se lève, précédée de l'étoile matinale et
240 REVUE DE PARIS.
laissant son époux Tilhon et son fils Memnon encore endormis ;
de l'autre côté, elle est à genoux et demande à Jupiter Timmor-
talilé de son amant. Ces deux morceaux, le dernier surtout,
sont d'une beauté d'expression que le déplaisir de leur couleur
violacée n'empêche point de sentir.
Dans le compartiment qui est à droite de celui-là, l'Amour
est peint assis sur l'aigle olympien qui tient la foudre dans ses
serres,- ainsi, par cet emblème, Cornélius a trouvé moyen de
faire planer le génie humain au-dessus de Jupiter lui-même,
et de représenter tout eu'^emble l'amour comme i)rincipe du feu.
C'est la plus ardente saison , et la plus ardente heure du jour
qui correspondent à ce symbole. Apollon conduit le char du
Soleil et préside à l'Été ; à droite et à gauche sont retracées les
principales métamorphoses qui lui sont attribuées, et qui ont
dolé la nature de ses plus belles fleurs.
La division qui est au-dessus de la fenêtre nous offre l'A-
mour avec le paon , qui est le signe de l'air; c'est l'Automne et
le Soir qui forment les accompagnements de ce principe. Le
Soir est représenté par Diane dont le char, traîné par deux
chevreuils , roule parmi des groupes d'amants. Ce morceau est
d'une rare élégance ; à gauche , Diane récompense Endymion ;
à droite, elle se venge d'Acléon.
Sur le quatrième compartiment , l'Amour, jouant avec Cer-
bère , indique la création de la Terre. L'Hiver et la Nuit forment
son cortège. La Nuit tient dans ses bras le Sommeil et la Mort ;
elle est traînée par des hiboux et par les Heures nocturnes. Elle
est flanquée des divinités souterraines qui président au destin
des hommes , et de celles qui leur font sentir les influences oc-
cultes. Toutes ces petites figures du plafond contrastent singu-
lièrement par leurs dimensions, par leur air, par l'école à
laquelle elles appartiennent, avec les grandes images qui cou-
vrent les murailles. Pour tout ce qui est de la forme, un éclec-
tisme aveugle où Michel-Ange et Albrecht Duerer font alliance
avec Jules Romain , telle est la formule de Cornélius.
Les composiiions qui décorent les arcs des murs sont beau-
coup plus importantes ; elles montrent mieux le caractère du
peintre, sa pensée et ses défauts. Elles ne sont qu'au nombre
de trois , le quatrième arc étant occupé par la fenêtre; du reste
elles correspondent avec les coiuparlimeuts du plafond qui
REVUE DE PARIS. -241
viennent aboutir sur leurs lêles. Au-dessous de la Terre et de la
Nuit se trouve l'empire de Pluton ; au-dessous de TEau et de
l'Aurore , celui de Neplune ; au-dessous du Feu el du Soleil ,
celui de Jupiter: c'est la peinture de la Irinité païenne. Mais
voici où l'idée philosophique de l'artisle reparaît avec éclat ; ce
n'est pas Plulon , ce n'est pas Neptune , ce n>st pas Jupiter,
qui forment le centre deces trois grandescomi)Ositions; ce n'est
pas aux dieux, c'est à l'homme lui-même qu'appartiennent le
trône du ciel , celui des mers et celui des enfers. Orphée Iriom-
plianl de l'Érèhe, le chantre Arion enchantant les Néréides,
Hercule conquérant la divinité pour la race humaine , et entrant
dans l'Olympe avec l'appareil d'un vain((ueur, telles sont les
trois scènes par lesquelles Cornélius a représenté la toute puis-
sance de rhumanité en face de l'oi gueil humilié des dieux. Ces
trois compositions mythologiques qui sont le complément des
compositions cosmogoniques du plafond, veulent être examinées
en détail.
C'est à droite de la fenêtre qu'est représenté le règne tran-
quille de Plulon. Une langiieur inexprimable plane sur cette
page ] on y sent à la fois le poids de la Terre , qui pèse sur le
Styx , et le charme de la lyre d'Orphée, qui Ole aux puissances
souterraines le peu d'énergie que la mort leur a laissée. Au
centre, Pluton et Proserpine, placés sur leur siège, écoutent le
poète qui sait les fléchir; à leur gauche . les vieux juges des en-
fers , qui allaient interroger les passagers amenés par Caron,
sentent la parole expirer sur leur bouche , et leur sévère loi
suspendre ses rigueurs; il ne reste plus sur leurs majestueuses
figures que la paix de l'éternelle justice. De l'autre côté du
trône, tous les suppliciés des enfers sont un instant soulagés
par la musique du poëte; Sisyphe oublie son rocher, les Eumé-
nides s'endorment, l'infatigable bras des Danaïdes s'attarde et
demeure suspendu. Il y a dans celte fresque de remarquables
incorrections de dessin , notamment dans la main de l'une des
Danaïdes dont l'attache est tout à fait supprimée; mais l'effet total
est saisissant ; les têtes ont un caractère dur et sévère que nous
n'avons pas Ihabilude de rencontrer dans les tableaux de nos
peintres. La couleur est pâle el incertaine, comme si plusieurs
mains y avaient louché ; mais la distribution de la lumière est
habile. Le trône est enveloppé d'ombre, pour mieux représen-
242 REVUE DE PARIS.
ter la puissance de la mort ; à droite et à gauche on sent la
différence du jour , selon qu'il vient des champs Élysiens ou
des abimes ardents du Tartare.
Dans la seconde composition , je n'aurai guère à faire remar-
quer que le mouvement des Nymphes (jui sortent de l'eau pour
offrir au chantre Arion les perles et les coraux qu'on trouve dans
leurs humides demeures. M. Cornélius a rendu avec beaucoup
de bonheur ces filles aux yeux glauques dont parlent Hésiode
et Homère; il est vrai que, pour en faire un portrait fidèle, il
n'avait qtj'a copier les femmes allemandes. 11 a donné à l'une
d'elles un air de ressemblance 3i\ ce c^iie Europe enlevée , si
originellement peinte par Albrecht Duerer. Toute celte page est
fort animée; mais le mouvement en est peut-être moins joyeux
que grotesque.
Le dernier arc représente l'Olympe fêtant la réception d'Her-
cule; la correspondance de cette composition avec celle des en-
fers est frappante. De chaque côté du trône de Jupiter et de
Junon, les olympiens sont aussi divisés en deux groupes; et,
comme aux enfers, nous avons vu les champs Élysiens d'une
part et le lieu des supplices de l'autre , de même ici nous trou-
verons les dieux matérialistes séparés de ceux qui désignent des
tendances plus élevées. A droite sont Vulcain , Mars, Vénus ,
Cérès, Mercure , Bacchus , les satyres et Silène ivre , qui ter-
minent cette chaîne des apothéoses delà matière; à gauche. Mi-
nerve , Diane, Neptune , Apollon , les Muses et Pan représentent
le spiritalisme de l'Olympe. Hébé verse le nec'ar , non pas à
Jupiter, mais à Hercuie. Il y a plus de froideur que de véritable
noblesse dans celle page ; la couleur en est excessivement mo-
notone ; et , à part la distinction générale des deux fractions
de l'Olympe que j'ai signalée , et qui est bien comprise , les ca-
raclères particuliers ne m'ont semblé que faiblement rendus.
La petite avant-salle, qui sépare la salle des dieux de celle
des héros , ne porte que trois petites peintures de médiocre di-
mension. Toutes les trois sont dessinées par Cornélius ; la pre-
mière spulement a été peinte par lui ; la seconde et la dernière ,
par MM. Schlotlhauer et Zimmermann, ceux de ses élèves qui
l'ont le plus aidé dans ce travail. Elles sont d'aillfurs de si peu
d'importance qu'il m'a été impossible d'y découvrir les diffé-
rences qui dislinfîuent ces trois pinceaux. Je vous ait dit qu'elles
REVUE DE PARIS. 24'
représentent Thisloire de Proméihée. Au plafond , le titan pétrit
la première forme humaine, à laquelle Minerve donne l'àme;
sur les deux murs , d'un côté. Pandore venge les dieux en lais-
sant échapper les fléaux de son urne devani le confiant Épimé-
thée ; de l'autre côté Proméihée est délivré par Hercule. Vous
voyez que la trilogie est complète; elle a son exposition , sa pé-
ripétie et son dénoûment. Observez que les dieux y jouent tou-
jours le rôle secondaire.
La même pensée se poursuit dans la salle des héros qu'on ap-
pelle aussi la salle troyenne , parce qu'elle représente les prin-
cipales actions de la guerre de Troie. Les dieux s'y mêlent aux
hommes ; mais ils semblent leur céder le pas. Au milieu du pla-
fond on voit l'union de Thétys et de Pelée , qui doit donner le
jour à Achille ; les dieux ne sont que les conviés de la noce , et
forment le cadre du tableau. Autour de ce centre sont quatre
petits tableaux peints sur terre verte. Ils représentent les faits
qui précédèrent la guerre, le jugement de Paris, les noces de
Ménélas , l'enlèvement d'Hélène, le sacrifice d'Iphigénie. Huit
tableaux plus grands , rangés au dessous de ceux-ci dans les
courbures de la voûte , sont consacrés aux épisodes dans les-
quels fîgurentles huit héros principaux de Tlliade.
Les peintures capitales de cette salle , ce sont aussi les trois
grandes fresques qui en oinent les murs , et qui sont encadrées
parles arcs de la voûle. Le mouvement de ces luttes héroïques
fait une opposition sensible avec le calme qui règne dans la salle
des dieux. On sent bien aussi Tintenlion de prodiguer une cou-
leur plus vive , plus éclatante et plus énergi(iue ; mais cet effort
ne sert guère qu'à blesser lœil par une impardonnable crudité
de tons. Les stucs et les marbres qui complètent la décoration
de cette salle , paraissent chauds auprès de cette peinture offen-
sante. Les caractères ne sont pas ménagés avec plus de bon-
heur; l'action des membres et l'expression des têtes dégénèrent
souvent en caricature. On s'aperçoit que Michel-Ange est un
modèle dangereux pour M. Cornélius. Mais ce qui est toujours
excessivement remarquable , c'est l'entente du sujet et l'art de
la composition.
La première fresque i-eprésente la colère d'Achille. La scène
est vaste , et renferme plusieurs actions simultanées qui, grâce
à l'habileté de la distribution , ne nuisent pas à riinité. C'est
244 REVUE DE PARIS.
ainsi qu'Homère , en se donnant pour sujet principal la fureur du
fils de Pélée,
a réuni autour de ce motif toute l'histoire de Tère héroïque des
Grecs. M. Cornélius a imité Homère autant qu'il l'a pu faire , et
ce n'est pas assurément l'intelligenee de l'Iliade qui lui a man-
qué. Au centre de son œuvre il a placé Agamemnon et Ménélas ;
ces pasteurs des peuples sont sortis de leur tente dont la char-
pente et le fronton rappellent les lignes fondamentales des
constructions postérieures des Grecs. Chrysès, le prêtre d'Apol-
lon , est venu se jeter aux pieds d'Agamemnon pour lui rede-
mander sa fille ; et déjà l'on voit qu'obtempérant à sa demande,
le roi des rois a fait monter sur une mule Chryséis qui s'apprête
à partir avec son père. Agamemnon veut se dédommager du
sacrifice qu'il fait au prêtre d'Apollon, et ses hérauts enlèvent
Briséis dans la tente d'Achille. Achille, hors de lui , bondit de
rage devant le ravisseur; il tire son épée; mais Minerve
contient sa colère. Tous ces mouvements , fruits de la pas-
sion et de la jeunesse éclatent à la gauche d'Agamemnon ; à
sa droite Nestor et les autres chefs montrent leurs têtes vénéra-
bles ; on lit sur leurs visages la sagesse des conseils <jui tempé-
rèrent les emportements du courage et qui assurèrent le succès
de l'armée ; enfin de ce côté on aperçoit encore dans le lointain,
au milieu de la ligne des vaisseaux dont le camp est formé ,
Chalchas annonçant les motifs de la colère d'Apollon qui venge
par la peste l'injure faite à Ch?ysès son i)rètre ; on sent ainsi ,
derrière Agamemnon, la main et la voix des dieux qui entrent
en partage de sa puissance.
Cette belle composition dans laquelle j'ai retrouvé avec bon-
heur tout le premier chant de l'Iliade, fidèlement rendu par un
dessin souvent plein d'élévation, a le tort impardonnable d'êlre
peinte d'une couleur qui semble appliquée après coup par une
main inhabile à exprimer la pensée de l'inventeur. H semble
voir un pinceau glacé se promener lentement sur les giandes
lignes qui lui ont été tracées , sujjpléer au feu et à l'inspiration
qui lui manquent , par une pénible recherche de Ions vifs ,
rouges et incohérents. Des défauts analogues déparent la page
suivante.
REVUE DE PARIS. âlJJ
Celle-ci retrace un des plus sanglants épisodes de la guerre de
Troie. Patrocle vient d'expirer sous les coups d'Hector ; Ménélas
et Herraion défendent son corps contre le fils de Priam ; les deux
Ajax les secourent. Ces héros , confondus avec les Troyens, à
l'instant décisif du combat , forment une violente mêlée , dont
le dessin exprime assez bien la chaleur et le désordre; on croi-
rait voir certains bas-reliefs antiques dont on aurait exagéré les
proportions pour leur donner une tournure plus héroïque. La
figure d'Achille est jetée au-dessus de toute la bataille avec une
audace infinie; le fils de Pelée est accouru au bruit qui ébranle
la terre et le ciel; poussé par Minerve , il effraye les Troyens
par ses cris, et debout sur le rempart du camp , il semble ,
comme le dieu même de la guerre , suspendu sur la tête des
combattants. Par malheur, tous ces guerriers luttent dans une
ombre noire, dont il est difiicile de comprendre l'intention et
d'excuser la maladresse.
La dernière fresque, qui représente la Destruction de Troie,
est celle qui me paraît prêter le plus à l'éloge et au blâme tout
ensemble. J'ai rarement vu de composition, je ne dirai pas
aussi belle , mais aussi puissante. C'est une de ces images qu'on
n'oublie jamais. Figurez-vous, au centre d'un vaste espace , la
reine Hécube , assise au milieu de sa famille égorgée et de Troie
en cendres, toute l'immense douleur de cette catastrophe se
résume dans sa vieille tète, dont le désespoir s'est changé en
une stupide démence ; au moment suprême , elle a rassemblé
tous ses poussins à ses côtés; mais la mort en a fait le compte
avant elle. Priam est étendu à ses pieds; son cadavre forme la
l)ase de celte lamentable pyramide dont elle est le centre. Cas-
sandre , échevelée, qui prophétise sur les débris de sa famille,
en détermine la pointe. Par la gauche, débordent les Grecs;
Kéoptolème , se dressant sur le cadavre de Priam, tient dans
sa main le fils d'Hector, Asiyanax, qu'il va lancer par delà les
murs ; Andromaque , qui devrait mieux défendre son fils , tombe
sans connaissance aux pieds de celui d'Achille. Ménélas veut
arracher à Hécube sa fille Poiixène, qui jette sur lui un regard plein
delarmeselde colère. Agamemnon lui-même veut se saisir de Cas-
sandre comme d'une proie que le destin lui livre ; mais la pro-
phétesse annonce au vainqueur ses propres désastres sur celui
des vaincus. De ce côté, les autres héros grecs tirent au sort le
3 21
2*^ FitVUt DK I»A,HIS.
Iniliii qu'ils ont si loiifîtPmps atleiidii ; de l'autre côté , Hélène ,
la cause de tant de ruines, dévore ses remords au pied d'une
colonne qui ne la soutiendra pas longtemps; et Énée, qui doit
refaire Ilion sur une autre terre, sauve son père et son fils Asca-
gne de l'embrasement de Troie , dont les tîammes couronnent
ce tableau de désolation.
Donnez cette page à peindre au Tintoret , à Rubens , et peut-
être, de nos jours, à M. E. Dt'lacroix . et vous aurez une œuvre
admirable. Qim le sang coule sur ce mur. que la flamme y brille,
que les yeux s'y fondent en larmes , que le désespoir s'y exhale
en cris sauvages , que tous ces corps frémissent de l'horreur de
la mort, ou de l'ivresse du carnage! et vous verrez quchpie
chose qui vous donnera une de ces sensations terribles, comme
on en reçoit devant le Jugement de Michel-Ange! Mais ici,
tout ce que le peintre sait faire, c'est d'assembler froidement
des conirastes de ton. que l'inspiration seule pourrait fondre,
et dont la science est impuissanle à trouver l'harmonie. Savez-
vous à qui j'ai pensé en voyant cette peinlure guindée et sans
chaleur? A David. Cornélius , lors même qu'il peint les Grecs ,
est sans doule un romantique auprès du peintre des Sabines;
mais il lui ressemble par cette ingrate et continuelle étude de la
couleur que la nature ne lui a point donnée, et par le manque
de vie qui se fait sentir alors même qu'il tente un violent effort
Jjour la saisir. Cornélius a sans doule plus d'imagination; mais
il a bien moins de goût, bien moins de finesse, bien moins de
vrai savoir; il est dans son genre beaucoup moins complet ;
tous sçi labeurs ne le conduiront jamaisà peindre un chef-d'œu-
vre comme le Sacre de Napoléon; et son énergie ne le sauve
pas d un défaut ca|)ital , de la trivialité. Dans cette peinture de
la Destruction de Troie , par exemple, l'expression dégénère
presque toujours en grimare; Néoptolème est d'une taille impos-
sible; son tor-e, que le peinire a voulu faire colossal et élégant
tout ensemble , n'est que ridicule ; Priam est d'une longueur
qui n'est pas mieux proportionnée ; sa figure est celle d'un fou ,
et non pas d'un roi. Hécube , qui a des airs lointains de ressem-
blance avec quelqu'une des sibylles de Michel-Ange, mêle à
l'étrange majesté de son modèle un idiotisme vulgaire que la
démence de sa douleur n'excuse pas ; Cassandre enfin dont la
figure plane admirablement sur toute la page, n'a qu'un raouve-
REVUE DE PARIS. i47
vement écourté et de peu d'effet. En somme, voyez la pensée et
la composition, c'est magnifique; voyez l'exécution, c'est mé-
diocre.
Voilà le seul ouvraj^eque Cornélius ait terminéjusqu'à ce jour.
Lorsque vous entendrez parler de l'a^/ezir des peintures de la
Glyptothèque, vous saurez ce que cela veut dire. C'était la
première {{rande entreprise de ce genre qu'on exécutait à
Munich; et le peujile germani((ue, (jui demande avant tout
qu'on le fasse penser, l'accueillit favorablement. Pour récom-
penser Cornélius, on le chargea de peindre à fresque l'église
Saint-Louis. Quant à lui, il sentit le besoin de se recueillir et de
retremper, dans une nouvelle élude de l'Italie, son talent au(}uel
il avait peut-être appris qu'il ne pouvait pas se fier. Il partit
j)Our Rome; il y a quatre ans qu'il en est revenu. Ce fut une
fêle dont on se souviendra longtemps, que le Jour où il arriva
à Munich; jamais vain(|ueur rentrant dans sa patrie, chargé de
dépouilles opimes, ne reçut une ovation pareille. Le roi aila au-
devant de lui, h la tête de tous les artistes qui se trouvaient dans
la capitale et d'une partie de la population; quand il le rencon-
tra, il le prit dans sa voilure. On s'arrêta dans un faubourg,
sous des treilles qui avaient été préparées; après dîner, le roi
cria : Vive Cornélius! et embrassa son peintre; puis, dans un
délire (jue l'endiousiasme ne produisait pas seul, on fit une en-
trée solennelle dans la ville. Cette ivresse dut paraître d'un bon
augure à Cornélius, qui est un homme trop élevé pour ne pas
avoir de sérieuses inquiétudes du côté de la postérité.
Mais il avait un auire sujet d'espérance et de reconfort ; à
Rome, il n'avait pas perdu son tem|)s ; et pour s'éloigner le
moins possible de Michel-Ange, son maître préféré, il avait eu
l'idée de reproduire le Ju'jenient dernier ^ dans l'église Saint-
Louis. Que Sigalon ait copié le chef-d'œuvre de Buonarotti,
pour l'exposer dans l'école des beaux-arts, cela n'a rien que de
louable ; l'audace du Florentin sera un correctif utile à la timi-
dilé des leçons qu'on donne ordinairement à nos élèves. Mais
concevez-vous l'œuvre de la chapelle Sixtine. commentée, cor-
rigée et annotée par Cornélius à l'usage des Bavarois ! Et c'est
cependant ce qu'on appelle le grand œuvre de Cornélius! Cette
vaste imitation a été, il est vrai, enchâssée dai.s un ensemble de
décoration qui n'a aucun rap[)ort avec les autres œuvres de
348 REVUE DE PARIS.
Michel-Ange ; elle forme à peine le tiers de la composition totale.
Jugez, d'après cela, de Timmensilé des travaux qui sont confiés
aux peintres de Munich.
L'exécution de ce grand œuvre a été enireprise en 1836; elle
n'est pas avancée à moitié, et ne sera probablement pas termi-
née avant trois ans. Les nombreux élèves que l'auteur y emploie
ont commencé son ouvrage par tous les bouts, en sorte qu'il est
fort difficile de juger de 1 ensemble, ni même des détails qui
errent, çà et là, sur de vastes mers de chaux, rari nantes in
gurgite vasto. Cornélius avait eu soin d'exécuter ses carions à
Rome, ayant sous les yeux tous les modèles qu'il voulait repro-
duire ; et ces cartons, exposés à Munich, après son retour, ont
été l'objet d'une grande admiration; mais ils sont aujourd'hui
en lambeaux dans les mains des jeunes gens qui les copient;
aussi m'a-t-il été impossible d'en prendre une idée exacte. Les
livrets en donnent bien une description, mais leur langage est
tellement apocalyptique, qu'il faut renoncer à le comprendre.
Voici tout ce que j'ai |)U savoir :
Cornélius a divisé son grand œuvre en trois motifs, qui cor-
respondent aux trois personnes de la trinilé catholique ; il a
voulu représenter dans Dieu le créateur et le conservateur du
monde, dans Jésus-Christ le sauveur et le juge du monde, dans
le Saint-Esprit le lien universel de TÉglise. Pour exjjrimer celte
pensée théologique, il trouvait dans l'édifice même trois divi-
sions : le chœur, et les deux chapelles latérales. Mais a-t-il
voulu consacrer entièrement chacune de ces irois divisions à
l'un des trois motifs de son ouvrage, ou bien peindre sur les
trois murs les époques différentes de la mission du Christ, et
réserver seulement les coupoles de ses trois compartiments pour
y exprimer sa pensée principale? c'est ce qu'il me serait fort
difficile de dire. J'ai vu l'image du Christ dans le chœur, celles
du Père Éternel et du Saint-Esprit dans les chapelles latérales;
mais on m'a averti qu'il ne fallait pas me fier à ces indications,
et que les nouvelles combinaisons de Cornélius auraient de quoi
confondre la pensée, lorsqu'elles seraient manifestées par l'exé-
cution. Ne cherchons donc pas le mot, avant d'avoir vu l'énigme.
Le jugement dernier, qui est rattaché je ne sais trop comment
à l'idée de la trinilé chrétienne, occupe le fond du chœur. C'est
le morceau capital; c'est aussi le plus avancé. Les détails ne
REVUE DE PARIS. 249
sont pas liés ensemble comme dans l'œuvre de Michel-Ange •
ici, ce n'est pas un certain moment du jugement, c'est l'entas-
sement de tous les épisodes qui le précèdent et le suivent. Michel-
Ange lui seul avait une tête assez forte pour donner de l'unité à
une aussi vaste cohue de formes! La première conséquence des
altérations que M. Cornélius a fait subir à la pensée de l'Italien,
a donc été de la mettre en pièces. Aussi n'a-t-il plus fait du
Christ ce vigoureux lutteur de la chapelle Sixtine, dont le geste
fait tourner autour de lui tous les cercles des anges, des saints
des élus et des damnés 5 il l'a drapé au haut de son ciel dans
une majesté débonnaire, à laquelle on juge bien qu'il a peu de
rapports avec tout ce qui se passe autour de lui. Du reste, dans
les détails de cette grande composition disloquée, j'ai aperçu
des parties fort remarquables. Le groupe des bienheureux passe
à Munich pour la meilleure chose qui soit sortie de l'école de
Cornélius; il est composé de cin<i personnages, deux évéques
deux fidèles et une femme qui s'envolent au ciel; leurs figures
expriment cette sorte de ravissement divin, dont Pérugin a donné
les plus beaux exemples, et qu'Overbeck s'est toujours efforcé
d'imiter; sur celle de la femme j'ai trouvé une teinte de mélan-
colie qui m'a rappelé les têtes poétiques d'Arry Scheffer. Cepen-
dant on fait ici observer que rien ne distingue ces cinq person-
nages, parce qu ils tirent tous également leur sainteté de la
grâce libre de Dieu, ce qui, pour le dire en passant, tient
plutôt à la croyance des protestants qu'au dogme catholique.
Là je retrouve bien Cornélius, tel que je l'ai vu à la Glypto-
thèque, homme de protestation, resté fidèle aux idées du Nord,
malgré ses fréquentes visites en Italie. Voici une pensée qui
trahit la même origine : les anges et les démons sont assimilés
en quelques endroits, et travaillent ensemble à l'exécution des
œuvres de Dieu ; puis encore une autre pensée semblable : un
roi est emporté à travers l'espace par deux démons, et sa chute
forme un des épisodes les plus saillants du tableau. Il est vrai
que le roi de Bavière ne saurait prendre ceci pour une allusion *
car il sera lui-même représenté au bas de la fresque parmi les
vivants qui auront survécu à la destruction de notre espèce et du
globe.
Je suis resté longtemps devant cette œuvre, et j'ai parcouru
dans tous les sens les grands échafaudages qui couvrent l'église,
I.
250 REVUE DE PARIS.
et sur lesquels les é èves de Cornélius sont échelonnés. Que vous
dirai-je? Je suis resté froid et indifférent. Les figures que je
voyais peindre me paraissaient horriblement laides; sur les car-
tons que les élèves reproduisaient , elles ne me semblaient man*
quer ni de caractère ni de tournure. J'ai élé même si étonné de
l'expression de toi vraie et forte qui brille quelquefois dans leurs
traits , qu'il m'a paru impossible qu'elles aient été inventées par
un de nos contemporains ; je pense que , si j'avais vu Florence
et Rome, je pourrais dire peut-être dans quelles chapelles elles
ont été copiées. Mais comment expliquer la différence des car-
tons et des peintures? Hélas! ne le savons-nous pas? penser et
écrire sont deux choses bien différentes. Les cartons sont la
pensée des artistes ; mais la peinture est leur expression. Les
artistes de Munir.h pensent assurément ; mais il ne savent pas
leur langue. Je faisais de tristes réflexions sur ce sujet en des-
cendant de l'échafaudage ; sur la dernière marche , j'ai rencon-
tré Cornélius qui montait à son œuvre , gravement , comme on
va à l'immortalité. J'ai salué son intelligence. De sa personne,
il est petit . porte perruque blonde , si je ne me suis trompé , et
doit avoir cinquante-six ans. Sa figure est ramassée; mais
ses yeux ronds , ses narines ouvertes et une sorte de
lumière qui lui sort de tout le visage , le font ressembler à
quelque personnage symbolique d'Albrecht Duerer. Je me suis
rappelé que j'avais vu cette figure-là, à la Glyplothèque , sur
les épaules du roi des rois, et dans léglise Saint-Louis sous le
triangle mystérieux qui couronne le Père Éternel.
XVII.
l<es Élèves^ cle II* Cornélius» — Peinture de
genre»
M. Pierre de Cornélius a donné l'impulsion première à l'école
de Munich ; d'autres méthodes et d'autres artistes se sont élevés
pour lui disputer son empire. Cependant la protection spéciale
du roi , et la place de pi ésident de l'Académie des beaux-arts
qu'il en a reçue, lui ont conservé une grande influence. Il
groupe donc autour de lui un nombre considérable d'élèves ; et
P.r.VUE DE PARIS. 2r>l
lorsqu'on a voulu encourager par des travaux les jeunes pein-
tres (|iii affluent à Munich . c'est lui qui jusqu'à ce jour a été
chargé de les diriger, el de tracer le plan général de leurs œu-
vres. Parmi les élèves qui se sont fait remarquer à sa suite , je
De cilerai aujourd'hui, comme placé hors de ligne, que M. Cl.
Zimmermann. Cet artiste a Iravaillé à la décoration intérieure
de la résidence royale; il a peint en grande partie les fresques
de la Glyplolhèque . sur les dessins el sous les yeux de son maî-
tre. Son meilleur ouvrage est, selon moi , le plafond de la salle
de bal de l'hôtel du duc Max de birckenfï^ld. Les tigures qu'il y
a tracées, au milieu des arabesques, rappellent sans doute beau-
coup toutes les femmes ailées qui sont sorties des ruines de
Pompéi; mais, loin d'être des copies, elles portent la marque
d'une étude consciencieuse et d'une inspiration délicate. A leur
variété, on dirait que le peintre a voulu personnifier en elles
le génie de la danse de chaque nation ; celle en qui j'ai cru re-
connaître la danse allemande, est. d'un caractère charmant.
C'est en alliant la sévérité de la ligne à la grâce de l'expression
que M. Zimmermann cherche à se distinguer du reste de l'école.
Deux grands travaux ont été entrepris à Munich sous la di-
rection de M. de Cornélius; l'un à la Pinacothèque, l'autre dans
les arcades du jardin de la cour. Le premier est exécuté d'après
les dessins de M. de Cornélius lui-même , par MM. Zimmer-
mann , Gasten et quelques autres. Il est si peu avancé, que je
n'oserais en porter aucun jugement; je me contenterai d'en in-
diquer le sujet. C'est une biographie des peintres les plus célè-
bres des temps modernes; elle doit orner les loges de la Pinaco-
thèque. Sur vingt-cin(| loges, treize seulement sont dessinées;
elles représentent Ihistoire de l'école italienne jusqu à Raphaël.
La première exprime la pensée dominante de 1 école bavaroise,
qui était aussi celle de l'école italienne, l'alliance de la religion
et des aris. La seconde est , pour ainsi dire, une introduction
d'histoire générale du moyen âge , à l'histoire particulière de la
peinture du même terajs. La troisième nous montre Cimabuë,
(|ui apprit des peintres byzantins l'art qu'il enseigna lui-même à
Florence. La quatrième est consacrée au Giotto, qui ouvrit, à
la fin du xiiic siècle, la série des grands artistes religieux. La
cmquième, à Fra Angelico da Fiesole, représentant éminent de
la poésie chrétienne , qui , au commencement du xve siècle ,
25i REVUE DE PARIS.
porta la piété jusqu'à l'exaltation , et voulut être saint avant que
d'être un peintre illustre. La sixième, à Masaccio, qui, vers la
même époque, s'avançait dans la route de l'art au-devant du
Vinci , de Raphaël et de Michel-Ange. La septième, à Pérugin,
qui remplit la seconde moitié du xv« siècle, comme Masaccio
avait occupé la première , et qui fut le dernier effort de Part re-
ligieux. La huitième, à Mantegna , au Ghirlandajo, à Luca Si-
gnorelli, à André del Sarto , qui, avant Raphaël ou de son
temps, s'approchèrent de cette antiquité païenne qui donna au
peintre dTrhin le sceau de son inimitable beauté. La neuvième,
à Léonard de Vinci , le maître par excellence de la renaissance.
La dixième, au Corrége, le plus gracieux et le plus soudain de
ses interprètes. La onzième, à l'école vénitienne, qui, dans le
partage que se faisaient alors les grandes cités de l'Italie , laissa
à Rome l'idéal de la renaissance , et n'en garde guère pour elle
que le matérialisme. La douzième , ù Michel-Ange, pour lequel
M. de Cornélius a prodigué toutes les expressions de son enlhou-
siasme et de sa reconnaissance, et qui n'est peut-être lui-même
que l'expression du matérialisme élevé au sublime, par l'énergie
d'une nature extraordinaire. La treizième enfin, à Raphaël , en
qui les traditions expirantes de l'art religieux se mêlèrent aux
plus belles inspirations du paganisme renaissant, et qui dut à
cette double influence sa perfection sans rivale parmi les mo-
dernes. Chacune de ces loges représente non seulement les traits
principaux de la vie du peintre auquel elle est consacrée , mais
aussi la figure symbolique de son génie et les portraits de ses
élèves. Les douze loges qui restent encore à dessiner seront or-
nées de tableaux relatifs à l'histoire de l'école flamande et de
l'école allemande. Voilà certes un travail dont la pensée seule
mérite les plus grands éloges.
Le second œuvre, confié aux soins de Cornélius, n'a demandé
que sa surveillance; il est entièrement achevé. Destiné à repro-
duire les principaux traits de l'histoire des princes bavarois, il
va sur les brisées des tapisseries historiques de Candid qui or-
nent le palais. Huit siècles se sont écoulés depuis que la maison
de Wittelsbach, aujourd'hui régnante, est en possession de la
Bavière ; remarquez la puissance que les nombres ont dans ce
pays-ci : on a choisi , dans les arcades qui entourent le jardin
situé au nord de la Résidence . seize champs architectoniques ,
REVUE DE PARIS. 253
sur lesquels on a voulu peindre une action de paix et une action
de guerre de chacun des huit siècles de la maison souveraine.
Ces Iresques sont en plein air, comme si l'on avait oublié la dif-
férence qu'il y a entre le climat italien et celui-ci; vis-à-vis des
tableaux, on a placé , sur la courbure des arcades, des figures
allégoriques qui résument le caractère des princes dont les ta-
bleaux opposés célèbrent la vie. Les figures valent mieux que
les tableaux, par l'excellente raison que l'art allemand se prête
plus facilement à la pensée qu'au mouvement. Toutes ces fres-
ques sont du reste la chose la plus choquante que j'aie vue à
Munich. Est-ce le grand air ou une mauvaise préparation qui
leur a donné cette révoltante dureté de tons; la couleur est or-
dinairement nulle dans les œuvres des peintres de Munich , ici
elle est exécrable. N'allez pas croire cependant que ces compo-
sitions soient dénuées de toute espèce de mérite. L'ordonnance
générale est bien entendue ; et sans parler des tètes de caractère
qu'on y trouve toujours , chaque page contient un motif expres-
sif et savant que nos peintres les plas renommés accueilleraient
comme une inspiration céleste. Eu France , on a une exécution
plus habile et plus brillante que celle des artistes bavarois; mais
on y a aussi moins de force dans la pensée, moins de science
dans la conception, moins d'artifice dans l'arrangement.
Ce qu'il y a sans doute de plus remarquable dans ces fre.5ques
c'est qu'elles ont été peintes par des jeunes gens que le renom
de Cornélius et de ses rivaux a attirés à Munich <le tous les
points de l'Allemagne. Indépendamment de M. Zimmermann
MM. Sturmer et Stilke de Berlin, M. Lindenschmilt de Mayence
M. Schilgen d'Osnabruck, M. Éberle de Dusseldorf, M. Hermann
de Dresde, et enfin MM. Forsler, Foliz, Gossen , Schorn, Ru-
ben, ont contribué à ces peintures. M. Kaulbach a aussi donné
quelques-uns des dessins d'après lesquels elles ont été exécutées.
Mais ce n'est pas ici que je parlerai de ce jeune homme, qui a
déjà fait subir une transformation importante à l'école de
Cornélius.
La plupart des artistes que je viens de nommer , composent,
à Munich, une véritable école de genre; et quoiqu'elle n'ait pas
des relations continuellement évidentes avec le slyle de M. de
Cornélius, je ne renverrai pas ailleurs ce qui me reste à en dire.
Ses plus habiles soutiens sont MM. Lindenschmilt, Foltz, Ruben;
2?Î4 REVUE DE PARIS.
à ces noms je joindrai ceux de MM. Neureuther, Neher de
Biberach, Glinck, Schwind, Monlen, Kœgel et Laurent Quaglio,
que je n'ai pas encore cités. La fraternité de ces jeunes artistes
est vraiment admirable; ils dessinent ou peignent tour à tour
les uns pour les autres, et leur manière a les plus intimes rap-
ports de ressemblance. Ce n'est pas , comme vous le pourriez
croire, et ainsi que cela se pratique chez nous , par de petites
toiles qu'ils traduisent leurs idées gracieuses. Ils suivent les
exemples de la grande école, dont ils forment l'appendice; et
c'est aussi la peinlure à fresque qui est leur expression familière.
Comme les troubadours du moyen âge, ils vont de château en
château, de résidence en résidence, laissant à l'aristocratie, qui
seule peut les récompenser, les preuves de leur talent ; commis-
voyageurs de l'art, ils peignent, çàet là, des plafonds, des frises
et des trumeaux, selon leur bonheur ou leur plaisir. Hogen-
schvvangau, château que le prince héréditaire de Bavière a fait
restaurer, aux pieds des Alpes du Tyrol, est la plus charmante
merveille que leurs mains aient ornée.
A Munich, ils se sont surtout signalés dans le palais du roi,
et plus particulièrement dans les appartements de la reine, dont
la décoration se rapproche souvent de la peinture de genre, par
la nature même des sujets, et par la manière dont ils sont trai-
tés. Mais ce qu'il y a de remarquable dans les peintres de genre
de ce pays-ci, c'est que, dans les petites dimensions et dans les
petites idées que la forme de leur art leur prescrit, ils apportent
toujours ce sérieux , cette conscience et cette étude qui ne sont
chez nous que l'apanage des peintres d'histoire; je dirai même
mieux , ils mettent souvent plus de sévérité et plus de pensée
dans leurs pages les plus coquettes, qu'on n'en met en France
dans la plupart des compositions les plus prétentieuses. C'est là
un de leurs principaux caractères ; un autre, qui n'est pas moins
frappant , c'est qu'à la différence des grands maîtres de Mu-
nich, qui sont presque entièrement dénués de couleur, ils ont
au contraire un coloris plein de charme , de lumière et de dou-
ceur.
Ne soyez donc pas surpris si deux de ces peintres de genre ,
MM. Neher et Kœgel, ont exécuté à Munich un des travaux les
plus complets que j'y aie vus. Une des vieilles portes de la ville,
celle qui conduit à l'isar, et qui a gardé le nom de cette rivière.
KEVLt UE l'AKlS. 255
a été restaurée, d'après l'ancien plan, par les ordres du roi ac-
tuel; elle est composée de trois grandes tours, liées ensemble
par des murailles. Sur le mur qui unit les deux premières, les
deux artistes que je viens de nommer ont exécuté une grande
frise, haute de huit pieds et longue de soixante-quinze. On les
avait chargés d'y peindre l'enlrée triomphale de l'Empereur
Louis le Bavarois, qui fut le pic mier artisan de la prosjjériié de
Munich. La disposition de celte fresque est simple; l'empereur,
à cheval , occupe le milieu de la composition ; dev;int lui sont
les cavaliers qui ouvrent la marche, les magistrats, le clergé, la
population qui sortent de la ville pour venir à sa rencontre ; der-
rière lui viennent, sur leurs chevaux, les princes qui forment
son cortège ; de ce côté-ci surtout j'ai remarqué des têtes pleines
de caractère et de fierté. Les chevaux, à l'exception de celui de
l'Empereur, dont les jambes sont gauchement placées, m'ont
paru d'un beau mouvement. La couleur de ce nioiceau est ex-
cellente, pleine d'une chaleureuse clailé qui convient parfaite-
ment au genre de la fresque.
Parmi les jeunes gens qui ont communiqué aux branches ac-
cessoires de l'art l'inspiration générale, il me reste encore à ci-
ter M. Louis Roltraann, qui est le seul paysagiste que j aie
trouvé à Munich. Comprendrait-on en effet que le genre du
paysage fût cultivé dans un p;iys dont la [)lus grande partie est
si monotone et si stérile? Aussi bien nest-ce pas aux sites de la
basse Bavière que M. Rottmann a consacré son pinceau ingé-
nieux. Dans les appartements supérieurs delà résidence royale,
il a peint quelques compositions. Il y a représenlé des paysages
historiques de la Grèce , dans lesquels se trouve retracée une
suite de scènes populaires des anciens Hellènes. Quand on a vu
ces belles pages symboliques oîi Léopold Robert, que nous n'es-
timons pas encore à sa juste valeur, a déposé le sentiment de la
nature et de la vie des principales contrées italiennes, il est fort
difficile d'être satisfait des efforts d'un talent qui n'a que de l'é-
clat et de l'esprit pour vous séduire. Aussi ne vous arréterai-je
pas longtemps devant les scènes pittoresques de M. Rottmann ;
leur conception manque de précision et de grandeur, et on y
chercherait vainement une intime harmonie entre les figures et
les lieux auxquels elles servent d'ornements.
Sous les arcades du jardin de la cour, à côté des fresques his-
256 Ht VUE DE PARIS.
toriques dont je parlais tout à l'heure, M. Rottmann a peint,
toujours à fresque, vingt-huit paysages qui montrent son talent
sous un jour plus favorahle et plus vrai. Ceux-ci sont cependant
moins soignés et moins étudiés 5 mais la manière leste et har-
die dont ils sont jetés leur donne quelquefois un aspect qui sai-
sit comme une belle ébauche. Il y en a dans le nombre , par
exemple ceux qui représentent Florence et Rome, qui sont d'une
négligence détestable j i)lusieurs autres sont d'un goût médio-
cre; mais le château de Trente, le lac de Némi, le golfe de
Baya, les rochers des Cf dopes, le théâtre de Taormina,
Syllaet Charybde, sont des motifs habilement compris et gran-
dement esquissés. N'allez pas croire pourtant que ce soient des
interprétations scrupuleuses de la nature : ce sont des croquis
fantasques qui expriment plutôt la pensée que les formes du
lieu qu'ils veulent reproduire; c'est une idée vivement conçue,
rapidement saisie, hâtivement exécutée, par un procédé qui res-
■ semble beaucoup à ce que nous appelons chic, dans notre pays,
mais plus large, plus intelligent, et quelquefois plus bizarre. La
couleur de ces paysages est encore plus conventionnelle que leur
forme; elle est composée de rassembla^je de trois tons princi-
paux, le bleu, le jaune et le violet, qui sont du reste habilement
nuancés, et qui font un heureux contraste avec les mal adroits
mélanges de couleurs employés i>ar les autres artistes de Mu-
nich. L'effet général est ce quil doit être; c'est de la peinture
qui est bien placée au grand air. Au-dessus de chacune de ces
fresques on lit un distique allemand de la façon du roi. Les sites
qui ont été reproduits sont les points principaux de l'itinéraire
que ce prince a suivi lorsqu'il a parcouru l'Italie. On annonce
que M. Rottmann est chargé de pemdre de la même manière un
voyage en Grèce, dans les arcades que l'on construit actuelle-
ment au fond du jardin de la cour, pour faire suite à celles que
nous venons de parcourir. Le talent de M. Rottmann consiste à
savoir faire des croquis et des abrégés; je ne pense pas qu'il ait
jamais rien à gagner en essayant de dépasser les bornes de ce
genre.
H. FORTOUL.
{La suite à un prochain numéro.)
LES
PENSEURS INCONNUS.
I. — POMY.
Si la critique contemporaine n'est point la plus judicieuse, elle
est au moins la plus active qui ait jamais existé. Depuis dix ans,
elle fouille les bibliothèques et reprend Tanalyse de tout ce qui
s'est imprimé ; elle relit les vieux livres, elle exhume les morts
pour les pendre à son pilori , ou demander leur canonisation ;
elle cherche des gloires à couronner, comme Diogène cherchait
un homme.
Cet empressement a ses inconvénients , sans doute 5 mais, au
fond, ce n'est encore là qu'une des expressions de l'immense dé-
sir qui travaille notre époque; on examine parce qu'on cherche,
on interroge parce qu'on attend. Cette critique si scrutatrice
n'est autre chose que l'attente du siècle. Nous sommes à la se-
conde proposition de tous les syllogismes, voilà pourquoi nous
nous montrons si curieux des conclusions de chacun. Il faut
bien entendre tous les avis quand on n'a point de croyance j
tous les livres méritent d'être discutés, là où il n'y a point un
livre unique qui règle les autres.
Nous sommes seulement surpris que, dans cette grande re-
vue des œuvres de l'intelligence, on se soit uniquement occupé
jusqu'ici de celles que l'impression a rendues publiques. Un livre
3 22
356 REVUE DE PARIS.
peut être sincère, mais il n'est jamais entièrement naïf. La pen»
sée y revêt toujours un costume préparé, et l'art y modifie plus
ou moins l'inspiration. Il n'y a de complètement vraies que les
œuvres composées sans préoccupation du public, pour soi-même
et dans l'isolement; or que d'essais heureux, que de confessions
profondes ou touchantes doivent rester ainsi dans le mystère
de la famille ! que de penseurs qui jettent les méditations de
toute une vie sur quelques feuilles éparses qu'ils emportent au
tombeau !
C'est surtout chez le peuple, nécessairement étranger à toutes
prétentions littéraires , que se trouvent ces hommes ignorés ,
pensant par le seul amour de la pensée, et écrivant par le seul
besoin de l'épanchement. Nous en avons rencontré plusieurs, et
nous avons cru qu'il ne serait point sans intérêt de les faire con-
naître. On pourra ne voir , si l'on veut, dans ce qui va suivre,
qu'une étude critique, et n'en rien conclure en faveur de telle ou
telle idée ; nous donnons les faits, en laissant au lecteur le soin
de tirer les conséquences.
Nous devons le dire pourtant, l'intelligence populaire est en-
core généralement méconnue. On répète que l'activité corpo-
relle et les besoins de l'ouvrier le rendent inhabile aux dévelop-
pements intellectuels, sans songer que le travail abrutit moins
que l'oisiveté, et que Tàme a plus de chances d'élévation dans
les souffrances qu'au milieu des souillures de la satiété. Il y a,
d'ailleurs , des êtres que rien ne peut abattre , que le malheur
n'entame jamais , et qui trouvent dans la vie une incessante ré-
vélation; ces natures privilégiées sont moins rares parmi les
classes laborieuses qu'on ne le pense en général, et l'on se trom-
perait étrangement en croyant les classes inférieures étrangères
aux discussions qui agitent notre époque. Les problèmes d'art,
de philosophie , de politique et de morale y préoccupent aussi
un grand nombre d'intelligences. Nous en citerons une preuve
entre mille.
Il y a quelques années , M. Fugère, graveur, réunissait tous
les samedis soir, ses ouvriers, et après avoir fait l'atelier j dis-
cutait avec eux les questions les plus avancées de la science so-
ciale. Chacun exposait les solutions qu'il avait trouvées dans ses
lectures ou ses méditations , ou cherchait les conditions nor-
males de l'activité humaine sur le terrain du travail ; pour cela,
REVUE DE PARIS. 259
on avait ù peine besoin de se déplacer , la pensée s'exerçait au
même endroit où la main venait d'agir, l'esprit délassait le
corps!... Un jour, Charles Nodier apprit que son voisin le gra-
veur tenait des conférences philosophiques ! Il demanda à être
admis et amena Ballanche : tous deux suivirent, pendant quel-
que temps, avec beaucoup d'intérêt, ces débats, qui furent, mal-
heureusement, interrompus joarort^re. Mais l'habitude les avait
rendus nécessaires aux ouvriers de M. Fugère, qui se transpor-
tèrent à la Société de civilisation^ alors au quai Malaquais, et
oiiM. Azaïs émerveillait l'auditoire par ses improvisations har-
monieuses. Mais les nouveaux venus comprirent bientôt que le
sxstèttie des compensations , en niant linjustice, rendait
l'intelligence complice de toutes les ignominies du hasard. Un
jour que le professeur de science universelle proposait de ré-
pondre aux questions qui pourraient lui être faites, l'un d'eux se
leva, et d'une voix tremblante, la rougeur au front, il présenta
ses objections. Le professeur , embarrassé, balbutia une vague
réponse, et voulut se tirer d'affaire par quelques congratulations
insinuantes ; mais l'homme du peuple ne comprit point cette
tactique oratoire, et reprenant les parole mêmes que M. Azaïs
venait de prononcer :
— Votre système, dit-il, provient du fatalisme; or le fata-
lisme mène à la résignation absolue, et la résignation absolue
engendre la tyrannie ; donc vous professez la tyrannie...
Le professeur répondit qu'il ne cherchait que la vérité , à son
point de vue personnel et indépendamment de ses applications.
Le jeune ouvrier sourit; le système était jugé.
De telles intelligences sont des exceptions sans doute ( dans
quelle classe la supériorité n'est-elle pas une exception ! ), mais
elles sont plus nombreuses qu'on ne le croit. Ceux qui ont lu
la Tnhune des Prolétaires , publiée autrefois par le journal
le Bon Sens, n'ont oublié ni Canneva le tailleur , ni Pimpan-
neau l'homme de peine, ni Savary le cordonnier, ni surtout
Ponty, celte âme si tendre, celte imagination si vive, cette rai-
son si saine et si clémente. Un ami lui avait proposé de l'arra-
cher à sa position.
— « Ne m'en veuillez pas de vous refuser, répondit-il; soyez
tolérant, et laissez-moi le droit de choisir ( puisqu'on ne peut
entièrement y échapper ) le genre d'esclavage le plus doux , le
260 REVUE DE PARIS.
mieux approprié à ma nature et ù mes habitudes ; laissez-moi à
ma place, faire le peu de bien que Dieu attend de moi, dans le
cercle où sa volonté m'a placé. »
Il ne faudrait point croire, toutefois, que ce cœur dévoué soit
sans oscillations et sans profondes tristesses ; mais Ponty, con-
solateur et maître de tant d'autres, a aussi, lui, son maître et
son consolateur. Écoutez plutôt ce passage d'une pièce intitulée
les Truands modernes :
Mais toi , sais-tu pourquoi ma main désespérée
N'ouvre pas sa prison à mon âme ulcérée
Eu rejetant l'enveloppe au néant?...
C'est que mon vieux lion , au regard si limpide ,
Au front large , saint et splendide ,
A l'âme pure , au cœur géant ,
Infiltra dans mon cœur un peu de son fluide.
A force de tendresse il m"a fait croire à Dieu.
Résigné comme un Christ et truand quelque peu ,
Plus fort que moi , fort comme un chêne ,
Vers l'avenir dans ses bras il m'entraîne ;
Son cœur aimant en vain de coups d'ongle est couvert ,
Pour alléger ma lourde chaîne ,
Il me fait voir , au loin , un autre ciel ouvert.
Il m'a dit , ce lion , ma source d'espérances ,
Epuise , Dieu le veut , ta part de nos souffrances ,
Dans l'avenir, Thomme gémira moins ;
D'un océan de maux parcelle imperceptible ,
Notre lot rend incorruptible
L'humanité qui naîtra par les soins
De ce Dieu de bonté qui fit tout perfectible.
Et moi , rempli de foi dansées oracles saints^
Résigné comme lui, patient, je m'éteius
Lentement et Pâme soumise
Au sort affreux qui martyrise
Ces malheureux truands dont je suis commensal.
0 port divin ! terre promise .'
Puis-je payer trop cher ton bonheur idéal?...
Or savez-vous ce que c'est que ce lion?.,. C'est Gauny, le
REVUE DE PARIS. 261
menuisier en bâtiments ! penseur profond et poëte étrange, dont
nous avons à parler longuement,
II. — GAÏÎÎY.
Gauny a trente-trois ans : ouvrier habile et laborieux, il vit
tranquille, avec une vieille parente , donnant à ses rêves tout le
temps qu'il n'est point obligé de donner à son travail. La pente
de son esprit le porte vers un idéalisme mystique ; c'est un son-
geur fougueux, dont les pensées s'égarent le plus souvent dans
les détours dune aspiration infinie. Il en résulte quelque chose
de singulier et de barbare dans son langage, une sorte de dés-
ordre luxuriant auquel il faut s'accoutumer. On sent que la
science et le temps lui manquent pour mieux formuler son in-
spiration. Il ne s'évertue point en combinaisons habiles, quisup-
posent la sérénité^ sa pensée se manifeste sous la forme la plus
nécessaire; ce n'est pas un caprice qui se joue, mais un besoin
qui s'exprime.
Et comment en serait-il autrement : l'ouvrier n'a point le loi-
sir de l'examen : il doit formuler au premier mot et sans préam-
bule ; son esprit est écrasé par le temps comme son corps par
l'espace ; il faut aller au travail ou il faut dormir! Aussi com-
bien de sourds emportements , de sauvages plaintes, quand la
pensée de cet esclavage lui revient!
Que de frissons maudits, que de profondes haines
Se tordent dans nos flancs et sautent dans nos veines ;
Comme la vie est longue et l'avenir moqueur,
Comme l'âme est sinistre, altière et ténébreuse,
Comme la destinée est irritante et creuse,
Au fond d'un atelier qui vous crève le cœur !
Et cependant cette âme est, au fond, douce et aimante, et les
inspirations de la fraternité humaine y font taire bien vite la
colère de l'esclave révolté :
11 faut avec amour, dans notre âme rêveuse,
Espérer l'avenir comme un sol enchanté ;
Il faut neutraliser notre force nerveuse,
22.
262 REVUE DE PARIS.
Et de Jésus prêcher la mâle égalité.
Oh ! comme il serait grand d'amener sur la terre,
Avec nos droits conquis, la paix qui désaltère
Des brûlures du sort, de la soif des combats,
Et de rendre au sommeil nos effrayants débats.
Un jour, Gauny fit la rencontre d'un de ces hommes dont la
vie entière est une longue série de catastrophes et d'agitations.
Les mille drames qui s'étaient passés dans l'imagination de l'ou-
vrier avaient été réalisés dans les actions du matelot, de telle
sorte qu'à les entendre , il eût été difficile de déclarer lequel
avait le plus vécu, ou du premier , qui n'avait pu que deviner la
vie , ou du second , qui n'avait su que la subir. Ce contact, qui
ne dura que quelques heures, fut un grand événement pour
Gauny. Il chercha plus tard à raconter les étranges et innom-
brables impressions qu'il avait éprouvées dans ce rapproche-
ment , et il en résulta une œuvre en dehors de toutes les habi-
tudes littéraires et de toutes les conventions. C'est une divaga-
tion féconde, un égarement qui mène à mille découvertes
imprévues. Le style rappelle celui de l'Allemand Borne j c'est la
même originalité et la même profusion , mais avec plus d'élan.
La scène se passe au cabaret, et jamais, certes, la poésie d'une
ivresse tempérée ne fut plus richement révélée. Quant aux dé-
fauts, ils sont ce qu'ils doivent être dans une inspiration subite
et sans règle. La spontanéité a des avantages que rien ne sau-
rait remplacer , mais qui ne peuvent tenir lieu des bienfaits de
la réflexion. Gauny ne se livre à la composition qu'au moment
de l'enthousiasme; alors sa pensée éclate, mais ses éruptions
sont comme celles des volcans, sans régularité , sans direction.
Elles ont la confusion d'un rêve, la rapidité d'un cri ; c'est l'in-
stinct sans l'art. Gauny ne connaît aucun de ces mystères du
style qui tiennent lieu d'idées à tant d'écrivains. N'ayant ni le
loisir, ni l'envie d'apprendre une langue , il s'en est créé une
comme les enfants ; et si on peut accuser cette langue de bi-
zarrerie, on ne peut du moins lui contester la richesse et l'origi-
nalité. On trouve même, à la longue, je ne sais quel charme à
cette accumulation d'attributs splendides, à cette confusion du-
propre et du figuré dans lesquelles il se complaît. Son style res-
REVUE DE PARIS. 263
semble à ces palais de fées où les murs parlent et où les âmes
sont visibles.
Son poëme ( si Ton peut donner ce nom à l'œuvre singulière
dont nous avons parlé) commence par une invocation toute ho-
mérique, au vénérable raisin dont il compare les gouttes som-
bres a àe petites tempêtes rouges qui agitent nos destinées. Les
récits du matelot réveillent en lui Vesprit des agitations. Tan-
tôt il croit voir les forêts de palmiers et les savanes primi-
tives où les baiides de buffles se plongent avec emportement
et s'amoindrissent au loin dans les clairs de lune ; tantôt il
entend le vent des bois passant à travers les fentes des ro-
ches herbeuses; puis, tout à coup une triste émotion s'éveille.
Il repousse les images suaves qu'il a conquises j il se replie sur
lui-même.
« Mais ici c'est comme là bas : l'âme se recueille dans son
crépuscule douloureux : le souvenir et le délire nous accostent,
nous obsèdent de leurs égales éloquences, et les voix char-
mantes de ces deux anges couvrent les réclamations de l'ac-
tualité....
» Chers démons de nos sentiers noirs, quand je me penche sur
le miroir cramoisi qui dort au fond du verre, je vous vois bon-
dir et m'appeler.
o Quelquefois une énergie intérieure me fait courir à la ren-
contre du beau; je veux, dans ces moments, trouver à l'exis-
tence des patries idéales où je puisse me prendre d'amour pour
ce qui devrait être le réel ! Oh ! anges adorables de nos
rêves , donnez-nous l'absolu ! »
Et si, pendant qu'il s'abandonne à ces vagues aspirations , le
matelot veut reprendre son récit, il l'interrompt brusquement et
s'écrie :
« Vieux matelot, assez de grains comme cela , et de vent qui
pleure dans les cordages, et de tes obéissances de brute ! Oh!
si jamais je m'aplatissais devant une volonté despotique, que
la honte enfonce sa dartre rouge jusqu'à mes os ! Tiens, j'aime
mieux ton pèlerinage à Notre-Dame-de-Bon-Secours , tête et
])iedsnus! C'est au moins une reconnaissance instructive et
fièrement candide... quand on croit! — iXotre-Dame-de-Bon-
Secours ! C'est un beau nom ! j'aimerais mieux pourtant Notre-
264 REVUE DE PARIS.
Dame-de-Limoux, ou Notre-Dame-de-la-Garde, ou Notre-Dame-
de-rÉpine. J'affectionne les choses à cause de leurs noms. C'est,
sans doute, encore une ruse de plus dans mon existence de vi-
sionnaire. Mais un beau nom! cela jette un cercle radieux à
l'être qui en est couronné, au paysage qui le porte ! Les choses
illustres ont toujours pour enseigne de somptueuses syllabes
qui se drapent admirablement. »
Comme on le voit, rien ne se suit dans ces divagations opu-
lentes ; le poëte s'abandonne à sa rêverie comme à un fleuve ,
qui lui fait changer à chaque instant de flot et de rivage.
Les réminiscences sont , du reste, visibles en plus d'un en-
droit. Il ne faut point croire, eu effet, que le souvenir littéraire
ne joue aucun rôle dans les compositions de Gauny ; Gauny a
aussi son érudition. Chez les ouvriers qui cultivent leur intelli-
gence, le goût de la lecture précède de beaucoup le désir d'ex-
primer leurs propres idées. Telle est, du reste, la marche né-
cessaire et naturelle de tout esprit qui s'étudie lui-même. Il cher-
che, dans ce que les autres ont écrit, les mouvements intimes
de son être, et s'il ne trouve point qu'on les ait entièrement ré-
vélés, il sentie besoin de compléter cette révélation. Nous avons
connu des ouvriers qui avaient dévoré desbibliothèques entières.
Comment? Nous l'ignorons; la chose était invraisemblable,
mais elle était. On ne s'étonnera donc point si Gauny a lu les
philosophes, les romanciers, les poètes j s'il se les rappelle et s'il
leur parle quelquefois.
« Viens , Byron, fais-moi planer comme un vautour sur les
précipices de tes pensées; Obermann, tu me dois tes douleurs!
Faust, ouvre ton revoir, que j'entende ces colères sans frein
dans lesquelles l'âme se vend au mal à force de sagesse. 0 vieil
Alighieri, créateur d'enfers abondants, fais-les passer dans mes
contraintes ; j'en aurai davantage le saint orgueil d'être utile-
ment mutilé ! 0 vous tous, concepteurs terribles, que je vous
aime ! Je ne puis m'expliquer les émotions chaleureuses et bé-
nies qui frottent mon sein quand une puissance idéale me trans-
porte dans vos créations. Je vous comprends comme vous
aimiez à vous comprendre vous-mêmes quand vous vouliez souf-
frir. 0 mes sublimes ! montrez-moi vos plus occultes renonce-
ments. J'irai m'asseoir près la chaire de vos grands soliloques ,
je les étudierai avec mes pensées doubles, avec mes raille dé-
REVUE DE PARIS. 265
sirs ; je me déracinerai de mon égoïste contemplation de toute
chose pour me donner à vous , pour me sentir penser en vous
seuls. »
Et un peu plus loin :
« Pour traduire mot à mot toutes les grandes bontés qui pas-
sent souvent dansPàme humaine, il faudrait d'affectueux loisirs,-
mais les crucitiés n'en ont pas ! — C'est dans cet état que le
soir est sacré, que la nuit est onctueuse ! La lèle se penche avi-
dement sur les pages bibliques -, la pensée s'ensevelit dans Vimi-
tation où des échos de grandeur incommensurable et de sim-
plicité profonde se confondent en s'harmonisant. »
On pourrait penser, d'après cette religieuse expansion , que
Gauny n'est qu'un quiétiste rêveur, amoureux avant tout du
calme qui laisse à la méditation toute sa liberté; mais il n'en est
rien ! Gauny comprend que notre siècle est un siècle d'action ;
il sait que chaque homme doit prendre part au combat, que le
dévouement et le sacrifice sont les deux grands principes du de-
voir. Aussi gourmande-t-il ces honnêtes gens dont l'égoïsme
rangé veut se faire passer pour vertu :
«' Savez-vous bien , vous autres quakers d'une chasteté pol-
tronne, savez-vous bien que votre raison est un grand malheur,
et que vos bonnes mœurs ne sont que des effrois d'expérience ,
la lâche répétition d'un va et vient imbécile. Allez, vous n'êtes
pas des sondeurs de souffrance ; vous n'osez pas ! Vous vous traî-
nez en froids squelettes ajustés, goupillés, lustrés, mais morts,
devant les emportements studieux de nos conditions d'expéri-
mentateurs ! — S'arranger commodément, c'est gâcher sa vie!"
Oui, caria vie n'est pas seulement une réalité qu'on exploite,
une chose qu'on immobilise au profit de la sensation ou de l'ex-
tase; la vie normale, c'est la vie active, progressante, insatiable.
L'égoïsme borne incessamment la sphère de l'existence , tandis
que le besoin de mouvement agrandit sans cesse le domaine de
notre activité.
Tout ce que nous avons cité jusqu'ici est extrait de ce poëme
psychologique dont une conversation a fourni le sujet et les in-
cidents. Le matelot déroule sa vie aventureuse à l'ouvrier médi-
tatif qui, en échange, lui révèle les splendeurs de sa rêverie. On
sent qu'une pareille œuvre échappe à l'analyse. Tout devient
pour Gauny une occasion d'élan poétique et d'interruptions : le
266 REVUE DE PARIS.
vin qui taclie la table où il boit, la pluie qui tombe, le rayon
de soleil qui perce le nuage, le chien qui aboie sur les traces du
passant.
a Ici Varner l'effréné.. . C'est un boule-dogue révolutionnaire,
un indépendant qui ne veut pas me suivre, mais s'accommode
à merveille de mon humeur locomotive, en prenant, loin de
moi, le même chemin. Quand nous aimons le chien , son in-
stinct se fait l'amant de notre raison. Mon dogue, c'est une
sorte d'HamIet animal 5 il hurle dans son sommeil , il soupire en
me caressant! C'est sans doute qu'il aperçoit un fantôme flotter
dans mes yeux! Et moi, si je pouvais voir à travers son œil
vert et brun !....»
On a pu voir percer dans la plupart des citations que nous
avons données le sentiment amer que fait éprouver à Gauny la
misère du peuple, et avec quelle ardeur il rêve pour lui des loi-
sirs, des moyens de réussite, une justice et un respect qui lui
sont trop souvent refusés. Nous aurions voulu donner i^ une
lettre écrite par lui, dans laquelle il confesse, avec une admi-
rable énergie, ses douleurs et ses espérances j mais le cadre que
nous nous sommes imposé ne nous le permet pas. Nous avons
déjà cité quelques vers de Gauny qui prouvent avec quelle puis-
sance il maîtrise le rhythme poétique, nous trouvons dans ses
Remembrances une strophe qui nous paraît d'autant plus belle
que la propriété de l'expression s'y joint à la grandeur de l'image,
ce qui est rare chez lui.
Plutôt que de ployer, cassons-nous comme un chêne
Qu'un orage fendit de son geste d'airain ,
Mais qui, puissant et fier sous le vent qui Tenchaîne,
Barre eacor le ravin .'
Il y a dans certains poètes une tendance à diviniser la matière
qui nous a toujours semblé ravalante. 11 ne faut point oublier
que la nature extérieure n'est visible qu'à travers notre âme,
que son existence est pour ainsi dire en nous. La poésie n'a d'au-
tre mission que de signaler les rapports qui existent entre la
création et notre être , c'est-à-dire entre l'apparence des choses
et leur principe. 11 est facile de voir comment Gauny comprend
et aime 1^ nature en l'entendant la chanter.
REVUE DE PARIS. 2G7
Je voudrais dans la nue
M'envoler ;
Dans la grotte inconnue
M'isoler ;
N'être plus qu'un bruit tendre,
Qu'un zéphir ;
ISe chanter et n'entendre
Qu'un soupir .'
O désert I dans les bois
Peuplés de mélodies ;
0 voûtes arrondies
Où chantent tant de voix. !
0 nature adorable ,
Répands sur nos destins ,
Comme au long des chemins,
Ta splendeur ineffable I
S'égarer c'est jouir.
L'esprit, dans les mystères
Des forêts solitaires,
Aime à s'épanouir. ..
Oh ! c'est bien là qu'on nage
Dans les rêves du ciel ;
C'est le pèlerinage
D'un désir éternel !
Oh ! l'excellente chose
Que de rêver toujours
En respirant ses jours
Comme une jeune rose!
Tel est Ganny le menuisier : nous nous sommes laissé entraîner
à parler de lui longuement , et cependant que de choses reste-
raient encore à dire !... mais nous nous arrêtons j ce n'est pas le
seul penseur inconnu que nous ayons rencontré, et nous avons
promis plus d'un exemple.
III. — JULES MERCIER.
Avant qu'un heureux hasard nous eût fait connaître les eu-
268 REVUE DE PARIS.
rieuses compositions deGanny, nous avions déjà été témoin des
efforts d'un esprit également actif, quoique inférieur en puis-
sance : Jules Mercier était aussi un enfant du peuple. Les plus
grossiers éléments d'instruction lui avaient été refusés. A dix-
huit ans il savait à peine lire et ne formait qu'au hasard quel-
ques lettre majuscules, dont il signait son nom. Cependant il
éprouvait un besoin impérieux d'imprimer aux mouvements
indistincts de son entendement une forme qui leur appartînt. Il
acheva d'apprendre à écrire, et se mit à composer, sans règles ,
sans suite, sans connaissance, les récits de ses confuses impres-
sions. Plein de confiance dans la destinée, parce qu'il la croyait
juste, il avait partagé la vie en trois phases : la peine, la ré-
signation, le bonheur. La peine, c'était le passé; la résignation,
le présent ; le bonheur, l'avenir. Résumé naïf de toute philoso-
phie humaine ; car qu'est-ce que le bonheur, pour tous, sinon
quelque chose qui n'est pas encore?...
Jules Mercier n'avait pas de profession! c'était une de ces
existences incompréhensibles dont Paris fourmille , un de ces
êtres qui n'ont jamais assez de protection sociale pour acquérir
les moyens et les habitudes du travail ; espèce de sombres Figa-
ros que l'égoïsme berce d'espoir et brise de déceptions , qui
effleurent tout, et à qui la misère défend de tout approfondir.
Comment la poésie peut-elle s'éveiller dans ces organisations
que torturent non des douleur abstraites et inspiratrices, mais
le froid, la honte, la faim, tout ce qui rend l'homme féroce ou
insensé ? Qui peut le dire?.... Toujours est-il que Jules Mercier
devint poëte.
A force de travail il réussit à rendre sans peine , sous une
forme cadencée , les préoccupations qui l'obsédaient. Il avait
(ce qui est le caractère distinctif de la littérature populaire) une
spontanéité constante, une expansion chaude et rapide. Un jour il
fit, sans reprendre haleine, deux vaudevilles destinés au théâtre
du Petit-Lazary, et que M. Frénoy, directeur, lui payait à raison
de cinq francs pièce !
Le saint-simonisme vint rallumer les espérances mourantes
de Mercier. La théorie attrayante des nouveaux apôtres léclat
de leur utopie , la grandeur même de leurs erreurs, tout était
fait pour captiver une imagination impressionnable, et d'au-
tant plus avide de mouvements que le présent lui était plus dou-
REVUE DE PARIS. 269
loureux : puis , il y avait dans quelques disciples une telle foi ,
qu'il était difficile de n'en point sentir la contagion. Ajoutons
que le saint-simonisme avait un côté révolutionnaire «jui devait
servir d'amorce à toute intelligence plébéienne qu'aucune for-
mule n'avait pu satisfaire encore. Jules Mercier n'échappa point
à son influence , et ce fut alors qu'il composa , en l'honneur des
disciples de Bazard et d'Enfantin, ces chants, dont quelques-
uns sont restés populaire dans les ateliers :
Peuple, on va fonder la noblesse
Sur le mérite et le travail ;
La roture, c'est la paresse î
Gloire.' conduis leur gouvernail.
Des penseurs augmente le nombre,
Femme ; que dans l'immensité
II ne reste plus assez d'ombre
Pour cacher une vérité.
Du reste , les sympathies personnelles de Jules Mercier per-
cent dans ses vers. Il est toujours saint-siraonien , au point de
vue de son origine, et ce n'est qu'en parlant pour le peuple
qu'il trouve de nobles et vigoureuses inspirations.
Je ne menace pas, mais je veux de ma main
Forcer la vôtre à sonder sa blessure.
Je veux qu'en m'écoutant, votre cœur plus humain
Songe aux maux que par vous et pour vous il endure.
Je ne menace pas, je le répète encor,
Mais je l'ai vu si grand, que je crains sa colère ;
Je Tai vu, triomphant, promener sa misère
Dans vos palais moqueurs, brillants de marbre et d'or.
Et, généreux pourtant, pour prix de ses conquêtes
Que voulait-il? Vos biens ?... Non, quelques pauvres lois,
Lui qui, pour secouer sa vermine et ses rois.
De son pied de géant pouvait broyer vos têtes.
Certes, c'est là delà poésie et de la plus élevée; malheureu-
sement les nouvelles croyances auxquelles Jlercier s'était ratta-
ché durèrent peu, et furent suivies de déseuchantements amers.
Cette arche, qui portait l'espérance d'une société nouvelle, s'en-
3 23
iJO REVUE DE lURlS.
gloutit sous ses yeux; il essaya encore de vivre , mais à chaque
pas ses rêves devenaient plus sombres. Ceux qu'il avait vus
longtemps les yeux tournés vers l'avenir avec enlhousiasrae ,
étaient redescendus dans le présent , et ne se rappelaient plus
leurs espérances. La misère vint se joindre au découragement;
Mercier succomba à tant d'ennemis. Le 27 juin 1834, il n'était
plus !
Quelques années avaient suflS pour dégoûter de la terre cette
âme d'élite ! Nous avons dit qu'à dix-huit ans il lisait à peine ; à
vingt-deux, il avait été poëte et n'existait plus. Quelques jours
après sa mort, un journal parlait froidement de ce dénoûment
lugubre, et adressait une sévère remontrance aux mâmes du
poète ! comme si la logique guérissait du désespoir !
ÉlIILE SOUVSSTRE.
HISTOIRE
DE LA FAMILLE.
liE PERE*
I.
Les publicistes et les philosophes qui ont traité avec plus ou
moins de réflexion et de profondeur de ce qui touche la famille,
l'ont à peu près unanimement considérée comme un fait qui a
toujours eu le même fond et la même forme , dans tous les
temps et dans tous les lieux , comme un fait identique à lui-
même de sa nature, parfait et accompli dès le premier moment
de sa formation , et n'ayant rien embrassé, soit en plus , soit en
moins , au commencement ou à la fin de sa durée. Ils ont paru
croire que, lorsqu'on avait dit « la famille, » on avait tout dit,
et que ce mot contenait les mêmes idées et les mêmes principes
parmi toute nation, en Orient et en Occident, chez les Juifs ,
chez les Grecs , chez les Romains , avant ou après l'établisse-
ment du christianisme. A notre avis , celte opinion est au moins
un préjugé j car elle affirme ce qui est précisément la question
272 REVUE DE PARIS.
elle-même, à savoir si la famille est ou n'est pas un fait qui se
modifie jamais , et ceux qui la professent répondent ainsi au
problème par le problème.
Le jurisconsulte Ulpien, qui vivait sous Tempereur Alexandre
Sévère, a donné , au livre h^ sur l'Édit des édiles curules , une
définition de la famille, aux termes de laquelle la famille com-
prend d'abord le père , et puis tout ce qui relève de l'autorité
du père, c'est-à-dire l'épouse , les enfants, les esclaves , et, à
quelques égards, les affranchis. Celte définition , qui est con-
forme aux principes généraux des lois romaines , est un pre-
mier pas, quoique fort timide , vers une étude approfondie de
la famille; car elle fait comprendre que la famille n'est pas un
fait simple , puisqu'elle détaille ses éléments. Or dès que l'ana-
lyse peut se frayer une petite entrée dans les questions , elle y
pénètre sous les coups de la logique , comme un coin sous les
coups du marteau. Une fois donc établi que la famille est la
réunion de l'épouse , du fils et de l'esclave , sous l'autorité du
père , on est entraîné à se demander si cette autorité a toujours
pesé de la même manière sur l'esclave , sur le fils et sur l'é-
pouse ; et lorsque , par le témoignage unanime des législations
anciennes et modernes , il est prouvé que l'autorité du père sur
l'épouse , sur le fils et sur l'esclave a subi , pour la forme et
pour le fond , des variations et des métamorphoses diverses , on
est amené à conclure, contrairement à l'opinion commune,
que la famille n'est pas un fait immuable de sa nature, puisque
les éléments dont elle se compose subissent de nombreuses et
de profondes modifications.
La famille éprouve donc des altérations successives dans les
éléments qui la constituent : donc elle a une histoire. Cette
histoire se compose naturellement du récit de toutes les altéra-
tions que subit l'autorité du père, dans ses rapports avec l'é-
pouse, avec le fils et avec l'esclave. C'est ce récit que nous allons
essayer. Si nous étions capable de nous tenir quelque peu à la
hauteur d'un pareil sujet, ce serait un tableau digne d'attirer et
de frapper l'attention des hommes. On y verrait le père , ce
a prince de la famille, » comme l'appelle Gaïus au seizième
livre sur l'Édit provincial, régnant d'abord en maître absolu
sur l'épouse, sur le fils et sur l'esclave; et puis, tombant
peu à peu du faîte de cette puissance , chassé de son tribunal
REVUE DE PARIS. 273
domestique, du haut duquel il jugeait souverainement sa mai-
son , traîné devant le juge par ses anciens sujets devenus ses
égaux 5 par sou fils, qui se marie contre sou autorité; par sa
femme, qui se sépare de lui malgré le mariage; par son esclave,
aujourd'hui libre et citoyen , qui lui vend son travail et qui lui
marchande son salaire.
L'histoire de la famille se divise ainsi naturellement en quatre
parties; la première comprend l'exposé de la domination du père
sur la personne et sur les biens de l'épouse , du fils et de l'es-
clave, et les trois autres comprennent la chute de cette domi-
nation, par la naissance de la personnalité morale et de la capa-
cité civile que l'épouse, le fils et l'esclave acquièrent de siècle
en siècle sous le toit du mari, du père et du maître. Toutefois ,
la formation de la personnalité civile de l'esclave servant , dans
nos idées, de centre et de point de départ à l'établissement des
institutions féodales , nous croyons pouvoir , en raison de son
étendue, la traiter en dehors de la famille. Nous ajouterons au
développement des métamorphoses de celle-ci un chapitre qui
fait partie intégrante de sa constitution pleine et entière, c'est
l'histoire du bâtard. Les législations antérieures au christianisme
admettant deux sortes de mères, l'épouse et la concubine, pro-
duisaient naturellement deux espèces de fils. Les quatre parties
de l'histoire de la famille, déduction faite de lesclave, dont la
vie civile sera racontée ailleurs, se trouvent donc ainsi distribuées :
histoire du père, histoire de la mère , histoire de l'aîné , histoire
du bâtard.
Avant d'être père , l'homme est époux. Son autorité sur la
femme est donc chronologiquement antérieure à son autorité
sur les enfants. C'est pour cela qu'elle veut être exposée la pre-
mière.
Nous avons montré ailleurs, preuves en main, comment,
dès l'entrée des temps historiques, le mariage avait été origi-
nairement, parmi tous les peuples de l'Occident , un achat de la
femme par le mari. Nous avons cité la Bible, Homère, Xénophon,
Virgile. Nous montrerons plus loin, dans le courant de ce tra-
vail, que le mariage par l'achat de la femme se retrouve, à la
chute de l'empire romain , parmi les nations barbares qui l'en-
vahissent, et nous citerons Tacite et la loi des Saxons. Ce point-là
est donc entièfement établi et vidé pour nous ; nous n'y revien-
274 REVUE DE PAKIS.
drons pas. Seulement, après avoir avancé et prouvé le fait, nous
allons examiner et déduire les développements sociaux qu'il a
reçus ; après avoir dit que le mari achetait sa femme, nous allons
dire comment il la traitait. On verra que l'histoire explique la
législation, et que la législation prouve l'histoire.
Le jurisconsulte Gains, qui écrivait vers la fin du règne d'An-
tonin le Pieux , ou vers le commencement du règne de Marc-
Aurèle, c'est-à-dire vers l'année 161 de l'ère vulgaire, et qui
était l'undeces grands juristes dont Justinien a fait disparaître
les ouvrages, en transportant dans le Digeste, publié en 533,
tous leurs principes encore en vigueur au vi^ siècle, rapporte
au livre le^ de ses Institutes , un principe de jurisprudence
encore adopté de son temps, duquel il résulte que la femme
était , dans la famille , à l'égard de son mari , dans une position
d'esclave à maître. « Ceux qui sont in rnancipio, dit-il, sont
considérés comme esclaves. » Or la femme était, comme dit le
droit romain, in mancipio, ou in manu^ à l'égard de son mari,
du moins à l'époque où écrivait Gains, et à plus forte raison
durant les époques antérieures, puisque le mouvement moral
qu'on appelle civilisation a eu pour but de lui créer une person-
nalité et des droits dans la famille. C'est Gaïus qui dit encore,
au commencement du troisième livre des Institutes^ que la
femme était in manu, par rapporta son mari. Ce passage se
trouve en outre rapporté et confirmé dans un recueil fort
célèbre parmi les juristes, intitulé Conférence des lois romaines
et mosaïques, lequel passe pour avoir été composé sous
Théodose le Jeune, c'est-à-dire entre 408 et 455. Pierre Pithou
fait quelques conjectures qui placeraient ce recueil après le
quinzième consulat de Théodose le Jeune, fixé par les fastes
consulaires à l'année 435.
Donc, jusqu'à Théodose le Jeune, la femme était encore dans
la famille, par tout l'empire romain, c'est-à-dire par tout
l'Occident, sous l'autorité du père, de la même manière que
l'esclave. Nous nous bornons, pour ce fait, au témoignage de
Gaïus, parce qu'il résume exactement tout le droit romain
relatif à la femme, avantla réforme de Justinien.
C'était par le mariage que la femme, dans rancienne famille,
tombait ainsi in manu, c'est à dire au pouvoir du mari. Et
ici, il faut observer que tout mariage ne produisait pas de
REVUE DE PARIS. 275
pareils effets. Servi US, un célèbre commentateur de Virgile,
qui vivait au iv^ siècle, mentionne, dans le commentaire sur le
premier livre des Géorgiques, trois sortes de mariages qui
réduisaient la femme in manu ; ces trois mariages portent, dans
la jurisprudence romaine, le nom de Usage, Confarréation et
Achat, Nous allons les expliquer brièvement tous les trois,
d'après Servius , nous réservant de faire voir, dans l'histoire de
la mère, que la vérité historique voudrait peut-être qu'ils fussent
nommés dans un ordre absolument contraire, pour répondre à
l'ordre de leur institution.
Le mariage par Vusage était celui qui intervenait entre un
homme et une femme, citoyens romains, par ce seul fait qu'ils
avaient habité ensemble pendant une année, sans que la femme
se fût absentée trois nuits consécutives. Cette absence de trois
nuits interrompait la prescription, et empêchait qu'il y eût
mariage.
Le mariage par la confarréation était tiré du droit canon des
païens, et s'était originairement pratiqué pour le mariage de
cet ordre de prêtres qu'on appelait flamines. Le mot de confar-
réation venait d'un gâteau d'orge employé dans la cérémonie, et
qu'on appelait far en latin.
Le mariage par achat était cette union primitive de l'homme
et de la femme , que nous avons mentionnée plus haut , et dans
laquelle l'homme achetait véritablement la femme à son père.
Par la suite des temps, l'achat réel disparut, et il n'en resta plus
que le symbole, c'est-à-dire la balance et quelques pièces de
monnaie , avec lesquelles , du temps même de Cicérou, le mari
faisait semblant d'acheter sa femme.
Voilà les trois formes de mariage qui, dans l'ancienne famille,
faisaient tomber la femme in manu, à l'égafd de son mari;
nous dirons ailleurs comment ces trois formes disparurent, et,
avec elles, les effets civils qu'elles entraînaient.
Le droit d'un mari sur une femme qui était à son égard in
wmwi^, allait, dans l'ancienne famille , jusqu'à la mort sans
jugement, dans le cas d'adultère , et , chose fort étrange pour
nous, dans le cas où elle avait bu du vin. Ce double fait était
consigné dans un discours de Caton l'ancien sur la dot , dont
Aulu-Gelle a conservé un court fragment au vingt-troisième
chapitre du dixième livre des y^iils attiques. Une novelle de
276 REVUE DE PARIS,
Majorien, datée d'Arles, le 1" mai 459, rétablit, [au sujet des
femmes adultères, cette ancienne jurisprudence , qui avait été
abolie par la loi d'Auguste connue sous le nom de Julia de
adulteriis. Du reste . Denis d'Halicarnasse mentionue , au
deuxième livre des ^/j^z^WîYé*., le droit qu'avaient les maris,
dès les premières années delà république, de j uger leurs femmes
à leur tribunal domestique, en présence de leurs parents- et
Tacite rapporte, au treizième livre des Atmales, qu'un séna-
teur, nommé Plautius, jugea sa femme, Pomponia Grsecina,
pour une accusation capitale , devant sa famille assemblée. Ce
fait se passait sous le règne de IS'éron, et Tacite ajoute qu'il était
conforme à l'ancien usage. Le droit d'inquisition du mari sur la
personne de sa femme allait si loin que, d'après un fragment
de Salvius Julianus , conservé au quarante-huitième livre du
Digeste, un homme qui avait épousé une veuve, pouvait la pour-
suivre pourTadullère commis auméprisdu premier mari. Salvius
Julianus éci-ivait sous Adrien et sous Anlonin le Pieux, c'est-à-
dire pendant la première moitié du ii^ siècle.
On pense bien que les actions d'une femme, acquise à tel point
à son mari, qu'elle en était l'esclave et qu'il en était le maître
et le juge, étaient toutes confisquées au profit de cette autorité
maritale , qui siégeait au tribunal du foyer. Aussi , dans la
famille primitive , l'épouse remplit-elle habituellement les fonc-
tions de la servante. Dans Homère, presque toutes les femmes
font le lit de leur mari. Au troisième livre de l'Odyssée, la
femme de Nestor fait son lit; au septième livre. Arête, femme
d'Alcinous, le fait pareillement. Au huitième livre de l'Iliade,
Andromaque donne du foin et de l'orge aux chevaux d'Hector.
Servius cite , dans son commentaire sur le dixième livre de
r Enéide, un vers d'Ennius , dans lequel il est dit que la femme
de Tarquin lui lavait les pieds. Du reste, tous ces faits divers
se trouvent généralisés et confirmés par les lois romaines. Un
fragment de Pomponius, qui vivait sous Mare-Aurèle , inséré au
vingt-quatrième livre du Digeste, et un fragment d'Hermogène,
qui vivait sous Maximien le Jeune, inséré aussi au Digeste, li\re
trente-huitième , font connaître de la façon la plus positive que
les femmes étaient obligées de travailler pour leurs maris. Cette
obligation des femmes au travail était stricte et rigoureuse.
Plutarque dit, au chapitre -quatre-vingt-quatrième des Pro'
REVUE DE PARIS. 277
blè»ies j que les femmes nobles jouissaient du privilège de ne
point travailler. Il paraît que ce privilège des femmes nobles se
maintint au moins jusqu'au ve siècle. Saint Jérôme s'élève
contre lui, dans le commentaire de l'èpître de saint Paul à Tite,
en disant que les femmes nobles ne sont pas moins tenues d'obéir
que les autres j et saint Augustin s'exprime ainsi, à ce sujet,
dans un sermon : « Les femmes nobles et leurs maris, chré-
tiens pourtant les uns et les autres, rougissent de salir leurs
mains délicates , et de marcher en ce monde sur les traces des
saints, parce que le privilège de leur naissance s'y oppose. Mau-
vaise noblesse , qui se change en roture devant Dieu, à force
d'orgueil. »
Ainsi, dans l'ancienne famille, l'épouse commence par être en
quelque façon confisquée au profit du mari, qui Tacheté, qui la
juge et qui la tue. Nous ferons l'histoire de la décadence mari-
tale, quand nous traiterons de la naissance et du développement
des droits de la femme. Nous pouvons dire ici que la juridiction
domestique du mari sur l'épouse fut supprimée dès la première
moitié du me siècle, comme le prouve un fragment dUlpien sur
VÉdit, inséré au titre premier du second livre du Digeste.
Tout ce que nous venons de déduire au sujet de l'autorité du
mari sur l'épouse , se rapporte à l'épouse légitime et complète;
mais la famille des anciens admettait encore, et quelquefois con-
curremment, une autre, ou plusieurs autres épouses, pareille-
ment légitimes, puisque la loi les reconnaissait , quoique d'une
manière moins intime et moins explicite. Ces demi-ynariées ,
comme dit Zonare; ces vice-épouses, comme portent d'ancien-
nes inscriptions, c'étaient les concubines.
Nous ne rappellerons ici ni le concubinage établi chez les Juifs,
et dont la naissance d'Ismael et le double mariage de Jacob avec
Lia et avec Racbel seraient un témoignage entre mille; ni le
concubinage établi chez les Grecs , et qui avait donné à Priam
trente et un fils , indépendamment des dix-neuf engendrés par
Hécube, selon ce que dit Homère au vingt-quatrième livre de
VIliade. Nous nous bornerons à considérer le concubinage chez
les Romains ; premièrement, parce que la nature de ce fait y est
absolument la même que parmi les autres nations ; seconde-
ment , parce que les documents contenus dans la tradition ro-
maine sont plus nombreux , forment plus d'ensemble , et four-
278 REVUE DE PARIS.
Dissent une base plus ferme à une théorie. Du reste, nous
ajouterons que, si nous nous contentons quelquefois du témoi-
gnage des lois romaines , pour établir et pour caractériser de
certains faits généraux, ce n'est qu'après avoir constaté que ces
faits sont universels et humains par leur essence, et qu'il suffit
de les connaître parfaitement dans une portion notable de l'his-
toire, pour les connaître partout. Revenons.
Un fragment de Paul, sur la loi Julia et Papia, conservé au
cinquantième livre du Digeste, dit que , parmi les anciens, on
appelait en latin pellex une femme qui vivait avec un homme
sans être mariée avec lui ; que de son temps, une pareille femme
se nommait une maîti'esse} amicay ou, en se servant d'un mot
plus décent, une concubine. Paul ajoute que Granius Flaccus,
dans son livre sur le droit papyrien , disait qu'on appelait vul-
gairement concubine , une femme qui vivait intimement avec
un homme marié. Ce passage de Granius Flaccus est très-im-
portant, en ce qu'il prouve que , dans l'ancienne famille ro-
maine, le droit civil admettait qu'un homme eût une femme et
une concubine simultanément, ce qui a été modifié par la suite,
ainsi que nous le verrons en son lieu.
Après avoir établi que Tancienne famille comportait simul-
tanément, même aux yeux de la loi, une épouse légitime et une
concubine, il reste ;i savoir si plusieurs concubines simultanées
étaient légalement permises du vivant de l'épouse. Nous disons
permises avec intention ; car le régime de l'esclavage, qui met-
tait un grand nombre d'affranchies sous l'influence et sous l'au-
torité immédiates du maître, ne peut pas laisser le moindre
doute sur le fait même du concubinage multiple; et il ne peut
y avoir d'hésitation que sur le droit. Sans avoir à donner préci-
sément aucune preuve formelle et directe, nous sommes très-
porté à croire qu'il a été un temps où la loi civile tolérait dans
l'ancienne famille plusieurs concubines à la fois. D'abord, l'em-
pereur Domitien avait plusieurs concubines ; Plutarque rapporte,
dans la vie de Publicola, que le logis qu'il leur avait fait bâtir
était plus beau que le Capitole. Ensuite, deux novelles de Jus-
tinieo , la novelle lxxxix et la novelle xviii , la première de
l'année 529, la seconde de Tannée oô7, refusent, il est vrai, de
reconnaître des etfets civils au concubinage multiple, mais du
reste elles constatent positivement qu'il existait ; et comme ces
REVUE DE PARIS. 279
iiovelles soûl les mêmes qui prohibent le concubinage du vivant
de répouse, ce qui n'empêche pas qu'il ait existé, nous sommes
tout à fait disposé à conclure que le blàme sévère qu'elles jet-
tent sur le concubinage multiple est également un signe positif
de son existence antérieure. Nous croyons donc qu'il faut con-
sidérer les deux novelles de Juslinien comme deux lois restric-
tives du concubinage- elles le réduisent d'abord à une seule
concubine, et puis elles n'admettent cette concubine qu'après la
mort de l'épouse ; mais on ne fait jamais des lois que contre les
faits existants, ou pour les limiter, ou pour les détruire. D'ail-
leurs, il ne faut pas oublier qu'à l'époque oii Justinien rendait
ces novelles, il y avait plus de deux siècles que le christianisme
avait pénétré avec Constantin dans le droit civil ; et qu'on n'était
plus qu'à quatre siècles de l'époque où Léon VI, fils de Basile
le Macédonien, abolissait le concubinage.
Il nous faut dire maintenant quelles femmes pouvaient être
concubines. En général, toute femme pouvait être concubine,
libre ou affranchie. 11 n'y avait pas concubinage avec les femmes
esclaves ; car le concubinage était, nous l'avons dit, dans la fa-
mille ancienne , une union légale , ayant des effets civils, et la
loi ne reconnaissait pas de personnalité civile aux esclaves. En
général, cependant, peu de femmes libres, ou ingénues, selon
l'expression du droit, c'est-à-dire libres d'origine et non d'af-
franchissement, étaient concubines. Cela se comprend et s'ex-
plique par ce fait que, dans une société à esclaves, les personnes
d'origine libre appartenaient toutes, plus ou moins, à des fa-
milles aisées et honorables, et que des femmes qui, par leur
condition pouvaient être épouses, ne voulaient pas être concu-
bines. Il y en avait cependant qui l'étaient, « femmes de basse
naissance , et qui s'étaient déjà prostituées , « comme dit un
fragment de Marcien, rapporté au vingt-cinquième livre du
Digeste. Quelquefois, dit le même fragment, des femmes libres
et de bonne conduite étaient prises à concubines ; mais alors il
fallait, pour sauver l'honneur de leur condition, que cette union,
que ce demi-mariage se contractât publiquement et devant té-
moins, avec une certaine solennité que Marcien ne définit pas ,
mais qui devait se rapprocher beaucoup de celle qu'une loi de
Constantin, de l'année ooj, exige pour le mariage. Sans cet en-
gagement publiquement contracté , l'union de la feuime libre
280 RE S LE DE PARIS.
n'était pas légale, et au lieu de constituer le concubinage, elle
constituait le libertinage, stupnwi au lieu de concubinatus.
Le plus souvent, les concubines étaient des affranchies. Leur
patron, qui les émancipait, ou d'une manière absolue, ou sous
condition de redevance, les prenait, celles-là, sans aucune so-
lennité. Le concubinage du patron avec les affranchies était celui
que la loi considérait le mieux. D'après un fragment d'Ulpien ,
sur les adultères, inséré au quarante-huitième livre du Digeste,
ces affranchies conservaient en pareil cas le titre et la qualité
de matrones.
Il ne peut être guère mis en doute que les patrons n'aient
commencé par avoir une autorité fort grande , et à peu près
exclusive de toute autre, sur les affranchies. Llpien rapporte les
termes de la loi célèbre d'Auguste, de maritandis oi'dinibus ,
qui ôtait aux affranchies mariées avec leurs patrons la faculté
du divorce, et un passage de Salvius Julianus, qui disait qu'une
affranchie ne pouvait pas être la concubine d'un autre que de
son patron. Cependant, du règne d'Adrien, sous lequel vivait
Julianus, au règne d'Alexandre Sévère, sous lequel vivait Ulpien,
c'est-à-dire du commencement du ii^ siècle au commencement
du me, la puissance du patron avait déjà subi un échec, et l'af-
franchie pouvait devenir la concubine de qui elle voulait, ainsi
que le porte un fragment d'Ulpien sur la loi Julia et Papia, con-
servé au vingt-cinquième livre du Digeste.
Quoique le concubinage fût une union très-légale, au point
qu'un fragment de Valens l'assimile presque , pour la concu-
bine, au mariage, il n'y avait pas d'âge précis pour le contrac-
ter. Tout âge est bon. dit Ulpien, pour la concubine, passé douze
ans. Du reste, le concubinage donnait à la femme une véritable
possession d'état; car un fragment de Paul fait connaître que la
démence de l'homme, survenue depuis le concubinage, ne le
faisait pas cesser. En même temps quïl constituait une posses-
sion d'état, le concubinage créait une parenté légale. Dès le
commencement du iri" siècle, Ulpien signalait comme criminels
les rapports intimes du fils avec la concubine du père, ou du
petit-fils avec la concubine du grand-père, et disait hautement
qu'il s'y fallait opposer. Une constitution de l'empereur Alexan-
dre Sévère défendit absolument le mariage des enfants avec les
concubines des ascendants, et Justinien maintint, au vie siècle^
REVUE DE PARIS. â«
cette constitution, en la plaçant dans son Code. Du reste, le pa-
tron qui avait son affranchie pour concubine pouvait la pour-
suivre pour adultère. Le fragment dTlpien, qui témoigne de ce
fait, dit que Taction était alors intentée par le patron, non point
comme mari, mais comme étranger.
Ainsi , de même que le mari dominait la femme , de même ,
dans Tancienne famille, le patron dominait la concubine.il
rattachait à lui , il lui donnait un caractère , il lui imposait des_
devoirs, et il la forçait de les accomplir.
La puissance du père sur les enfants est un fait de même na-
ture que la puissance maritale. Ces deux sortes d'autorités ont
même été absolument identiques dans la jurisprudence romaine
pendant une longue suite de siècles ; car depuis la loi des Douze
Tables jusqu'à l'époque où le christianisme influa directement
sur le droit civil après Constantin, la mère était rigoureusement
considérée comme sœur de ses enfants.
On a pris beaucoup trop à la lettre, dans ces derniers temps,
un rescrit d'Adrien, mentionné par Gaïus, au premier livre de
ses Instifutes , dans lequel il était dit que les pères romains
avaient seuls une grande autorité sur leurs enfants. C'était une
réponse faite par l'empereur aux nations vaincues qui lui de-
mandaient le droit de cité, pour leur faire comprendre l'éten-
due et la nature des prérogatives civiles qui étaient dévolues
aux citoyens, et dont les étrangers, incorporés à l'empire par
les armes, n'avaient pas la participation. Gaïus, qui est moins,
en jurisprudence, un théoricien qu'un chroniqueur, ajoute du
"reste immédiatement que , dans la nation des Galates , les pères
avaient aussi autorité sur leurs enfants.
Nous savons qu'il est fort difficile, à nous, peuples chrétiens,
imbus, dès notre enfance, d'opinions que nous croyons natu-
relles et innées , sur les sentimens de la famille , de nous trans-
porter par la pen>ée en des temps où ces sentiments n'existaient
pas, où les âmes, guidées par une morale moins pure et par une
religion moins haute, n'atteignaient pas encore à ces régions
sublimes où les peuples , frères les uns des autres , se montrent
indissolublement unis par la communauté de leur origine et par
la communauté de leur fin. Et plutôt que de nous séparer un
instant , même dans le passé , de ces principes de charité et
d'amour qui font des hommes d'aujourd'hui des êtres plus
I 24
282 REVUE DE l'AHlS. "*
nobles et plus grands que les dieux d'autrefois, il nous paraît
moins illogique et moins choquant de nier les faits ; et nous ne
craignons pas de donner un démenti à l'histoire , pour ne point
donner un démenti à notre cœur. Cependant on ne gagne jamais
rien à se mettre en guerre contre la réalité des choses, et fermer
les yeux devant la vérité, ce n'est pas la faire disparaître. Ceux
qui marchent distraits par les systèmes sont comme les aveugles
qui tâtonnent par les chemins. Ils peuvent nier les précipices;
mais ils y tombent.
Oui, il y a eu des époques , des époques fort longues et fort
dures , pendant lesquelles le sentiment de la paternité n'était pas
dans le cœur des hommes ce qu'il y est à cette heure. Ces épo-
ques devançaient et préparaient la nôtre ; elles étaient le cré-
puscule de notre jour. Nous ne serions pas en progrès, si nous
n'avions pas marché. Le juif Philon, dans la vie de Moïse, fait
parler les parents de ce prédestiné de Dieu, et ils disent qu'ils
pouvaient bien exposer l'enfant, parce que les nouveau-nés, qui
n'ont pas encore sucé le lait de la nourrice , ne sont pas des
hommes. Ce n'était pas là sans doute l'opinion de Philon, mais
c'était l'opinion du vulgaire. Tacite, cet énergique historien, ce
sévère moraliste, s'élonne, au cinquième livre de ses Histoires,
que les Juifs n'eussent pas l'habitude de tuer les nouveau-nés,
et il explique cette élrangeté, en disant que les Juifs avaient
pour but, en agissant ainsi, de favoriser l'accroissement de la
population. Au chapitre xix de la Germanie, il raconte avec
admiration les mœurs des Germains , et il s'écrie : « Chez ce
peuple, limiter le nombre de ses enfants, ou en tuer quelqu'un,
passe pour un crime. » Voilà qui résume exactement les idées
morales des païens sur la paternité ; aussi les chrétiens avaient-
ils leurs philosophes en grande pitié, etTertuUien, au quinzième
chapitre de V apologétique , appelle-t-il Tacite « le plus bavard
des imposteurs. «
Les principes philosophiques des anciens, sur les rapports du
père et du fils, sont donc le commentaire fort exact le l'absolu-
tisme attaché à la primitive autorité paternellej l'histoire ra-
conte le fait , la morale l'explique.
Nous avons rapporté ailleurs des faits évidents , irrécusables ,
authentiques , puisque ce sont des textes de lois , qui établissent
que, dans la famille primitive, le père pouvait tuer, donner ou
REVUE DB PARIS. 383
vendre le fils. Nous avons cité des enfants tués , donnés , vendus
par leur père. Nous n'avons donc plus à prouver l'autorité ab-
solue des pères, dans l'ancienne famille : il ne nous reste qu'à
raconter son règne et sa chute.
Le droit de vie et de mort des pères sur les enfants, sans juge-
ment préalable, disparut dans la famille romaine, par la loi de
Sylla , Conielia de sicariis, quoiqu'on le trouve encore pratiqué
à la fin du iv^ siècle, ainsi que le prouve une constitution de
Valentinien, de Valens et de Gratien, de l'année 374, destinée
précisément à remettre en vigueur la loi de Sylla, qui était quel-
quefois éludée, selon le témoignage de Terlullien, au quinzième
chapitre de son livre adressé aux nations. Cependant ce droit de
vie et de mort, ôlé aux pères par Sylla, leur était resté jusqu'au
milieu du iii^ siècle; car un fragment d'Llpien fait connaître
qu'un père ne pouvait plus tuer son fils qu'après l'avoir entendu
dans ses raisons, et même qu'après l'avoir fait condamner par
le préfet de la ville ou par le président de la province. De telle
sorte que, si le père n'était plus juge, il était toujours bourreau.
Tacite dit encore , au onzième chapitre du quatrième livre des
Annales, qne de sourdes rumeurs reprochaient à Tibère d'avoir
fait mourir de sa propre main son fils Drusus, sans l'avoir
entendu; ce que Tacite refuse de croire, sur l'habileté bien
connue de Tibère. Du reste, une constitution d'Alexandre
Sévère, de l'année 228, vient à l'appui du fragment d'Ulpien,
écrit à peu près vers la même époque, en attribuant à la juridic-
tion des présidents des provinces la connaissance des fautes gra-
ves commises par les enfants, et de nature à mériter des puni-
tions plus rigoureuses que celles que les parents avaient le droit
d'infligé
iS"ous avons parlé plus haut de ce tribunal domestique où le
père de famille appelait et jugeait sa maison : son existence est
constatée à la fois par les historiens et par la législation.
Sénèque rapporte un procès domestique fait par un père à son
fils, sous Auguste ; Tacite, un procès domestique fait par un
mari à sa femme, sous Néron. Un fragment d'Ulpien, sur l'Édit,
conservé au deuxième livre du Digeste, fait connaître que cette
juridiction paternelle et maritale périclitait beaucoup sous
Alexandre Sévère, c'est-à-dire entre les années 222 et 2ô7. Ce-
pendant il ne paraît pas qu'elle ait disparu de sitôt , puisqu'on
284 REVUE DE PARIS.
la trouve maintenue, pour plusieurs natures de contestations,
dans une loi de Valérien et de Galien, datée du consulat d'Emi-
lianus et de Bassus, c'est-à-dire, d'après les fastes consulaires ,
de l'année 259.
Mais si le droit de vie et de mort du père sur les enfants dis-
parut en principe avanl la fin de la république, et fut en quelques
siècles radicalement détruit par les empereurs^ d'autres droits,
qui en étaient la conséquence naturelle , se maintinrent beau-
coup plus longtemps. De ce nombre furent le droit de mettre les
enfants en gage et le droit de les vendre.
Vers le commencement du règne de Marc-Aurèle, c'était une
cbose toute de droit commun que de mettre un fils en gage , ou
même de le céder, en un litige, à titre de dommages-intérêts ;
deux faits que Gaïus a consignés au premier livre de ses In-
stitutes. Ce droit fut supprimé par une loi de Dioctétien et de
Maximien, qui doit être placée entre les années 284 et 515;
même , un fragment de Paul , conservé au vingtième livre du
Digeste, fait connaître qu'il avait dû être attaqué plus tôt ,
puisque ce fragment , qui doit avoir été écrit un peu après
Alexandre Sévère , à peu près sous Maximien, porte la peine de
la relégation pour le créancier qui aura reçu sciemment un fils
en gage des mains de son père.
Le droit de vendre les enfants a laissé des traces profondes
dans les législations anciennes , sans tenir compte du témoi-
gnage des chroniqueurs. La législation romaine en particulier
en est toute couverte , depuis les Douze Tables jusqu'au milieu
du ye siècle. Néanmoins les historiens du xviiie siècle, dominés
sans le savoir, et tout philosophes qu'ils étaient, par les prin-
cipes moraux du christianisme, ont cherché à se dérober à l'im-
périeuse logique de ces faits , pour n'avoir point à constater ce
qui était à leurs yeux un crime contre nature. Mais , nous l'a-
vons déjà dit , nier les choses , ce n'est pas les empêcher d'êlre j
c'est un devoir, sans doute , pour les historiens , de juger, au
nom du blâme ou de l'éloge , la vie et les mœurs des nations,
mais c'est un devoir de les raconter. Faisons-nous des opinions
sur la réalité, et non une réalité sur des opinions.
Le fait législatif le plus ancien , chez les Romains, sur le droit
de vente que les pères avaient à l'égard de leurs enfants , c'est
la formule d'émancipation consignée dans les Douze Tables ,
REVUE DE PARIS. 285
qui consistait en trois ventes fictives faites successivement, et
que Gaïus rapporte au premier livre de ses Institutes. Or, à
nos yeux, ces formules de vente fictive sont le souvenir d'une
vente réelle qui avait déjà disparu du droit, à l'époque oïl les
formules furent établies.
Nous avons d'autant moins de répugnance à croire à une
vente réelle des enfants , du temps de la formation de Rome ,
que nous la trouvons très-formellement établie et réglée par les
lois du temps de Constantin , époque où le christianisme faisait
déjà irruption dans les codes. Ainsi, la loi de Dioclétien et de
Maximien , que nous avons mentionnée , défend , il est vrai , la
vente des enfants j mais une loi de Constantin, naturellement
postérieure, autorise cette vente dans des cas de grande disette,
et se borne à régler le sort des enfants vendus. En l'année 391 ,
Théodose , Yalenlinien II et Arcadius publièrent à Milan une
nouvelle loi sur la vente des enfants , conçue à peu près dans
les termes de la précédente. Enfin , il y a une novelle de Va-
lentinien III , datée de Rome le 50 janvier 431 , qui règle d'une
manière plus favorable aux acheteurs que ne l'avait fait la loi
de Constantin_, la condition des enfants vendus par les familles.
Chose capable même d'ébranler quelque peu la répugnance des
moralistes qui se cabrent à l'idée d'enfanls vendus par leurs
pères , c'est qu'il résulte des termes de la novelle de Valenti-
nien III que les pères vieux ou infirmes étaient quelquefois
vendus eux-mêmes par leurs enfants.
Les lois des empereurs chrétiens sont donc le commentaire
le plus explicite des formules des Décemvirs j et la vente des
enfants est tout à fait probable dans les temps de barbarie ,
lorsqu'elle est tout à fait positive dans les temps de civilisation.
Même on doit être naturellement entraîné à se demander com-
ment la vente des enfants, qui était encore acceptée par les lois
sous les empereurs chrétiens , était néanmoins repoussée par
elles dès le temps des Douze Tables , et pourquoi les formules
de ventes fictives se trouvent au commencement de l'histoire
romaine et en plein paganisme , au lieu de se trouver à sa fin
et en plein christianisme. Ceci n'est pas la seule contradiction
apparente qu'il y ait entre les diverses époques de la jurispru-
dence romaine , et nous aurons l'occasion et le besoin d'y reve-
nir durant le cours de ce travail.
24.
286 REVUE DE PARIS.
Les Douze Tables contiennent ddric une loi qui prescrit la
vente des enfants , comme mode d'émancipation. Cette loi est
attribuée à Romtilus par Denys d'Haiicarnasse , au deuxième
livre des Antiquités. Les termes de cette loi se trouvent ainsi
rapportés au titre x^ des fragments d'UIpien : « Si le père vend
trois fois son fils , le fils est soustrait à l'autorité du père ; » et
Gaïus donne en ces termes la formule selon laquelle cette vente
s'opérait : « J'affirme, disait l'acbeteur, que cet homme m'ap-
partient par le di-oit quiritaire ; je l'ai acheté au prix de cette
iiionnaie avec cette balance de cuivre. « Ce mode d'émancipa-
tion par trois ventes fictives subsista jusqu'à la fin du v^ siècle;
l'empereur Anastase lui substitua l'insinuation d'un rescrit ob-
tenu de l'empereur par les personnes qui voulaient émanciper,
et l'empereur Juslinien une simple déclaration devant le préfet
de la ville ou devant le président de la province.
C'était là loi de Sylla , Cornelia de Sicariis, qui avait porté
à l'autorité du père le premier des coups dont elle mourut plus
tard. Nous l'avons vue résister encore avec une assez vive opi-
niâtreté , même sous les premiers empereurs chrétiens. Les
vieilles formules de la vente fictive des enfants étaient encore,
sous Constantin , d'effroyables réalités ; et vers la fin du règne
de Septime Sévère, vers 211 , le père avait conservé assez de
droits sur sa fille, même émancipée, pour la pouvoir accuser
d'adultère , ainsi que le témoigne un fragment de Papinien ,
cité dans la Conférence des lois romaines et mosaïques.
Mais , chose singulière , et qui prouve que les révolutions
morales n'ont jamais de date précise , et que les principes so-
ciaux ne périssent pas en un jour, tout à la fois et tout entiers,
cette antique autorité paternelle , édifice séculaire miné par
Sylla , effondré par le christianisme , tombe pierre à pierre ,
couvrant de ses débris six siècles d'histoire romaine , jusqu'à
Justinien , et il tombe tantôt par un coin , tantôt par un autre ,
sansqa'il y ait rien de logique et de régulier dans sa chute,
ayant des parties neuves à côté des parties minées, vieux et
jeune à la fois , comme ces manoirs féodaux dont les vastes
salles sont depuis longtemps écrasées , et qui menacent de loin
le voyageur avec quelque poterne oubliée par le vent.
Ainsi , tandis que le droit de vendre les enfants s'étend jus-
qu'au iv» siècle , déjà du temps d'Ulpien , la personnalité du fils
REVLE DE PARIS. 287
de famille commençait à naîlre et à se développer. Deux frag-
menls de ce jurisconsulte font connaître que le père était déjà
engagé par les dettes du fils, ce (jui montre que la position de
celui-ci dans la famille devenait déjà certaine, absolue, indé-
pendante de l'autorité paternelle; et, à la même époque, une
constitution d'Héliogabale et d'Alexandre Sévère, mentionnée
dans un fragment du jurisconsulte Marcien , obligeait le père à
marier et à doter ses enfants.
A. Graivier de Cassag.xac.
( La suite au prochain numéro. )
Critiqua ^ItUmxt.
narlaiiiia ,
PAR M, JULES S AN DE AU.
Dans ses envahissements qui sont des conquêtes, le roman
moderne couvre chaque jour quelques parties du territoire autre-
fois acquis à la souveraineté de genres divers. Il s'est mis peu à
peu eu possession des plus graves points de vue de Thistoire,
des plus mystérieux palais delà tragédie et du drame; les
salons, où la vie privée ne posait autrefois que pour la comédie
et la satire , se sont ouverts pour lui ; et , quittant à son gré le
trône royal et le fauteuil bourgeois , il s'est élevé jusqu'aux
plus hautes combinaisons de la philosophie, quand il n'a pas
mieux aimé se perdre sous les ombrages verts de la poésie.
L'avenir ratifiera-t-il ces usurpations souvent heureuses? Remet-
Ira-t-il chaque royauté à sa place, nous condamnant à resti-
tution, comme il arrive en temps de restauration politique?
Cette confusion est-elle destinée à produire une forme absolue ,
dominante, universelle, dernier terme des littératures parfaites
mais finies, complètes mais arrivées? Questions sérieuses et
longues à traiter. Nous les posons ; le temps les décidera.
C'est à l'élégie que M. Jules Sandeau a enlevé cette fois sa
longue robe blanche, son urne et sa couronne de cyprès. Il y a
REVUE DE PARIS. 289
dans Ovide deux ou trois raille vers qui renferment tacitement
le sujet de Marianna. Jusqu'à la fin du xviiie siècle, M. Sandeau
n'eût pas rêvé , pour formuler sa lamentation , d'autre langage
que celui de la poésie, d'autre voix que celle de la strophe, d'au-
tre forme que celle du rhylhme. De nos jours, une prose élégante
lui a suffi ; le roman a été son poëme. Marianna est une élégie
en prose 5 l'histoire lente , tendrement colorée, d'une passion
qui s'est éteinte et d'une passion nouvelle, toutes deux liées par
la vie d'une femme dont l'amour délaissé délaisse à son tour,
rend peines pour peines, amertumes pour amertumes, désespoir
pour désespoir. GeorgeBussy n'a pas aimé M™e de Belnave, M™e de
Belnave , à son tour, n'aimera pas Henri; seulement elle l'em-
portera en générosité. Si George Bussy demande au mariage un
bonheur qu'elle aurait voulu lui donner, elle mourra en appre-
nant la mort de Henri, et au moment même oîi elle rentrait dans
la paix domestique par le chemin de la raison, du repentir et
du regret. Elle souffre pour avoir aimé , et elle meurt pour ne
pouvoir plus aimer. N'esi-ce pas une profonde élégie?
La Creuse est un pays aimé du poète ; si l'on y voit beaucoup
plus des nuages de fumée que des ruisseaux de lait , du moins ,
derrière cette brume , on distingue des plaines couvertes de bou-
quets de hameaux , des villages industriels unis par la ligne lim-
pide des eaux, par la courbe frémissante des palombes, et mieux
encore par l'amitié de braves gens , foi'ts au travail , pieux à
l'église, causeurs à la veillée. Blanfort est dans la Creuse,
Blanfort est le nom de l'usine de M. de Belnave et de M. Valtone,
vieux amis qui ont fait bourse commune de leur fortune, de leur
intelligence et de leur probité. Ils ont deux femmes charmantes,
ombres chéries de leur existence, consolation dans leurs rudes
labeurs. Ils sont la force, elles la grâce ; ils sont la sueur; elles
le voile qui l'essuie; ils sont le travail, ce dieu pénible, Vulcain
resté sur la terre, elles la colombe et l'amour.
Marianna est la femme de M. de Belnave et Noérai celle de
M. Valtone. Si le bonheur prenait une figure pour descendre
parmi nous, il la composerait des traits calmes et bons de
ces deux familles, à qui rien ne manque , ni la santé, ni l'u-
nion , ni la fortune, ni l'espoir. Viennent des enfants , et le ciel
n'aura plus un seul vœu à exaucer dans ce coin du monde,
plus beau, si on peut le dire, que l'Éden de la Bible, car dans
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celui-ci il n'y avait qu'une femme, et il y en a deux à Blanfort.
Cependant, quand la lune se lève sur la paysage et baigne
d'une écume d'argent les eaux endormies , que ne frappent plus
les roues dentelées des usines, Marianna ouvre sa croisée , et
soupire d'une souffrance inconnue. Un mal nouveau l'inquiète,
fait pencher son cou , battre son sein et murmurer ses lèvres.
C'est le mal du siècle, celui des grandes villes; le vent l'a soufflé
sur Blanfort j Marianna l'a respiré. Mal horrible : l'ennui. Elle
s'ennuie de la trivialité de sa vie , de la répétition monotone des
jours qu'elle coule auprès de son mari. M. de Belnaye n'est pas
l'homme dont les livres lui peignent l'image; il est bon pour
elle, mais il n'a pas de distinction dans ses paroles affectueuses j
il est le mari qui cause, et non le barde qui chante ; sa ten-
dresse n'est qu'une parole humaine , et c'est une lyre qu'il faut à
Marianna.
La bonne Noémi, la glaneuse modeste , celle qui chemine au
soleil et sur les pierres, sans penser à ses pieds délicats et à
son teint de rose, ne peut que prêter son bras à sa sœur, car
Noémi est la sœur de M™*' de Beinave, mais elle n'a pas la confi-
dence de ses peines. Elle soupçonne, elle doute autour de ce
cœur malade; demain elle saura, demain elle aura compris;
demain Marianna sera de retour des eaux.
Ce n'est pas précisément ainsi que s'ouvre l'histoire de l'amour
de M'no de Beinave pour George Bussy, le héros des eaux de
Bagnères, le jeune homme admiré des baigneuses d'élite, le
dandy encore pleinde l'agitation de Paris, M. Sandeau place au
commencement de l'action qu'il raconte et au premier chapitre
la scène où Bussy rompt avec.M™^ de Beinave ; en sorte que
.son premier volume n'est, à ce chapitre près, que le récit d'une
passion arrivée à son extrême conclusion. Ce procédé, hardi et
un peu périlleux en apparence , était commandé à la position
iiu romancier pour beaucoup de raisons, surtout pour éviter le
désavantage d'une contre-partie, embarras dont on ne sort pas
toujours à la satisfaction difficile du lecteur , si, aux yeux des
esprits initiés aux rigueurs d'un plan, on s'en tire parfois avec le
mérite d'une témérité fière. Peu importé pour nous , ici , que le
livre débute par un fragment d'action et se poursuive sur le
plateau régulier de la narration, si la narration a de la sûreté
dans le pas, de la grâce dans les mouvements ; si au lieu de n'être
REVUE DE FAHIS. 291
qu'un écho au lieu d'un son, une ombre au lieu d'une lumière ,
elle est presque la lumière et le son, et si enfin elle nous prépare,
avec plus de succès pour le livre, à la réalité agissante, commu-
nicalive et prompte, du second volume.
Aux eaux, M^'^ de Belnave a laissé sa liberté dans les mains
de George Bussy ; elle a cru voir en lui le baume à ses langueurs,
la réalisation de ses rêves. Fuir, c'était l'attirer. Dans le sillon
des roues de sa voiture . d'autres roues glissaient fidèlement. A
peine descendait-elle àBlanfortque George Bussy s'y présentait,
je ne sais plus à quel titre, et se proclamait l'ami de M. de
Belnave, celui de M. Valtone, l'ami de la nature, des bois, de la
solitude, et particulièrement des métaux. Son désir unique était
d'avoir une usine, d'aller à la chasse le matin, de visiter les
fourneaux dans la journée, et de passer les soirées auprès d'un
feu de tourbe. Noémi seule ne fut pas dupe de ces prétentions de
George Bussy à la vie rurale ; sous le faune elle découvrit les
gants jaunes du séducteur, et elle veilla de plus près sur
Marianna.
Entre autres peintures agréables et fines, toujours trop courte»
à mon sens, on aime celle où Bussy est pris au mot par ceux
dont il veut amuser la candeur. Puisqu'il est fou de la chasse,
il suivra M. VaUone, le plus intrépide coureur de forêls, à tra-
vers les haies et les buissons, dès cinq heures du matin. Après le
déjeuner, il accompagnera M. de Belnave à la manufacture. Ses
journées se passeront dans l'atmosphère du charbon et au milieu
des enclumes. On regrette en lisant ces pages si naturelles, d'un
si excellent ton de comédie, que M. Sandeau, plus spirituel qu'il
ne pense, n'ait pas eu la volonté d'en augmenter le nombre.
Sans embarrasser le chemin de l'action , il l'eut rendu non pas
plus attrayant , mais peut-être plus accessible au plus grand
nombre, à ceux , nous voulons dire , qui , dans leur paresse ,
demanderaient volontiers une rampe aux flancs des Cordil-
lières et des garde-fous aux nuages. Demander d'ailleurs à
ceux qui ont. ce n'est pas s'exposer à leur faire honte j c'est leur
rappeler qu'ils sont riches , et non-seulement riches pour eux ,
mais aussi pour les autres. Ce n'est là, nous le craignons, qu'un
caprice de critique; pourquoi le romancier, libre de toucher à
tout aujourd'hui, ne s'imposerait-il pas la sobriété, afiu de prou-
verqu'il est fort même lorsqu'il ne prend que l'unité pour appui.
Ûd2 REVUE DE PARIS.
George Bussy quitte Blanfort, mais son œuvre est accomplie.
Marianna Taime comme on aime pour la première fois dans la
solitude. Un événement dont l'ébranlement se propagea au loin,
vient obliger M. de Belnave à se rendre à Paris. La révolution de
juillet, en mettant en question toutes les existences commer-
ciales, avait altéré ses liaisons avec ses correspondants.
Dans les causeries du soir, quand tous les désirs s'échappent
avec les flammes bleuâtres du foyer, Marianna avait si souvent
souhaité de voir Paris, la ville fabuleuse au fond de la perspec-
tive, que M, de Belnave offrit à sa femme de la mettre de moitié
dans le voyage. Funeste complaisance! Bussy revoit à Paris
M™e (Je Belnave , et il la revoit pour la perdre. Dernier coup porté
à sa faiblesse, son mari s'obstine à la laisser à Paris jusqu'à
son prochain retour sous la protection , — comme si quelqu'un
protégeait quelqu'un à Paris! —d'une dame de Salsedo, parente
de la famille.
A cet endroit du récit, le nuage longtemps balancé sur le
beau paysage de Blanfort s'abaisse et voile le soleil. Une lettre
de George à Marianna se trouve sous la main innocemment
curieuse de M. de Belnave. Il lit, et tombe évanoui sur le tapis
où il venait d'effeuiller des roses pour fêter le retour de sa femme.
Le cœur se serre à cette déception amère, si peu méritée , si
honteuse à prévoir, mortelle à qui Ta subie. Voilà comment
George Bussy a payé l'hospitalité de Blanfort. Le châtiment est
proche, il est vrai. Bussy va faire tète à la colère de M. Belnave,
à celle de Noémi, aux insultes armées de M. Valtone, et, ce qu'il
y a de plus affligeant pour lui, à l'amour de M'°'= de Belnave, dont
il est las.
Ici commence à se dessiner avec une délicieuse finesse, sur le
fond si noir et si agité du tableau, le caractère de Noémi, la
consolatrice des sœurs affligées, la femme qui soulage, non parce
qu'elle ne souffre pas, mais parce qu'elle a connu la souffrance,
et l'a vaincue.
jNoémi est de son temps, comme sa sœur , comme toutes les
femmes de sa génération fébrile, et cette part dans la faiblesse
générale lui sied bien ; cependant sa réflexion conspire contre
le malaise de sa pensée. La sainteté du devoir résiste en elle a
la poésie de l'imagination. A force de vouloir toujours le bien, le
bon et l'utile, elle finit par passer de la résignation à la mansué-
REVUE DE PARIS. 293
tude; son méuage la distrait, ses travaux Toccupenl ; son mari,
quoique trùs-positif , lui parait de jour en jour moins difficile
à supporter; et Tlieure bénie où un enfant se pose sur son sein ,
elle triomphe : la femme inquiète a disparu ; la mère , l'épouse
dévouée, la femme honnête, sont restées. îS'oémi est le bonheur
dans la vertu.
C'est elle qui vole à Paris dès qu'elle apprend que son beau-
frère a eu l'imprudence d'y laisser Marianna. Il est trop tard ; sa
sœur a failli. Tout au plus parviendra-t-elle à obtenir de la juste
indignation de M. de Belnave qu'il ne cachera pas sous le sang
d'un duel l'affront dont George Bussy Ta souillé. M. de Belnave
consent à briser tous liens avec sa femme, à la voix suppliante
de M'"e vaitone; mais qui retiendra Valtone, vieux soldat,
inflammable comme la poudre, ne comprenant plus la langue
des transactions, fùt-elle parlée par sa femme, dès que la moin-
dre égratignure a porté sur la chair si délicate de l'honneur ?
Belnave, c'est lui 5 la dignité de son ami , c'est la sienne ; il eût
manqué de parole à Napoléon, si Napoléon lui eût fait promettre
de ne pas tirer l'épée pour punir un outrage. Et comment se
dompterait-il, lorsque le hasard, ce dieu infâme, le fait tomber,
au moment de son effervescence, dans les bras d'un ami d'armée,
d'un colonel, infatigable pourfendeur de pé^ms? Boire avec
lui, dîner avec lui, s'enflammer avec lui au récit d'un millier de
duels qui datent du bon temps, c'est une admirable occasion pour
Valtone de ne plus résister à son ardent désir de traîner George
Bussy dans un carrefour du bois de Vincennes , et là de croiser
le fer avec lui. Valtone blesse George Bussy.
Dans ce trait de M. Valtone se réduit son caractère délibéré et
son humeur martiale, que les eaux de ses usines de Blanfort
n'ont pas rouillée. Qui eût osé se plaindre, si ce personnage,
dont le profil tranche si bien sur l'azur des deux familles, eût
plus souvent fouetté la moiteur dorée répandue autour de
l'action? On aime à entendre retentir sa voix sous le ciel de
Blanfort, comme on aime à entendre des pas dans une abbaye
solitaire. Marianna rêve, Noémi pense, M. de Belnave se renferme
en lui; mais M. Valtone parle et parle haut, il jure même en
fort bons termes souvent. Ce que nous disons ici de ce person-
nage, trop perdu dans les horizons du tableau, n'est pas une
critique même éloignée de l'inaltérable bienveillance des autres,
3 2o
294 REVUE DE PARIS.
Nous ne voudrions pas faire croire à une sévérité gantée, quand
nous nous estimons assez sincère pour tout dire , même le mal,
s'il se trouve dans un livre, et quand nous nous chargeons , au
prix de notre temps, d'éclairer l'opinion. Heureusement nous
n'avons que des paroles de bon accueil à répandre sur le livre
de M. Sandeau , et dans une revue où les mots, autant qu'il
est en nous d'y parvenir, ont la signification rigoureuse qu'ils
portent xactitude grammaticale dont la plupart des journaux
peuvent se passer dans leur critique capricieuse.
Valtone est le loup que Rivarol désirait voir dans la bergerie de
Florian. Depuis Rivarol. on est même passé un peu au tigre, si je
ne me trompe. Mais que peut Valtone avec son épée pour arrêter
]M™e de Belnave sur la pente rapide oij elle descend, et où elle des-
cend seule maintenant? Après avoir assuré, avec la royale dignité
d'un gentilhomme, l'avenir de sa femme, M. deBelnave s'est silen-
cieusement retiré à Blanfort ; son ami l'a suivi ; Noémi a sa fille
à élever. Marianna n'a plus même George Bussy auprès d'elle
pour l'abuser sur la gravité de son abandon. Bussy s'en va 5 la
constance l'ennuie ; a-t-il jamais prétendu se faire une servitude
d'un passe-temps? Que les poignantes souffrances de Marianna
sont sincèrement écrites, chèrement senties, et, pour ainsi dire,
longtemps apprises par cœur avant d'être répétées ! On dirait le
martyr échappé par miracle aux tortures du cirque, et qui, tout
mutilé et tout sanglant encore , vous parle de ce qu'il a vu , des
lions furieux, des tigres souples et affamés, et des empereurs
couronnés, assis dans le fond de l'arène; —les pompes et les
supplices de l'amour.
Enfin , Bussy rompt avec Marianna par une de ces nuits
maudites dont Paris s'enveloppe au mois de janvier, quand il
tombe de la neige, de la pluie et du froid ; quand il pleut de la
tristesse et du désespoir. Pourtant Bussy, délivré de Marianna,
se met à la croisée , et trouve qu'il fait le plus beau temps du
monde, tant ses idées sont riantes, tant son cœur est joyeux de sa
liberté reconquise.
Le roman finirait là, et sa forme serait insuffisante autant
que son nœud serait connu, s'il ne se rattachait puissamment et
aussitôt au personnage d'Henri . l'ami de George Bussy. Henri,
témoin de toutes les douleurs de Marianna, s'est penché sur elle
pour la plaindre comme on plaint ù vingt ans une jolie femme,
REVUE DE PARIS. 295
pour l'aimer. Hier, il la consolait; aujourd'hui, il l'aime; de-
main, il la suivra sur les grèves de la Bretagne, où elle ira pleurer
au souvenir de George.
Tout l'art du romancier ne sera pas superflu , toutes ses
ressources lui seront demandées, pour que , sans monotonie
désormais, sans repasser par les mêmes voies, sans se heurter
aux mêmes expressions, il recommence l'histoire de la passion
qu'il a si minutieusement dite dans la première partie de son
œuvre; car Marianna va devenir George Bussy pour Henri,
Henri prendra la place de la première Marianna, et Blanfort
s'appellera Pornic. Je connais peu d'écrivains , même parmi les
plus habiles, qui se seraient si glorieusement tirés d'une telle
difficulté. 11 doit rester du sang aux ongles ; et la tâche a été
d'autant plus laborieuse à M. Snndeau, nous le supposons, qu'il
affectionne, sans préjudice de sa grâce naturelle, la langue
délicate et sobre de Bernardin de Saint-Pierre, l'expression de
lin, fraîche et claire , l'expression vouée au blanc. C'est là une
langue inabordable à qui procède vite. Elle est semée de diffi-
cultés; elle trompe de loin. Sa simplicité est un piège. Si vous
vous oubliez un instant avec elle , vous tombez dans l'insigni-
tîauce absolue. Qu'on juge des peines que s'est données M. San-
deau pour écrire deux volumes d'analyse psychologique avec
un vocabulaire si peu généreux. Il est vrai que cette langue
allait merveilleusement à son sujet, plein de moelleux paysages
et de rêveries, de clartés tendres et de larmes versées dans
l'ombre sur des mains blanches. Sa plume est à sa pensée ce que
le nid est à l'oiseau ; la plume a voûté la paille. On devine la
grâce infinie des descriptions et le doux parler de Marianna ,
soit qu'elle pense à Blanfort, le toit conjugal, soit qu'en égre-
nant sa vie, elle pleure son abandon au bord de la mer, la muse
des grands désespoirs.
Il y a une ligne superbe dans ce second volume. Triste , d'a-
bord, de ne pouvoir payer d'un peu d'amour l'amour de Henri pour
elle, affligée ensuite de n'avoir que des paroles et pas de cœur
pour cet enfant qui va jusqu'à vouloir se tuer pour elle ; obsé-
dée enfin de tant de protestations pressantes , quand elle, de son
côté , en est venue à regretter Blanfort, Noémi , M. Valtone,
et son passé de chasteté et d'innocence , elle s'écrie : Mon Dieu!
que fat dû ennuyer ce pauvre Bussy !
296 REVUE DE PARIS.
Que ce retour du cœur humain est encore profondément
vrai ! Un rustre des environs de Blanfoit , en portant une lettre
à Marianna, lui dit combien elle y est toujours aimée et bénie,
et Marianna écoute : on parle du ciel à l'âme exilée. Ses forces
l'abandonnent, ses yeux se mouillent, quand le paysan ajoute
que M. de Belnave répand partout des secours en son nom , au
nom de Marianna, de sa femme ! Marianna est déjà à Blanfort.
Elle a revu le village qu'éclaire le soleil couchant , sa maison
dans la brume ; elle descend le coteau , et voilà les senteurs
connues qui lui remuent le cœur ; les chemins fréquentés de ses
pas , le carrefour du bois et le banc de chêne où elle venait se
reposer. Elle approche encore : c'est la petite fille de Noémi qui,
à demi nue , joue sur le gazon; c'est Noémi, sa sœur; c'est
M. Valtone ; c'est M. de Belnave. La pauvre exilée s'évanouit sur
le gazon.
Il est encore des pardons pour bien des fautes sur la terre;
M. de Belnave pardonne peu à peu , et avec la lenteur de la clé-
mence, à la femme coupable. Quel mot heureux tombe de ses
lèvres, le jour où, à table , auprès de sa pauvre femme , il dit :
Marianna! veux-tu que je te serve? Cette familiarité sou-
daine brise le cœur. C'est aussi beau , dans une situation diffé-
rente, que la scène du drame espagnol : Mo7i fils ^ je ne man-
gerai que lorsque vous m'aurez vengé ! Le fils revient s'as-
seoir , et dit : Dînez j mon père!
On croit Marianna sauvée. Un jour une lettre cachetée en
noir lui est remise. Henri s'est tué. Marianna se lève , quitte
Blanfort , et part pour l'éternelle solitude. Le bonheur était là
cependant.
Quand ce livre ne serait rigoureusement pas un plaidoyer sur
le mariage, thèse un peu fatiguée , soit au point de vue de l'a-
pologie, soit au point de vue de l'attaque, il ne serait pas
moins d'un intérêt touchant par la vérité des passions et la mé-
lodieuse simplicité du langage. Ceux qui ont le bonheur d'igno-
rer les peines liées à l'art si difficile d'écrire, aimeront Marianna
comme ils aiment tout ce qui arrive d'agréable à l'intelligence
et au cœur, sans la rançon de la fatigue, et de la même manière
que les fleurs enivrent leurs sens et que le printemps les ravit.
Leur joie n'a que faire de la forme des molécules organiques des
odeurs, et du rapprochement du soleil vers l'équateur; mais
REVUE DE PARIS. 297
ceux qui savent tout ce qu'on laisse de son sang et de sa vie dans
une belle page, toutes les marches qu'il faut descendre pour
aller chercher un souvenir dans l'abîme de la mémoire , tous les
efforts à tenter pour souder sans difformité deux expressions
dont l'une vient du pôle, l'autre de l'équateur, et enfin tout ce
qu'il y a de monstrueux dans la prétention de tenir pendant un
jour tout entier devant un livre des gens blasés , dépravés par la
politique, habitués à la littérature des journaux ; ceux-là paye-
ront doubles éloges au livre de M. Jules Sandeau, à Marianna,
la délicieuse sœur de vT/we de Sommerville.
Pénétré de l'extrême circonspection que doivent garder les uns
envers les autres les écrivains rangés sous la même bannière, je
n'aurais pas accepté de me constituer l'arbitre du livre de
M. Jules Sandeau, sans des considérations dont la confidence ne
m'est pas imposée ici. A la veille de passer de mon fauteuil de
juge au banc des accusés et pour un délit semblable, j'aurais
observé une prudente réserve, sachant combien on a de la peine
à prêter un arrêt impartial aux esprits placés dans une situation
spéciale. Sans condamner ces appréhensions d'une rigueur trop
absolue, nous avons meilleure opinion des autres et de nous-
même. Peu d'écrivains à notre place , érigés un moment en cri-
tiques , ne conviendraient, à l'occasion du roman de M. Jules
Sandeau, que tout le bien qu'on en pensera et qu'on en dira sera
encore infiniment au-dessous du bien qu'ils auraient voulu en
écrire. Il en est des éloges donnés à un bon livre comme de
l'esprit, on n'en émet jamais autant qu'on en relient.
Léon Gozlan.
25.
CHARLES MATHEWS,
ACTEUR ANGLAIS.
Young , l'acteur tragique du théâtre de Covent-Garden , de-
mandait à son camarade Lewis, comédien célèbre, quel était ce
Mathews qui arrivait d'York . et qui promettait quelques repré-
sentations à Liverpool. — « Eh! eh ! répondit l'acteur en frap-
pant sa botte droite de sa baguette , c'est l'homme le plus long
et le plus drôle que je connaisse. Il n'a pas de bouche. Il parle
par un trou que la nature lui a creusé de travers, au milieu de
la joue. »
En effet, Mathews , qui a tant amusé Londres et New-York ,
avait cinq pieds dix pouces de hauteur, six pouces de circonfé-
rence, la bouche complètement de travers, la plus comique des
allures, et l'air le plus fantastique et le moins réel dont un
homme de théâtre puisse être doué. Potier lui ressemblait un
peu 5 il se rapprochait aussi de Henri Monnier et de Bouffé, pour
le soin des détails et l'étude curieuse du personnage qu'il repré-
sentait. C'était un acteur de caractère, moins remarquable
dans le jeu et le mouvement de la scène, que seul et dans son
cadre. Il charmait ses compatriotes, par la finesse, la préci-
sion , le complet des caricatures créées par lui. Pas une mèche
de cheveux , pas un boulon , pas un demi-geste , pas un mouve-
ment de tête qui ne fussent calculés et d'ensemble. Comme
Potier, il excellait dans les vieillards et surtout dans les vieux
nobles ; comme Henri Monnier, il élait le poète de ses pièces et
le seul père de ses rôles; comme l'admirable Bouffé, il avait un
sourire triste , une gaieté réfléchie et sérieuse , un talent mer-
REVUE DE PARIS, 299
veilleux pour approfondir et sculpter les détails et les acces-
soires.
Mathews était parvenu au plus beau résultat qu'un acteur
puisse désirer: à se suffire à lui-même, à se passer de décora-
tions, de coulisses, de rampe, d'orchestre, de souffleur, de ré-
plique et d'auteur. Un petit salon, une table couverte d'un tapis
vert, un piano, deux lampes lui suffisaient. Vous voyiez appa-
raître, non pas un acteur, mais un Américain, un quaker, un
bourgeois de Londres, une vieille dévote, un émigré français;
c'était Mathews. II n'y avait là ni rouge, ni fard, ni clinquant,
ni perspective, ni moyens ingénieux, inventés pour duperie
spectateur. Vous vous trouviez de plain-pied avec le person-
nage; vous pouviez l'étudier dans sa robe de chambre, suivre
les modifications de son caractère et de son langage , l'observer
comme on observe un insecte au microscope. Mathews appelait
cela ses At Home ( Je suis chez moi ). Les At Home étaient affi-
chés sur les murs de Londres et sur ceux de Philadelphie. Cha-
que voyage que faisait Mathews- donnait à l'acteur une récolte
nouvelle d'originaux; et la galerie s'enrichissait des personnages
les plus disparates. Jamais la petite salle n'était vide ; il fallait
se présenter de bonne heure pour y trouver place. Singulier
amusement d'un peuple observateur, dont toute la littérature
porte la même empreinte , et qui, dans les classes inférieures
ainsi qu'au sommet de la société , n'a pas de |)laisir plus vif que
d'examiner l'humanité de près , comme on examine les rouages
d'une montre et le mécanisme d'un instrument. Chaucer, le
premier en date de tous ses poètes , n'a pas débuté autrement.
Shakspeare a consacré à la même élude un talent sublime; et
tous les bons romans de l'Angleterre reposent sur la même
donnée.
Mathews est mort récemment, admiré et estimé de ses com-
patriotes. Cet homme, réfléchi et observateur, bouffon sérieux
qui inventait ses propres ressources et jetait sur la société le
regard mélancolique du peintre et du romancier, a laissé des
mémoires charmants qui viennent de paraître et qui racontent
les luttes de sa jeunesse, les aventures de sa vie d'acteur no-
made, les péripéties de sa renommée naissante. Rien de plus
curieux; vous avez là un roman comique, sans les bouffonne-
ries de ^Scarron ; un bon tableau de la vie de province , eu
SOO REVUE DE PARIS.
Angleterre, et des acteurs de province; une histoire intéressante
des longs efforts d'un homme de talent, maladif, pauvre, né-
gligent, mauvais exploitateur de sa fortune, étourdi, impré-
voyant et honnête homme; une foule de traits qui révèlent la
situation morale et religieuse de l'Angleterre pendant cinquante
ans. Il a fallu plus de courage à Malhews, le poitrinaire indi-
gent, pour parvenir seulement à exister, qu'à Jules César pour
créer un trône dans une république. Les Anglais apprécient le
courage moral; aussi ont-ils été vivement touchés de celui-ci.
Nous donnerons une idée rapide de ses intéressants Mémoires.
Quand Malhews naquit, en 177G, Londres regorgeait de sec-
taires enthousiastes et de prédicateurs fervents qui voulaient,
de gré ou de force, sauver leurs semblables, et s'attribuaient le
privilège exclusif du salut universel. Le protestantisme angli-
can, comme Bossuet l'avait prédit, s'était subdivisé et morcelé
à l'intîni; le fanatisme hérésiarque échauffait les cervelles; et la
liberté du citoyen, protégée par les mœurs politiques, permet-
tait à tout homme qui se croyait ou se disait inspiré , de mon-
ter sur une borne, de faire d'un tonneau une chaire, de pro-
clamer sa doctrine, d'analhématiser les autres sectes, et de
grouper le peuple autour de soi.
On voyait Whitfield élever au milieu d'une foire publique ses
tréteaux de prédicateur, en face de Polichinelle, déclarer la
guerre à ce dernier, et engager avec le propriétaire des marion-
nettes un combat fantastique. Huntington, espèce de Tartufe
sensuel, qui ne signait ses lettres que des initiales S. S. {Sinner
Saved, le pécheur sauvé) , séduisait surtout les femmes , et
finissait par épouser, en légitime mariage, la veuve du lord-
maire. Plus honnête et plus éloquent que les autres sectaires ,
Wesley, le créateur du méthodisme , infusait dans les veines de
la société protestante une ferveur inconnue, une fièvre d'enthou-
siasme fanatique. Le hasard fit naître Mathews, le satirique, au
milieu de ces congrégations dissidentes , pleines de ridicules
sérieux, de vertus exagérées et de vices hideux; singulières
associations dont personne n'a fait l'histoire impartiale. Son
père était le libraire des dissidents; c'était Mathews père , hon-
nête homme et homme d'esprit cependant , qui imprimait et
distribuait les mille petits traités évangéliques, nourriture spi-
rituelle des Huntingtoniens, Wesleyens et Whitfieldiens, traités
REVUE DE PARIS. 301
religieux dont nous citerons quelques titres au hasard : Neuf
points pour raccommoder les Culottes d'un Croyant; —
Boutons et Boutonnières pour ma Culotte de Chrétien;
— le Soulier à haut talonpour le Chrétien boiteux ; et autres
charmants titres de même nature, titres vraiment incroyables,
si Ton ne savait que l'esprit humain , une fois lancé sans bride
sur la pente de sa volonté propre . et dénué de toute contrainte ,
va. sans s'arrêter, aux dernières limites de l'absurde. Le jeune
Mathews vit rouler autour de son enfance toutes ces figures
dignes de Hogarlh, dont Butler a fait dans son Hudibras la ca-
ricature ou plutôt le portrait j il les vit de près et se moqua
d'elles ; la boutique de son père en était pleine. Excellente édu-
cation pour un acteur comique. TJn beau jour , le père, rentrant
chez lui après un exercice religieux , trouva dans sa cuisine le
grand Huntington, le célèbre apôtre, lequel avait un penchant
déterminé pour la galanterie , occupé ù convertir la cuisinière ,
et lui adressant des exhortations moins édifiantes que vives; il
le rail à la porte à coups de bâton , en s'écriant : « iniliavi
Hu7itington , S. S., Sad Scoundrel, sortez bien vite ! « — Le
talent mimique du petit Mathews se développa naturellement à
l'aspect de ces prophètes populaires; il parodiait leur allure
composée, leur voix emphatique et nasale , leurs clignements
d'yeux, leurs convulsions de pythonisse. C'étaient d'étranges
apôtres ; surtout ce "William Huntington qui vécut jusqu'aux
confins de la révolution française , et dont il faut lire les ou-
vrages pour savoir combien de grossière ignorance et de profa-
nation ridicule peuvent se mêler à l'exaltation du sentiment
religieux. « Toutes les fois que j'eus besoin d'une redingote ou
d'une culotte , dit quelque part ce fanatique , je n'ai eu qu'à les
demander à Dieu ; il m'a servi en fidèle tailleur. Je prie; et ma
prière est un canon que je pointe à droite ou à gauche, selon
mon bon plaisir. J'ai demandé un cheval à Dieu, les bonnes
àraes m'ont donné un cheval ; j'ai désiré le harnais et la bride ,
Dieu a été mon fournisseur. A force de monter à cheval j'usai
mes culottes, une paire de culottes de peau me tomba du ciel,
envoyée par une de mes ouailles ; don surnaturel dont la coupe
était excellente et parfaite. Dieu avait dirigé les ciseaux du do-
nataire, Dieu connaissait ma taille , Dieu savait mes formes par
cœur: c'est lui qui m'a coupé tous mes habits pendant plus de
302 f;EVUE DE PARIS.
cinq ans. » — Le protestantisme dissident a-t-il le droit de jeter
la pierre aux superstitions prétendues de la religion catholique,
et à sa prétendue idolâtrie qui a tant de splendeur , de pompe ,
de grâce et de majesté ?
Une femme qui s'est fait en Angleterre une réputation de mo-
ralité souveraine et qui a écrit des ouvrages à peu près aussi
ridicules dans leur puritanisme que ceuk de Huntington et de
Whitfield , Hannah More , l'auteur du Célibataire en quête
d'une Femme, et de la Jeune Fille en quête d'un mari,
fréquentait la boutique de Malhews le père. Tout en distribuant
la sagesse en petits volumes, Hannah More aimait les bonnes
maisons et les excellents dîners j elle qui frappait d'anathème le
plaisir et la sensualité vulgaire , les théâtres et les acteurs de
second ordre , elle aimait beaucoup M. Garrick , à la table du-
quel elle venait souvent s'asseoir ; qui dépensait 4,000 livres sterl.
par an , possédait une jolie maison de campagne sur les bords
de la Tamise, et en faisait jouir ses amis. Grâce à ces accom-
modements avec le ciel, Hannah More et M, Garrick étaient fort
liésj elle donnait une main au monde profane et Tautre au
monde sacré. Hannah mena un jour son ami Garrick chez
Malhews le père, qui présenta au roi des acteurs son fils, âgé
de trois ans. Le petit Mathews avait éprouvé, quelques jours
après sa naissance , un spasme convulsif qui avait décroché sa
mâchoire. Garrick prit l'enfant dans ses bras ens'écriant : « La
drôle de mine ! Il rit de travers î » — L'adolescence et l'âge
mûr ne changèrent rien à ce singulier défaut , dont Mathews
tira parti. « Le ciel ne pouvant me faire beau , dit-il quelque
part , me fit comique ! »> Il s'aperçut bientôt que tout le monde
riait en le regardant et prit la résolution de rendre la pareille
au monde. Son maître d'études, écossais louche et boiteux,
s'étonnait d'être ébloui par intervalles d'une réfraction lumi-
neuse , qu'une main inconnue dirigeait sur sa tète : c'était la
main du petit Mathews qui avait six ans : « Ah ! coquin, s'écria-
t-il en lui donnant le fouet, je t'apprendrai à faire sur moi des
réflexions! » Et comme apparemment ce bon mot lui semblait
d'une invention heureuse, il le répéta souvent, en répétant aussi
la correction manuelle dont il l'accompagnait. Le malin petit
bonhomme reçut dans son enface plus d'un avertissement de
ce genre. « Si la verge donnait la sagesse, dit-il, je serais assu-
REVUE DE PARIS. 303
rément plus sage que les sept sages. On ne m'épargnait nas.
Souvent je jetais un regard d'envie sur les chérubins de chêne
noir dont la salle d'études était garnie, demandant au ciel
pourquoi il ne m'avait pas créé comme eux, tête et ailes , mais
rien de plus. « Les études mimiques , auxquelles il se livrait par
instinct, plaisaient médiocrement à ceux dont il se constituait
le parodisle; et les mésaventures tombaient sur lui, dru comme
grêle. Un marchand d'anguilles passait tous les jours devant
l'école, criant depuis le bout de la rue : Foici de bonnes an-
guilles; et ne prononçant les dernières syllabes guilles que
lorsqu'il avait dépassé la dernière boutique. Cette prolongation
infinie du son amusa le petit Malhews, qui se posa un beau jour
devant le marchand de poisson, lui disant du même ton :
Fous avez de trop longues an--g... Il n'avait pas achevé le
mot fatal, quand le marchand déposa son panier, le rossa d'im-
portance et reprit son chemin , après lui avoir adressé la leçon
suivante : « Si tu as le malheur, petit polisson , de te moquer
encore de moi, je t'écorcherai vivant, comme une an... '^ Il se
remit à marcher, traîna sa voix , et fit attendre plus longtemps
qu'à l'ordinaire les deux dernières syllabes qui se perdirent au
loin dans les rues tortueuses de la cité.
Rude apprentissage de mime, comme vous voyez. Les dissi-
dents l'engagèrent un jour à parodier le chant favori des angli-
cans, l'hymne de Pope :
« De la flamme céleste étincelle brillante, etc. »
Il avait dix ans ; il réussit on ne peut mieux. Les anglicans
résolurent de venger leur honneur musical, blessé par un bam-
bin. Quelques jeunes gens l'emmenèrent aux courses d'Epsora,
donnèrent à dîner au pauvre petit , le firent boire, le grisèrent,
et le promenèrent ensuite par la ville , en le portant sur leurs
épaules et en chantant à leur tour, avec accompagnement de
divers instruments de cuisine, l'hymne qu'il avait parodiée :
« De la flamme céleste étincelle brillante, etc. »
Il y avait là de quoi étouffer la plus belle vocation de mime ;
mais Charles Mathews était né pour le théâtre , et rien ne put le
304 REVUE DE PARIS.
décourager. A dix ans il joue la comédie avec ses camarades;
à quatorze ans il fait l'école buissonnière pour aller au spectacle.
Cette première apparition du rideau, de la rampe, des acteurs,
des coulisses , fut une révélation pour lui . Ce monde factice était
son monde naturel. «J'aimais, dit-il, je chérissais jusqu'aux
taches du rideau , jusqu'aux vieilles bottes de maroquin jaune
des héros de la tragédie. Ces plumes , ces faux diamants , ce
clinquant, remplirent mon imagination. Le bruit des api)Iau-
dissements m'enivrait déjà. Je faisais tant de bruit dans ma joie,
que mes voisins m'imposèrent silence. Depuis celte époque, j'eus
une prédilection décidée pour cette odeur étrange du théâtre ,
saveur émanée de l'huile rance et des écorces d'orange , que les
spectateurs des galeries apportent avec eux , et dont ils se ser-
vent en guise de rafraîchissements et de projectiles. Mon sort
était décidé. Je rentrai chez moi , l'esprit exalté, dans un état
de splendide irritation. »
Allez donc , Malhews , soyez acteur ; embrassez cette vie
fausse et amusante , triste et gaie, artificielle et observatrice,
dont vous goûterez les angoisses et dont vous aurez la gloire.
Londres, de toutes les capitales d'Europe, celle où le vice se
montre le plus brutalement libre, possède, dans les environs de
Drury-Lane, des réceptacles misérables et singuliers où l'on fait
tout ce que l'on veut faire ; cafés, spectacles, maisons de bain,
maisons de jeu. jardins de plaisirs, asiles de voleurs, logements
de comédiens. Charles Mathews et ses petits camarades s'empa-
rèrent d'un de ces domaines, et y jouèrent, au-dessus d'une
écurie, en dépit du père et des précepteurs, farces et comédies.
A dix-sept ans, on le conduit chez le major Topham, proprié-
taire d'une feuille périodique consacrée spécialement au théâtre;
il y fait ses premières armes comme critique ; et cet adolescent ,
qui n'a pas assisté à deux représentations pendant toute sa
vie, devient l'arbitre des réputations et le juge des talents. L'An-
gleterre était alors féconde en originaux ; elle les cultivait avec
amour; elle prenait d'eux un soin particulier; Topham et sa
sœur méritent, parmi ces êtres bizarres, une mention particu-
lière. Roi des dandys de l'époque , pendant sa jeunesse , il
s'était fait littérateur dans l'âge mûr, et, parvenu à la vieillesse,
il s'était avisé de revenir au costume de la première enfance;
c'était une veste courte sans basques , de couleur verte, un pan-
REVUE DE PARIS. 50o
talon large attaché au-dessus de la cheville, et un tout petit
gilet jaune, attaché par une série de boutons de métal en pain
de sucre. Ainsi costumé, les jambes minces, les bras minces, les
épaules larges et le visage couvert de rides, il s'en allait par les
rues, assez semblable à un jeune géant encore en sevrage. Sa sœur
ne se montrait pas moins étrange que lui. C'était une grande
personne , qui abusait du privilège de ridicule , concédé aux
vieilles filles d'Angleterre -. tantôt coiffée d'un turban, ou armée
d'une houlette ; vêtue en Amaryllis ou en sultane ; suivie d'une
caraérière qui se ccmformait aux fantaisies de sa maîtresse et
adoptait une diversité de costumes toujours analogues à ceux
dont miss Topham avait fait choix ; ce couple excitait l'admira-
tion universelle et arrêtait les regards de tous les passants
étonnés. Sa double excentricité n'échappa point au jeune Ma-
thews . qui commençait déjà sa collection d'originaux. Il les pa-
rodia et perdit leur protection. Ses articles de critique eurent
moins de succès que ses caricatures : il s'empara de la Prin-
cesse de Clètes, roman de M^^e de La Fayette , la traduisit pour
une Revue, crut un moment, dit-il , que l'Europe entière pen-
sait à lui , et fut très-affligé quand ce rêve se dissipa, quand il
apprit que son nom était aussi obscur qu'auparavant et qu'on ne
le classait pas encore au nombre des Dryden, des Pope ou des
Fielding. Alors il se rejeta sur le théâtre , de tout le poids d'un
amour-propre blessé.
Un de ses amis, nommé Lichtfield, passionné comme lui
pour l'état d'acteur, lui propose de rompre enfin les barrières
qui séparent leurs jeunes talents de la publicité et de la gloire.
On s'arrange avec le directeur du théâtre de Richmond, qui per-
met aux deux aspirants de monter sur ses planches, moyennant
la somme de vingt guinées. C'était tout leur petit pécule. Ils
choisissent Richard III , drame de Shakspeare , qui se termine,
comme on sait , par un combat singulier. Mathews avait pris
des leçons d'escrime et tirait vanité de son adresse. Au lieu de
se contenir dans les bornes imposées par l'action du drame , le
voilà qui pousse des bottes , crible de coups son adversaire ,
l'accule sur la coulisse, n'écoute pas son murmure plaintif:
« J'en ai assez! » et prolonge une heure entière le martyre
du pauvre Lichtfield. « Finissez-en donc avec lui, cria un
paysan; s'il a la vie trop dure, prenez un pistolet et achevez-le I »
3 26
306 REVL'fc l)t PARIS.
Ici commence l'odyssée burlesque et misérable de Tacteur
nomade. Il résiste aux volontés de son père et quilte Londres
pour Dublin, riche de quelques guinées el d'une promesse de
directeur, qui devait le \ici^-(tT proportionnellement à son suc-
cès : triste marché dont notre héros fut la dupe. C'était bien
réchanlillon le plus complet, c'est-à-dire le plus mince et le
plus transparent de l'Anglais asthmatique; il n'avait que le
souÊfle , el sa bourse n'était guère plus solide que lui-même.
Mais rame de l'artiste , l'esprit d'aventure, l'amour de la nou-
veauté . le soutenaient ; c'était à la fois un acteur, un observa-
teur, un aventurier; s'il ne s'agissait que d'une mtdiocrilé de
coulisses , allant tenter fortune eu pi ovince , les Mémoires de
Mathews seraient peu intéressants et nous ne les analyserions
pas. A peine débarqué à Dublin , il voit qu'il a rais le pied dans
un nouveau monde; ce jargon bizarre, ces expressions figurées,
ces hyperboles populaires, piquent sa curiosité et lamuseut
beaucoup. Certains esprits vivent pour la curiosité; la lanterne
magique de rhuraauilé, ses couleurs bigarrées et ses figures
diverses les séduisent et les charment. Cervantes, Richardson
el Lesage ont dû savourer délicieusement cette vie de spectateur
passif . assistant à la grande farce du monde. L'acteur d'un
ordre supérieur se rapproclie de ces intelligences observatrices,-
au lieu de reproduire et de commenter le ridicule par des mots,
il liraile par des gestes et se transforme à son gré : talent rare.
La plupart des acteurs vivent de tradition, non d'observation.
Ils remplacent par Tiiabitude des planches la connaissance des
hommes. Ainsi n'était pas né Mathews.
Mais son talent lui coûta cher; quel chagrin pour lui de ne
pouvoir développer encore cette verve et cette pénétration mi-
miques ! Il s'est engagé pour tout faire : il lui faut accepter
des rôles insignifiants et vulgaires. Dans une comédie intitulée
le Citoyen, il y avait un certain rôle d'amant , rôle clieville,
s'il en fut jamais, et dont la seule utilité consistait à nouer la
pièce par quelques mots de galanterie adressés à l'héroïne. On
donne à Mathews une culotte courte beaucoup trop courte , un
gilet jaune beaucoup trop long, un habit rouge râpé dont le
poignet lui vient au coude, un coiffeur qui lui poudre une queue
magnifique , un chapeau à plumet , et on le lance sur la scène.
Vous savez quelle figure c'était j vous connaissez sa bouche obli-
REVUE DE PARIS. 307
quement fendue , son allure d'apprenli , son corps mince et
aplati, et sa physionomie qu'on ne peut regarder sans rire.
Imaginez quelque chose de plus diaphane que Potier et une
physionomie aussi gravement grotesque que la sienne. L'audi-
toire de Dublin, naturellement orageux, entre dans la gaieté
la plus folle qui se puisse imaginer : « Dites donc , moitié
d'homme, lui crie en patois un paysan, qu'atez-tous fait de
votre autre moitié? Pourquoi ne l'avez-vous pas apportée? »
Un autre recommande à l'actrice de ne pas souffler trop fort,
afin de ne pas renverser Mathews. L'actrice imite la galerie; le
parterre imite l'actrice , et tout le monde se moque de l'amant.
Mathewî tient tête à l'orage. C'est une des qualités indispen-
sables de l'acteur et de l'homme politique, de ne rien craindre,
de se faire une cuirasse de bronze , de s'avancer au milieu des
sifflets et des éclats de rire. L'un et l'autre marchent sur des
planches brûlantes; la délicatesse et la susceptibilité les ren-
draient inutiles et à jamais incapables. Cette première épreuve
du pauvre Mathews , à peine sorti de la maison paternelle . était
un peu dure, il est vrai. Il en fut malade. Mais il apprit à tout
braver; le baptême de feu était subi.
Ciiailes Mathews n'était pas au bout de ses peines. Le direc-
teur ne le paya pas; il fallait vivre à Dublin. Mathews vécut à
peu près de l'air du temps. « Combien de fois, dit sa veuve,
m'avoua-t-il qu'une journée sans déjeuner avait succédé à une
journée sans dîner ! Sa flûte et son violon le consolaient, et il
étudiait ses rôles, entre un morceau de pain et une bourse
vide. Enfin , un beau jour, son bote le mit à la porte , ou , pour
m'exprimer avec plus de justesse, il ferma la porte sur Mathews,
Le pauvre acteur revenait du théâtre; il souleva inutilement le
marteau. L'hôte, en bonnet de coton . mit la tète à la fenétie ,
lui déclara qu'il gardait le violon du débiteur, et le pria d'aller
chercher ailleurs un asile, n Un barbier charitable recueillit
l'exilé ; il continua , comme il put, ^n stérile et maigre appren-
tis.sagç. Singulier courage ! La maison de son père peut s'ou-
vrir à lui et lui donner abri contre la misère et la faim; il ne
veut pas y rentrer; il continue, affronte les sifflets des Irlan-
dais, les refus pécuniaires du directeur, et supporte tout,
pourvu que le théâtre et les coulisses le protègent. Il lui faut
les planches j qu'il les touche seulement , et il oublie qu'il n'a
308 REVUE DE PARIS.
pas dîné. On le voit errer de Dublin à Swansea , et de Swansea
à York, obscur, méprisé, riant, soumettant l'humanité à son
observation caustique , toujours affamé , et , chose assez cu-
rieuse, heureux; heureux comme on l'est d'une passion qui
devient une étude , et d'une étude qui devient une passion. Pour
s'achever, il prend femme ; une femme souffrante, attaquée de
consomption , et qui n'a rien. Imprudente et mélancolique his-
toire de l'artiste , absorbé dans son art , multipliant les fautes
de conduite , et marchant droit au malheur, sans regarder au-
tour de lui. Ce talent, de nature profonde, ne pouvait percer
et se développer qu'avec le temps ; il n'imitait pas, il créait ; il
n'escamotait pas le succès , il l'étudiait. Le public avait besoin
de s'accoutumer à Mathews. Encore ne pouvait-il le former, ce
public mobile; et son originalité, son étude approfondie , sa
finesse d'observation , qualités perdues , s'éclipsaient au milieu
des acteurs de métier, de convention et d'habitude , possesseurs
du succès , maîtres des sympathies du public. Jetez , je vous
prie, un regard de pitié et de douleur sur cette redoutable
quarantaine à laquelle l'homme de talent est soumis ! Plus ce
talent ressort de l'instinct , s'éloigne du lieu commun, cherche
la vérité , plus il a de peine à se faire jour.
La plupart des directeurs et des amateurs niaient Mathews ,
parce qu'il ne ressemblait pas à ce qu'ils connaissaient. Le di-
recteur du théâtre d'York , Tate Wilkinson , autre original ,
déclara que le jeune homme n'avait de succès à espérer que
derrière un comptoir. La première fois que ce directeur l'avait
reçu dans son cabinet , Tate qui s'occupait à polir et à nettoyer
une boucle d'acier donnée par Garrick , boucle de soulier qu'il
portait dans les grandes occasions , leva à peine les yeux vers
le nouveau venu :
« Comment vous appelez-vous ?
— Mathews.
— Ah ! ah ! bonjour, moosieur Mothers.
— Monsieur, mon nom est Mathews.
— Vous venez de me le dire. Ah çà , vous êtes singulière-
ment long : quelle perche! Vous êtes trop grand j mon cher,
pour les petits emplois.
— Il est vrai que je suis très-maigre !
— Comment diable avez-vous le courage d'oser vivre?
REVUE DE PARIS. 30»
— Je fais de mon mieux pour cela.
— Et vous marcliez ?
— A peu près.
— Vous êtes bien hardi. Ah çà , monsieur Mordews , le pre-
mier coup de sifflet va vous renverser.
— Je lâcherai de ne pas le mériter.
— Vous tâcherez! Garrick, le grand Garrick. a été sifflé j
entendez-vous , monsieur Motitagne !
— Mathews , s'il vous plaît.
— Comme vous voudrez, monsieur Mathieu Montagne !
— Ce ne sont pas là mes noms.
— Avez-vous de la mémoire, monsieur Mattocks!
— Oui , monsieur, et je me nomme Matheivs !
— Nous verrons cela. Avez-vous femme et enfants?
— Oui, monsieur!
— Tant pis , monsieur Montaigu ! » '
Ce Taie était bien cruel. Mathews fit contre fortune bon
cœur, et se soumit aux lyranniques volontés de l'impertinent.
Bénies soient les bonnes âmes , qui épargnent le dédain et éco-
nomisent l'insulte envers les débutants , dans toutes les carriè-
res ! Ces âmes ont quelque chose de noble , de généreux et
d'honnête dans leur nature : Talma et Gœlhe, Paësiello et Ru-
bens ne se permettaient pas l'insolence qu'un sous-précepleur
ou un directeur de marionnettes prodiguent; petits despotes,
que Shakspeare a flétris; Nérons en herbe, Tibères de basse-
cour, aussi abominables que les tyrans dont l'histoire a conservé
les noms. Hélas ! il y a, dans la vie privée, des férocités impu-
nies, et des bassesses inconnues, dont personne ne fait justice.
Notre pauvre acteur philosophe plie la tète; il finit, en veil-
lant, en jeûnant, en étudiant, en redoublant de sacrifices et
d'efforts , par s'assurer uu revenu de vingt et quelques francs
par semaine. Tate VVilkinson commence à convenir qu'il est
utile, et qu'on peut se servir de lui dans l'occasion. C'est quelque
chose de gagné ; mais le chapitre des finances présente encore
d'énormes embarras. Les impositions personnelles réclament de
Mathews le montant de leur créance , qui dépasse de quelques
guinées le revenu de l'acteur nomade. 11 s'avise d'un expédient
comique ; sur un énorme cahier, il établit la liste des dépenses
exigées par sa profession, et prouve qu'elles diminuent effroya-
26.
510 REVUE DE PARIS.
blement la somme de ses gains. Les membres du comité des im-
positions lisent gravement cette pancarte : « perruques rondes ,
perruques rousses , perruques noires, perruques vertes pour les
naïades, perruques jaunes pour les jocrisses 5 puis douze pages
de souliers ; quarante itetn de moustaches multicolores ; toutes
les sortes de rouges , parfumeries à n'en plus finir... » Jamais
document pareil n'avait été soumis aux membres du comité. Leur
gravité , d'abord trompée par le sérieux apparent de l'énumé-
ration, finit par être déconcertée ; ils éclatèrent de rire et biffè-
rent le nom de Mathews.
Ainsi , malgré le besoin et la douleur , l'acteur comique faisait
de sa pauvre vie une comédie perpétuelle 5 il faut lire dans ses
mémoires le récit original de ces mille petits déboires sur les-
quels sa vive sagacité s'exerçait et qui domptaient sa mauvaise
biimeur.
Il y a avait cependant bien de la mélancolie au fond de tout
cela ; M"o Mathews s'en allait mourante ; elle ne quittait plus le
lit. L'acteur étudiait ses farces auprès du chevet de la poitri-
naire à l'agonie. Dans la même troupe (Mathews se trouvait à
York), une actrice belle, encore jeune, miss Jackson, spiri-
tuelle et bien accueillie du public , avait acquis beaucoup d'in-
fluence sur l'esprit delà mourante, qui l'affectionnait particuliè-
rement. Miss Jackson ne tarda pas à vivre dans l'intimité du
ménage, beaucoup plus liée avec la femme qu'avec le mari.
Un jour , c'était peu de temps avant sa mort, M™^ Mathews la
pria de venir la voir; la mourante semblait aller mieux; elle
se leva sur son séant , parla de ses affaires et de celles de
son mari , montra beaucoup de lucidité d'esprit, et fit appro-
cher M. Mathews de son lit. Là se passa un scène intéres-
sante que miss Jackson elle-même a racontée et qui dépasse,
pour la singularité pathétique , beaucoup d'inventions roma-
nesques.
« Je me sens mieux, dit la mourante ; et la cause de mon
état meilleur, c'est la révélation que je suis déterminée à vous
faire. Je sais que toute l'habileté du monde ne me sauverait pas ;
ce que je regrette avant tout , c'est de laisser sur la terre mon
mari si jeune, qui se remariera sans doute, peut-être à une
femme incapable de comprendre les qualités de son cœur et de
son esprit. Cette idée me fait mourir très-malheureuse , et à
REVUE DE PARIS. 311
mesure que ma maladie augmente j'en ressens plus vivement les
angoisses. »
— « Celte préface nous affligeait beaucoup, dit miss Jackson,
et nous nous regardions l'un l'autre avec anxiété. Elle s'arrêta ,
fatiguée qu'elle était d'avoir parlé , et reprit ensuite : « Je ne
puis espérer vivre longtemps. C'est peur moi un devoir de vous
ouvrir mon cœur. L'amertume de mes derniers moments s'ac-
croit , lorsque je pense à l'isolement complet dans lequel je vais
laisser mon cher mari. Remplissez donc mes derniers désirs, et
promettez-moi de ne pas tromper l'espoir d'une femme mou-
rante. » Alors la poitrinaire prit la main de son mari , la plaça
dans la mienne, porta nos deux mains unies à ses lèvres pâles
et tremblantes , et nous convia , de la manière la plus solen-
nelle , à devenir époux après sa mort. 11 serait impossible de
décrire notre étonnement et notre embarras, à tous les deux. Je
n'avais jamais ressenti pour M. Mathews qu'une amitié très-sin-
cère , sans aucun mélange d'un sentiment plus vif. Lui-même,
honteux de l'étrange situation dans laquelle il se trouvait placé,
désapprouva hautement et même durement l'intention que sa
femme venait de manifester. Je tombai à genoux aux pieds du
lit , la priant de me pardonner , et l'assurant qu'il m'était ira-
possible de me soumettre à ses désirs. Elle reprit que j'avais
tort et qu'elle était bien certaine que c'était là le seul moyen de
préparer le bonheur des deux êtres qu'elle aimait le mieux au
monde. Je résistai jusqu'au bout, ainsi que M. Mathews, et je
n'oubliai rien pour la calmer. Depuis cette époque , mes rela-
tions avec son mari devinrent plus froides qu'auparavant , et
nous nous évitâmes mutuellement. »
Cette scène touchante, à laquelle je n'enlève point sa couleur
primitive, décida de la destinée du pauvre Mathews. En dépit de
sa répugnance à contracter un mariage aussi bizarre, il devint,
au bout d une année , le mari de miss Jackson ; sa prospérité
date de celte époque.
Londres l'accueillit ; le Hay-Market retentit enfin des applau-
dissements dus à ce comédien consommé ; on finit par compren-
dre celte piquante et énergique originalité d'un talent auquel il
ne suffisait pas d'obéir aveuglément à un rôle, mais qui repro-
duisait des types et transformait son art en philosophie. Gêné
par la réplique , et comprenant qu'il avait en lui assez de force
312 REVUE DE PARIS.
native pour accomplir seul et sans aide rûnitation parfaite des
ridicules, à laquelle il aspirait , il inventa ses Jt Home, repré-
sentations à huis clos et à un seul acteur, dont nous avons déjà
parlé. Un M. Arnold, habile spéculateur, devina le parti que l'on
pourrait tirer d'un tel homme, en l'affermant pour sa vie entière,
et en se chargeant de tous les périls de l'entreprise, dont l'en-
trepreneur se réservait les bénéfices. Arnold n'avait pas d'autres
frais à faire que de payer le logement de Mathews, et de lui ser-
vir une petite rente. Quant à Mathews, véritable artiste sans
prévoyance, il s'engageait corps et âme, et consentait à payer un
dédit considérable de 200 livres sterling, pour toutes les soirées
où il négligerait ou refuserait de jouer. Arnold usa de son droit
avec une sévérité de planteur. Mathews devint son esclave, sa
victime, son nègre. Il ne put se donner désormais un seul jour
de repos; il vit Arnold accumuler les bénéfices, et resta lui-même
dans la situation médiocre qu'il s'était ménagée et qui ne pou-
vait s'accroître. Tout le monde croyait à Londres que Mathews
faisait fortune. lien faisait bien une, mais c'était celle d'Arnold.
Enfin, l'ennui, le chagrin, la fatigue, l'irritation, le mirent à
deux doigts de sa perte ; cette maladie pensa priver Arnold de
la mine qu'il exploitait. Arnold sentit sa faute; et, ne voulant
pas tuer la poule aux œufs d'or, il donna un peu plus de liberté
à Mathews. Mathews en usa pour visiter l'Amérique et le con-
tinent, pour enrichir sa galerie de portraits vivants, et pour
écrire le commencement de ses spirituels et agréables mémoires
que sa veuve a continués.
L'auteur de ces lignes a vu Mathews à Londres en 1819. Ce
n'était pas un acteur ; ce n'était pas un auteur comique ; ce n'é-
tait pas un peintre de caricatures ; mais un produit mixte et fort
curieux de la civilisation anglaise , de l'observation anglaise et
de l'analyse minutieuse dont ce pays a donné tant de modèles.
Doué de la perception comique la plus vive et la plus pénétrante,
et d'un talent mimique fort rare, sa pénétration ne s'arrêtait pas
à la surface; son instinct était créateur; son observation était
personnelle. Il a longtemps remplacé , par ses caricatures ex-
cellentes, la comédie qui manquait à l'Angleterre. Au lieu d'é-
crire des romans, il les faisait vivre ; au lieu de dessiner ses por-
traits, il venait prendre place dans le cadre. L'étude de cet ar-
tiste singulier nous a semblé d'autant plus intéressante, que la
REVUE DE PARIS. 313
France acUielle , soumise à l'infliience de ses mœurs nouvelles
d'analyse et d'examen, se rapproche aujourd'hui du mêmegenre
d'observation froide et d'imitation ironiquement détaillée, qui
caractérirait Charles Mathews.
^ Philarète Chasles.
LA LITTÉRATURE
SOUS
RICHELIEU ET MÂZÂRIN.
II.
iiCUDERY.
II semble, sans prendre toutefois l'assertion en un sens
absolu, qu'après cette poésie lyrique et populaire qu'on retrouve
plus ou moins originale , mais presque toujours destinée à
l'oubli , dans les civilisations naissantes , il semble que les litté-
ratures d'imitation sont souvent, à l'époque qui précède leur
plus grand développement , comparables aux littératures de
décadence et de déclin : même exagération, même tendance au
Irait, même préoccupation de la forme. Le tact littéraire, le
goût, si l'on veut, manque absolument dans l'art. On confond
dans une égale admiration les génies purs , achevés et nourris ,
les poètes brillants, mais mélangés, et même les écrivains
affectés et déclamateurs 5 puis on est conduit comme fatalement
à n'imiter, à ne reproduire que ceux-ci. 11 en a été ainsi chez
les Latins aussi bien qu'en France. A Rome, les premiers
tragiques s'attachent moins à Sophocle qu'à Euripide, plus
accessible par ses défauts; phis tard, Catulle imite Callimaque,
REVUE DE PARIS. 315
Cicéron traduit Aratusj Virgile même, dans sa première ma-
nière, demande des inspirations à Euphorion et à Moschus. La
littérature du commencement du xviie siècle nous semble
pouvoir être rapprochée, dans son procédé, de ce premier
mouvement dans l'art latin. Pendant que le génie du règne de
Louis XIV se cherchait encore, on vit la répétition de celte
emphase, de ces jeux de mots puérils, de ces traits brillants , de
cette érudition raffinée dont les poètes alexandrins avaient, sur
certains points , donné Texemple. Moins la pureté et le charme
de la forme , il y a au fond plus de rapports qu'on ne le pourrait
croire entre le poëme de Callimaque sur la chevelure de
Bérénice transformée en comète, et la mètainoi'phose des
yeux de Philis en astres par l'abbé deCerisy. Sous Louis XllI
aussi, on s'attache plus aux écrivains delà décadence qu'à ceux
du siècle de Périclès et d'Auguste. L'abbé de Marolles médite
déjà la traduction de Martial , Brébeuf versifie Lucain , le pré-
sident Chalvet et Du Ryer reproduisent Sénèque. Malherbe
même préfère de beaucoup Stace à Virgile , comme VAminte
du Tasse à la Divine Comédie.
On a souvent reproché à M'^e de Scudery d'avoir déguisé les
Romains de la république en beaux esprits de la Fronde occupés
à faire des madrigaux. Le tableau eût été vrai cependant,
comme Ta remarqué M. Patin , si elle l'eût placé non dans un
temps où régnait encore la vieille et sauvage austérité latine,
mais seulement à l'époque du deuxième Brutus 5 les hommes les
plus considérables d'alors, le collègue de Marins lui-même,
s'occupaient, comme on le fit sous Richelieu et Mazarin, de
poésies amoureuses, et se distinguaient par une culture agréable
et fleurie. Sans attacher plus d'importance qu'il ne convient à
ce rapprochement , on peut remarquer qu'outre l'analogie litté-
raire, il y avait la même urbanité exquise de mœurs, le même
charme raffiné dans les rapports, la même corruption voilée
sous le veinis brillant d'une société polie. Mais au point de
vue de l'art , il faut l'avouer, nous fûmes moins bien servis que
Rome. Sur le sol grec le mauvais goût ne pouvait pousser de
profondes racines, au lieu que chez les Romains, que nous
imitions , la langue et la littérature avaient décliné prompte-
ment.
J'admire et je respecte trop les lettres latines pour chercher
316 REVUE DE PAFxïS.
dans les conleinporains de Catulle quelques points de compa-
raison avec récrivain qui est l'objet de celle étude. S'il y a
quelque analogie entre les poëtes de Richelieu et de Mazarin
et les poules de la fin de la république, l'avantage esl à coup
sûr du côté de Rome , et Ton ne peut sérieusement rappeler que
le génie sévère de Corneille debout au seuil du siècle de
Louis XIV, comme Lucrèce au début du siècle d'Auguste. Ce
serait faire injure à la littérature latine que de chercher en elle
des similitudes , même éloignées , avec Scudery. Pour trouver
dans l'anliquité un parent de l'auteur ù'Alaric , il ne faut pas
interroger l'histoire, mais demandera Piaule les fanfaronnades
sans fin, les amusantes jactances de son Miles Gloriosus. Sans
avoir tué sept mille hommes à lui seul, sans avoir d'un coup de
poing cassé la jambe d'un éléphant comme le Pyrgopolicines du
comique latin , Scudery doit conserver avant tout, en histoire
littéraire , son caractère de capitan et de matamore.
La famille de Scudery était ancienne et tirait son origine de
Sicile. Elle suivit les princes de la maison d'Anjou, vint s'établir
à Apt , et durant les troubles religieux du xvie siècle, embrassa
ardemment le parti catholique. L'aïeul de Scudery se prononça
en faveur de Charles IX contre les huguenots de Provence , et
son père, qui fut lieutenant de roi au Havre , tandis que Brancas
y gouvernait au nom de la Ligue, épousa la fille du seigneur
de Brilly (1). Je ne sais si cette lieutenance fut conservée sous
Henri IV; mais les parents de George de Scudery demeurèrent au
Havre durant le règne de ce prince, car c'est là que naquit l'au-
teur d'Jlaric, en 1601. George passa une partie de sa jeunesse
à Apt, sans doute dans la famille de son aïeul , et ses premiers
essais poétiques furent inspirés, sous le ciel provençal, par
une jeune el gracieuse personne, W^^ Catherine de Rouyère, qui,
peu sensible sans doute à la passion du poète , épousa depuis à
Aix un M. dePigenat. Scudery avait cependant en celle circon-
stance prodigué ces extravagantes démonstrations d'amour que
V^strée et l'engouement espagnol avaient mises à la mode.
Ainsi, au retour d'un voyage de Normandie , il venait, la nuit,
(l)Voir les i\/c/;îc>irej de Nlceron, tom. XY, la Bibliothèque fran-
çaise de Goujet, tom. XVII, les Historiettes de Talkmant des Réaux,
tom. V.
REVUE DE PARIS. 317
avant de rentrer daus Apt, clianter sous les croisées de sa belle
de mauvais vers de sa façon. C'était la préface naturelle, c'était
le prélude en action de tous ces récits amoureux, de tous ces
sentiments exagérés et ridicules q^i'il transporta depuis au
Ihéàtre. Devant écrire des rôles d'amour, il avait essayé de la
passion; il lui fallait encore entrer dans le métier des armes
pour justifier en quelque chose ces allures martiales, ces rodo-
montades de soldat qui , introduites dans la littérature, allaient
tout à l'heure lui créer un renom. Charpentier assure que
Scudery n'a jamais commandé d'autres troupes que celles de
l'Hôtel de Bourgogne et du Marais , et quelques autres bandes
de comédiens de campagne (1). C'est là une exagération mé-
chante. On ignore si la jeunesse de Scudery avait été remplie
par ces voyages auxquels il fait souvent allusion , ou consacrée
à la vie militaire dont il s'est tant glorifié depuis. Mais ce qu'il
y a de sûr, c'est qu'en 1G29 , dans la guerre de Piémout , où
Louis XIII intervint contre les Espagnols en faveur de Chailes
de Gonzague, il commanda réellement un régiment, et se dis-
tingua. Le duc de Saint-Aignan l'ayant présenté plus lard à
Louis XIV, comme écrivain, Turenue vint se mêler à la conver-
sation, et adressa au poète ce compliment outré sans doute,
mais flatteur : « Je donnerais volontiers tout ce que j'ai fait pour
la retraite de M. de Scudery au PasdeSuze.« Soit préoccupation
littéraire déjà , soit dégoût du métier de la guerre , Scudery
ne paraît pas avoir pris part à cette expédition au delà du Irailé
avec le duc de Savoie. Il avait vingt-huit ans alors , et n'en
était pas sans doute à ses débuts poétiques. Mais le temps venait
de se décider, de choisir l'une ou l'autre carrière, et de se faire
un nom. Ce ne fut pas sans peine que Scudery abandonna les
annes, et, en ses regrets, voulant rester fidèle à ses goûts de
soldat, il porta dans les lettres les habitudes de vanterie mili-
taire, les fanfaronnades de régiment.
Théophile de Viaud, que Scudery avait peut-être connu dans
sa jeunesse, était mort en IG20 , et ses scandaleuses aventures
avaient laissé peu d'amis à sa mémoire. L'édition de ses œuvres
restait incomplète, et il y avait quelque générosité à braver
l'opinion publique et à recueillir ces ouvrages posthumes. Un
(1) Carpenleriana, Paris, 1711, iii-12, pag. 110.
3 27
ÔI8 REVUE DE PARIS.
libraire de Rouen pria Sciidery, dont le nom était encore inconnu,
d'accepter le rôle d'éditeur , et le jeune capitaine des guerres du
Piémont, gardant sa rapière et ses moustaches du Pas de Suze ,
fit précéder les nouvelles poésies de Théophile d'une préface (1)
qui se terminait ainsi : « Je ne fais pas difficulté de publier hau-
tement que tous les morts ni tous les vivants n'ont rien qui
puisse approcher des forces de ce vigoureux génie ; et si parmi
les derniers il se rencontre quelque extravagant qui juge que
j'offense sa gloire imaginaire , pour lui montrer que je le crains
autant que je l'estime , je veux qu'il sache que je m'appelle
DE ScuDERY. « D'Artiguy le traite à cette occasion de vrai bala-
din du Parnasse, comme Tallemant des Réaux le surnomme
mâche-laurier. Renouveler en France ces manières chevaleres-
ques que Cervantes venait de ridiculiser dans Don Quichofe ,
se montrer tour à tour flatteur , bravache et homme à bonnes
fortunes, comme le Falstaff récemment créé par Shakspeare,
accepter les traditions du miles glorfosus antique , du capilan
italien , du matamore espagnol , s'inspirer avant tout du traité
de Brantôme sur les rodomontades , c'était le rôle que Scudery,
sans s'en douter peut-être , allait jouer dans la littérature , sous
Louis XIII et Anne d'Autriche. Tout le monde sait les vers de
Boileau :
Bienheureux Scudery dont la fertile plume
Peut tous les mois sans peine enfanter un volume !
Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens,
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.
Je suis très-loin d'appeler de cet arrêt qui a sauvé seul de
l'oubli le nom de l'auteur d'Âlaric. Sans que Scudery ait écrit
autant de volumes que le ferait supposer la sortie de Despréaux,
sans qu'il ml perforé force gens sur le pré, ainsi que le lit un
peu plus tard Cyrano de Bergerac, je veux lui laisser comme
poëte, malgré les éloges de ses contemporains , comme soldat ,
(l)Voird'ArligDy, il/e'woirej d'histoire et de littérature, Paris, 1749,
in-12, tom. VI, pag. 334.
REVUE DE PARIS. 319
malgré le mot de Turenne , la place obscure qu'il occupe , qu'il
mérite et qui lui restera.
Scuilery revint de la guerre du Piémont , et se fixa à Paris en
1650, l'année même de la mort de Hardy, de ce fécond impro-
visateur, qui avait si longtemps occupé le théâtre en maître, et
brillé au moins par l'imagination, sinon par le talent poétique.
Hardy laissait un grand renom , et l'admiration devait lui rester
jusqu'à ce que surgît, pour tout effacer, le nom glorieux de
Corneille. En 1039 , dans son Discours de la tragédie, Sarasin
disait encore que , bien qu'il se servît de Pégase comme d'un
hippogriffe , il avait tiré la tragédie du milieu de la rue. Scudery,
ambitionnant l'héritage dramatique de Hardy, suivit donc ses
traces, w 11 a . disait-il de lui, un puissant génie et une veine
prodigieusement abondante ; il est plein de facilité et de doc-
trine , et quoi qu'en veuillent dire ses envieux , il est certain que
c'était un grand homme ; seulement il avait trop de part à la
pauvreté de sa profession, et c'est ce que produit l'ignorance de
notre siècle et le mépris de la vertu. » Scudery prit donc Hardy
pour modèle , et il l'imita en tout , par malheur aussi dans ses
infortunes pécuniaires. Corneille venait de débuter par Mélite;
Roli ou . âgé de vingt-deux ans , avait à peine imprimé sa pre-
mière pièce; Boisrobert , Desmarets , Du Ryer, étaient encore
inconnus à la scène ; Mairet et Monléon ne semblaient pas des
rivaux bien redoutables. Scudery rêva donc une royauté drama-
tique qui paraissait facile, et, s'il attaque tout à l'heure le Cid
avec violence , c'est que le génie dominateur de Corneille vien-
dra meure pour toujours obstacle à ses prétentions dramatiques.
Quand Scudery donna Lygdamon ^ en 1651, le théâtre subis-
sait des influences bien diverses. D'un côté les mystères du
moyen âge et même les dits des trouvères ne rencontraient plus
çà et là que de rares interprètes comme Grandcbamp, Thullin,
et un peu plus tard Ballhasar Baro , tous ces poêles oubliés ,
dont l'excellent livre du duc de La Vallière est le curieux mar-
tyrologe; d'autre part les pastorales italiennes, comme VAminte
du Tasse, y auraient volontiers introduit les formes langoureu-
ses de l'idylle. Toutefois les deux sources principales du drame,
auxquelles puisa également Corneille, mais dont l'une seulement
persista sous louis XIV, c'étaient d'abord r«//i6/o<y//o espagnol
avec ses amours, ses jalousies, ses duels, ses déguisements, ses
320 REVUE DE PARIS.
prisons et ses naufrages ; plus la tragédie classique , s'inspirant
tour à tour de Tantiquilé ou de la Bible , et se préoccupant plus
du style et des caractères que du fracas de Taction. Un théâtre
national, puisant dans notre histoire, eût mieux valu sans doute
que tout cela , mais entre l'imitation étrangère et l'imitation de
l'antiquité, entre le triomphe de Sophocle et celui de Lope de
Vega, il n'y avait pas à hésiter. Scudery, dont l'esprit médiocre,
entreprenant et faux , ne faisait pas d'ailleurs toutes ces dis-
tinctions , se laissa emporter au courant des impulsions drama-
tiques diverses , et dans ses créations variées , se tint toujours
loin du monde réel, et en je ne sais quelle sphère de convention
qui n'a même pas la vraisemblance. A côté des types antiques
comme Agrippine, transformée en pédante de ruelle, comme
Brutus changé en rhéteur débitant des allusions louangeuses à
Richelieu , ce sont tour à tour des amoureux alanguis qui n'ont
gardé des bergeries italiennes que la fadeur prétentieuse, ou
des amants fanfarons toujours prêts à tomber en garde , et par-
lant de leur martyre la main sur le j)ommeau de la rapière.
La tragi-comédie de Lygdatnon , écrite dans un style bîen
éloigné de V ordinaire , fut jouée en 1651. Dès l'ouverture de la
scène, Lygdamon déclare son amour à Sylvie , cet oiseau de
proie qui se noiirrit de cœurs ^ et il s'établit entre eux un sin-
gulier dialogue, dont voici quelques vers :
SYLVIE.
Que l'aspect est plaisant de cette forêt sombre!
lygdamon!
C'est où votre froideur se conserve dans l'ombre.
SYLVIE.
Je n'ai jamais rien vu de si beau que les cieux.
LYGDiMON.
Eh quoi ! votre miroir ne peint-il pas vos yeux?
SYLVIE.
Que le bruit des ruisseaux a d'agréables charmes !
LYGDAMOX.
Pouvez-vous voir de l'eau sans penser à mes larmes?
SYLVIE.
Je cherche dans les prés la fraîcheur des zéphyrs.
iygda:mon.
Vous devez ce plaisir an vent de mes soupirs.
REVUE DE PARIS. 321
SYLVIE.
Que d'herbes, que tle fleurs vont bigarrant les plaines!
LYGDAÎIOX.
Le nombre est plus petit que celui de mes peines.
STLTIE.
Les œillets et les lis se rencontrent ici.
LVGDAyON.
Oui, sur votre visage, et dans moi le souci .
Après bien des soupirs et de fades désespoirs, Lygdamon
quitte Sylvie et s'éloigne pour cherclier la mort dans les com-
bats. Mais Lydias, également malheureux dans ses amours et
dans ses duels , court le monde comme Lygdamon, afin de dis-
traire sa peine. Par un singulier jeu du hasard, LygJamon et
Lydias se ressemblent au point que chacun les confond. Leurs
maîtresses les confondent comme tout le monde. Lygdamon est
heureux amant. Mais tout à coup on vient Tarrèter, et il apprend
non sans surprise qu'il est accusé d'avoir tué en duel l'un des
principaux personnages du pays. Comment se justifier? Il va
boire le poison pour échapper au supplice, et à la honte d'avoir
trompé une femme avec un faux nom. La pastorale tourne au
tragique; mais Lydias paraît avec Sylvie. La reconnaissance est
des plus touchantes. Chacun reprend ses affections premières
sans trop songer au désagrément de la méprise, et la pièce se
termine par un tableau général d'amour et de bonheur. Pour
rendre tout ceci plus probable, il est bon de remarquer que la
scène se passe à Rhotomage , du temps de Mérovée. Quoique
Grégoire de Tours et Frédégaire n'eussent pas deviné ces ber-
geries , la pièce eut un grand succès. Scarron, Rotrou, Corneille
lui-même, félicitèrent le poète sur son beau génie, et l'on
trouva partout qu'Apollon et Scudery se ressemblaient comme
Lygdamon et Lydias. Tous ces éloges furent reproduits en tète
de la pièce, selon l'habitude du temps, avec un sonnet de l'au-
teur, où il défie Jupiter de inettre ses écrits en poudre.
La réussite de Lygdamon donna accès à Scudery auprès de
Richelieu, et le poète, heureux de cette protection, devint l'un
des chantres habituels et des tîatleurs lyriques du grand homme.
Il débuta dans cette voie, deux années après sa première pièce
de théâtre, par un très-raédiocre poème intitulé ie Temple. La
27.
322 REVUE DE PARIS.
fiction de Scudery ne va pas au delà d'un voyage dans l'île de
la Renommée. C'est à Marseille que l'auteur s'embarque, et il se
garde bien, en bon Français, de toucher en Espagne pendant la
traversée. Tempête traduite d'Ovide, souvenirs mythologiques
de l'âge d'or, traditions des éternelles délices des îles Fortunées,
rien de tout ce qui est su et deviné d'avance ne manque à ce
poème. Un temple magnifique sélève dans l'île à la gloire de
Richelieu ; le nom du cardinal est inscrit au fronton, et sur les
parois sont représentées les prises d'armes du règne de Louis XIII.
Le poète en compte toutes les colonnes, toutes les pierres :
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales.
Le vers de Boileau se retrouve textuellement dans le Temple.
On dirait un toisé d'architecture mis en vers, et rehaussé çà et
là de ces finesses officielles que certaines villes débitaient alors
aux entrées des princes , en offrant encore , suivant des tradi-
tions près de s'effacer, les cruches d'hypocras, ou l'avoine dans
les picotins fleurdelisés.
L'année suivante, le siège de Nancy et le glorieux retour du
cardinal après ses victoires de Lorraine, fournirent à Scudery
une nouvelle occasion de flatterie. Il compoi^aune longue épître
héroïque où la politique dominatrice de Richelieu est exaltée de
toute manière. La royauté du monarque, effacée par celle du
ministre, se trouve rejetée au second plan, dans une sphère so-
lennelle encore, mais inactive :
Dans le corps de l'Etat tiens la place du cœur,
dit-il au cardinal. Cependant les préoccupations militaires et po-
litiques n'absorbent pas tellement Scudery qu'il ne trouve en-
core le temps de recommander les lettres à Richelieu, de lui dire
qu'Apollon est de sa coniiaissance, et qu'il doit caresser les
neuf sœurs , et enfin de se vanter lui-même par occasion. Le
cardinal écouta la voix du poëte, car un an après l'Académie
fut fondée , mais Scudery n'y put être compris dès l'abord ; il
était trop peu connu encore , bien qu'en parlant de sa muse, il
eût dit à Richelieu :
REVUE DE PARIS. 323
Son amour la fit tienne, et tu l'as acceptée ;
Mais sa gloire est acquise, et non pas méritée.
Aux bords de l'Océan un dieu vint l'animer
Pour faire plus de bruit que les flots de la mer.
D'une ardeur héroïque on la voit enflammée ;
Aussi bien que Minerve elle naquit armée ;
Et, fille d'un soldat, elle prend ses ébats
A chanter les hauts faits au sortir des combats.
Je ne sais si tout cet étalage de succès guerriers et poétiques
plaisait beaucoup au public du règne de Louis XIII, mais il est
sûr que le sourire venait déjà sur bien des lèvres à l'occasion de
ces naïves impudences. Scudery ayant fait graver son portrait
avec ces vers :
Et poète et guerrier,
Il aura du laurier,
ce disUque fut insolemment parodié delà sorte :
Et poète et gascon,
11 aura du bâton.
Scudery se consola vite par sa vanité de celte légère disgrâce.
Après quatre années d'interruption, il était d'ailleurs revenu au
théâtre, en I600 , et semblait vouloir s'y vouer désormais avec
suite et persistance. Bien que Du Ryer eût demandé à Scudery la
permission de mettre des vers à sa louange en tète du Trom-
peur puni, afin de devenir immortel, celte pièce n'eut pas le
même succès que Ly^gdamon. C'est une mauvaise intrigue de
jalousie, sans plan arrêté, qui se passe tour à tour en Angle-
terre et en Danemarck, et qui n'a pas le moindre intérêt. Il y eut
de vives censures. Mais un jeune poêle, Chandeville, dont Scu-
dery publia plus tard les œuvres posthumes, se déclara en cette
querelle le soutien et le second de l'auteur, et prolesta dans une
incroyable préface contre les injustices de la critique. Scudery
a, il est vrai, écrit que, si Lygdamon avait fait pleurer les plus
beaux yeux du monde, le lyonipeur puni avait ému la cour ei
la ville. Mais ce n'est là qu'une assertion bienveillante du poole
en faveur de son amour-propre blessé. Scudery prit bientôt sa
ZU REVUE DE PARIS.
revanche, et voulut, la même année, essayer d'une gloire nou-
velle par la Comédie des Comédiens. C'est un tableau, bien in-
complet sans doute, mais parfois assez vrai, de la misère gri-
voise des acteurs ambulants. Pauvres acteurs ! les places sont k
huit sous; l'arlequin et le tambour courent vainement la ville,
débitant force pasquinades et battant la caisse pour annoncer
la représentation. Il est des jours où la recelte s'élève à peine à
douze livres. Qu'arrive-t-il de là? Chacun traite les actrices en
facile conquête; on leur rend de fréquentes visites, ne dùl-on
trouver chez elles qu'un coffre pour s'asseoir. C'est à qui aura le
bonheur de leur mettre des mouches. Celte vie toujours incer-
taine du pain du lendemain a pourtant son charme , charme en-
traînant, irrésistible même, et c'est là la morale de la pièce. In
oncle riche et grondeur, qui veut déshériter son neveu parce
qu'il est comédien, finit par s'enrpler lui-même dans la troupe,
et joue avec lui les bergers. Cette facilité de Scudery à passer
i]es stances tragiques aux lazzis d'arlequin, fut grandement ad-
mirée. Mais il en revint bientôt à la dignité du cothurne, car le
slyle pompeux, à ce qu'il dit, lui coûtait moins que le populaire,
et le poème grave attirait toule son inclination.
La tragi-comédie d'Orante surpasse en ridicule , en grotes-
ques détails les compositions précédentes. Isimandre, la prin-
cesse de ce drame , est un composé de lis et de roses , d'albàlre,
de corail , de perles et de rubis ; c'est une de ces nymphes qui
changent les fleuves en Pactole rien qu'en y trempant leurs
cheveux. Deux cents amours sont uniquement occupés à baiser
ses traces , et le soleil disparaît et pâlit aussitôt qu'elle se mon-
tre. Duels sans motifs , enlèvements provoqués par les femmes,
stances mélancoliques à l'objet vainqueur , tout contribue à faire
de celte pièce un modèle achevé de sottise prétentieuse. Les éva-
nouissements y sont fréquents; mais Scudery procède à la dé-
faillance d'une manière tout à fait nouvelle. La belle Isimandre,
poursuivie par un amour qui l'importune, et contrariée dans
ses affections les plus vives , s'est fait saigner pour alléger son
mal. Elle paraît sur la scène le bras en écharpe , répète des stro-
phes à l'amour , et saisie tout à coup d'un grand élan de passion,
lève l'appareil , retire doucement la compresse , et s'assied pour
mourir. Mais on arrive au moment même; les assistants, fort
émus, s'empressent de renouer les linges; Isimandre remercie
REVUE DE PARIS. 325
poliment tandis que la toile se baisse. Cela était joué moins d'une
année avant le Cid , et cependant Scudery a écrit qu'0>a?i/e
avait tiré des pleurs des yeux du peuple et des plus beaux yeux
de la terre. Je ne sais s'il devinait, par un secret instinct , l'ap-
proche de la pièce de Corneille et la création d'un théâtre nou-
veau, mais, en 1636, il redoubla d'efforts, et ses drames se
succédèrent avec rapidité.
La scène du Faasal généreux se passe , comme celle de
Lygdamon , sous la première race. Un guerrier, qui voit sa
maîtresse près de lui être ravie par le fils d'un roi dont il a servi
la cause, conserve néanmoins pour son maître le respect iiu
vassal ; et quand le peuple mutiné l'appelle au trône, il abdique
aussitôt pour rendre la couronne à son rival , qui , de son côté,
lui rend sa maîtresse. Bien qu'on soit encore sous les Franks,
fort loin de la chevalerie et de la féodalité , Scudery, qui s'in-
quiète peu de l'histoire, chausse l'éperon et fait donner l'acco-
lade à ses acteurs. Ces redoutables aventuriers sont bien encore
parfois tentés de ravir de force les femmes qu'ils aiment ; mais
ce ne sont là que des instincts comprimés de leur nature réelle.
Ils se fondent d'habitude en tendres délices , écrivent avec leur
sang des serments d'amour , et échangent des bagues et des
mouchoirs.
Le Prince déguisé ne vaut guère mieux que le Fassal géné-
reux. Au dire de l'auteur, cette pièce eut cependant le plus
grand succès et fît longtemps les délices et la passion de la cour.
Toutes les femmes en voulaient savoir les stances par cœur, et,
en JC57, l'abbé d'Aubignac en trouvait encore l'intrigue fort
belle (1). Les frères Parfait n'y voient avec raison que l'œuvre
d'un insigne harboiiilleur. C'est un long et difficile imbroglio,
dont il serait presque impossible de donner l'analyse. Une loi
de Sicile veut que , si une fille du roi est séduite , le premier
des amants qui a déclaré son amour soit conduit à la mort.
Comme dans le drame de Scudery les amoureux veulent, par
générosité, être tous deux coupables, on s'en remet au combat
de Dieu ; la jeune princesse est vaincue , et la tragi-comédie finit
par un mariage. Ce duel ridicule est la seule chose remarquable
de ce drame. Sous Louis XllI, une description de tempête, au
(1) Pratique du Tl.^àlrr. Paris, 1657, m-4". parj. 80.
326 REVUE DE PARIS.
premier acte, était très-admirée. Scudery , qui tenait fort à se
créer une réputation de voyageur intrépide , soigne en effet avec
une minutieuse attention le récit des périls de mer. Il se plaît
aux éclairs qui ceignent la mer d'une écharpe de feu, et s'ap-
plique surtout à laisser croire qu'il écrit de souvenir. Chaque
pièce a son naufrage ou sa bataille. Dans le Fils supposé , la
scène s'ouvre par un bulletin de combat naval. A quel propos?
je ne sais , car cette comédie empruntée , contre l'habitude, à la
vie commune, n'a rien que de très-calme et de fort bourgeoise-
ment tranquille. Une jeune fille s'introduit , travestie en homme,
dans la maison du père de son amant , afin d'obtenir un con-
sentement de mariage; elle joue ie rôle de fils, et la ruse est
facile, car Almédor, envoyé jeune en Bretagne, et par consé-
quent inconnu de son père , avait eu soin de l'instruire des diffé-
rents secrets de famille. Séduits par tant de grâces , d'esprit, de
bonnes façons , et instruits enfin du mystère , les parents con-
sentent au mariage. Cette pièce fut fort applaudie ; la conduite
en est régulière, mais le dialogue, comme toujours , manque de
naturel et d'esprit , et l'action est à chaque instant brisée par
les changements continuels de lieux dans le même acte.
Scudery, plus contenu dans la Mort de César j fut cependant
moins heureux. Rien ne put sauver ce drame , ni les flatteries à
Richelieu, ni les allégories lyriques du prologue , où le Tibre,
qui est venu voir la Seine , se met à genoux devant elle et lui
débite force compliments. L'auteur dit dans sa préface qu'il
redoute les Brutus du public, et qu'il place sa tragédie sous la
sauvegarde du cardinal. Tel est même son désir de plaire au
ministre et de le flatter en ses penchants politiques , qu'il met
dans la bouche de Brutus l'éloge de la monarchie.
Oui, je liens que sans crime
On ne peut renverser un trône légitime,
dit le meurtrier de César , déguisé en courtisan. Malgré quelques
passages vrais , quelques tirades faciles , exemptes même de
prétention, celte pièce était trop ennuyeuse pour réussir. Didon,
qui suivit de près, et que Scudery avait traduite de Virgile,
« parce que le pays latin était trop loin de la France pour y
faire voyager les dames , » Didon se ressentit du malheur de
REVUE DE PARIS. 327
César. Les acclamations y furent un peu froides j l'auteur l'avoue
en ayant soin d'ajouter que le,s motifs de cette froideur ne le
regardent pas.
Découragé de ces essais classiques mal accueillis , Scudery
revint à ses premières inspirations , à la nouvelle espagnole , et
emprunta de Cervantes le sujet de l'Amant libéral. La scène
se passe sur la terre musulmane, entre le Grand Seigneur, un
cadi, quelques pachas, Léandre, gentilhomme sicilien enlevé
par des corsaires , et Léonice, sa maltresse. Le cadi arme un
vaisseau pour conduire Léonice dans une île déserte et en abuser
à loisir j les pachas , de leur côté , informés de ce dessein , équi-
pent une galère , sur laquelle on embarque Léandre. Les deux
partis ne lardent point à se rejoindre ; on en vient aux mains j
les Turcs se battent avec acharnement. Tout à coup Léandre,
aidé d'un renégat, tombe sur les combattants épuisés, les tue
jusqu'au dernier, et se sauve en Sicile , où il épouse sa maî-
tresse. C'est celle pitoyable pièce que nous allons voir opposer
au Cid par Richelieu, Mairet, Claveret, et par l'orgueil de Scu-
dery lui-même.
Les débuts de Corneille , quoique distingués, ne présageaient
pas l'essor qu'il prit tout à coup dans le Cid. De Mélite à l'Illu-
sion comique, c'esl-à-dire de 16-30 à 10-36, rien n'indiquait
encore chez le jeune poète celte éclatante et inouïe supériorité
qui se révélera tout à coup. Aussi jusque-là Corneille était resté
avec Scudery dans des rapports de bonne amitié, et il avait
même plusieurs fois, nous l'avons vu, placé des madrigaux
louangeurs en tête de ses tragi-comédies. De son côté Scudery
avait loué la Veuve et cité Mélite avec éloge dans le prologue
de la Comédie des Comédiens. L'enthousiasme universel et
extraordinaire soulevé par l'apparition du Cid blessa profondé-
ment, dans leur amour-propre littéraire, la plupart des écri-
vains dramatiques, et en particulier Richelieu. Scudery, fidèle
à la cause et aux sympathies du cardinal, contrarié d'ailleurs
dans ses ambitions de suprématie au théâtre , n'hésita pas entre
un ami et son orgueil de poète , entre les convenances et l'occa-
sion de flatter son maître. Les Observations sur le Cid ouvri-
rent la liste de ces pamphlets sans nombre que fit naître l'admi-
rable poëme de Corneille. Dans celte brochure violente, Scudery,
malgré l'absurdité de l'altaque, révèle un incontestable talent
328 REVUE DE PARIS.
de polémique et uue très-remarquable verve de prosateur. Si
l'on ne savait par cœur les vers sublimes de Corneille , on se
surprendrait quelquefois à croire qu'il a raison.
11 commence par déclarer insolemment que ce qu'on prend de
loin pour une étoile . n'est souvent qu'un vermisseau , et qu'il ne
comprend pas comment, pour le CicL cette vapeur grossière qui
se forme dans le parterre a pu s'élever jusqu'aux galeries. Le
sujet est absurde, les règles de l'art sont violées, la pièce est
mal conduite; il n'y a guère que des vers détestables, et les
rares beautés qu'on y rencontre sont des plagiats; telle est la
thèse insensée que Scudery soutient avec un esprit acerbe et une
singulière vigueur, dignes d'une meilleure cause. Selon lui. le
comte de Gormas est un matamore ridicule , un vrai capitaine
Fracasse, dont les paroles sont plus dignes d'un fanfaron que
d'une personne de valeur et de qualité. Chimène est traitée d'im-
pudique . de prostituée , de parricide , de monstre ; dans toute la
pièce enfin les sentiments de la nature et les préceptes de la mo-
rale sont foulés aux pieds. Quant au style , bien que la versiti-
calion soit la meilleure de l'auteur, il est plein de pointes et
d'antithèses, et là-dessus Scudery fait à Corneille une longue
querelle de détails , comme sur ce vers :
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.'
qui lui fait dire : « Je trouve que le front d'une race est .une
assez étrange chose. Il ne fallait plus que dire : Les bras de ma
lignée et les cuisses de ma postérité, v. Cette critique minutieuse
achevée, Scudery insère une cinquantaine de passages de Guil-
lem de Castro imités par le poète , et il triomphe en réduisant
Corneille au rôle de traducteur et de plagiaire. L'auteur n'est
pas même épargné dans son caractère et dans son honneur. C'est
un orgueilleux ([ui se déifie , qui parle de lui comme on a cou-
tume de parler des autres ; ce n'est pas un homme d'éclaircisse-
ment ni de procédé . Quand Scudery a ainsi attaqué la personne
et le livre , quand il a fait pour les défauts du Cid « comme les
géographes qui d'un point indiquent une province, « il avoue
humblement qu'il y a dans ses propres ouvrages beaucoup de
fautes qu'il ne voit point; qu'on pourrait même, à sa honte, en
trouver qu'il voit et que sa négligence y laisse. S'il a combattu
REVUE DE PARIS. 529
le Cidy c'est seulement pour que Corneille reste le citoyen d'une
belle république sans en devenir le tyran.
Tout ceci, on le voit, était écrit dans un style furieux, re-
nouvelé des injures de Scaliger contre Érasme. Corneille , qui
de son côté avait le sentiment un peu trop complet de son
génie , répondit par VExctise à Jriste , où le passage suivant
tombait droit sur Scudery et les coteries dont il s'appuyait :
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue ;
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
Et mon ambition pour faire plus de bruit
Ne les va point quêter de réduit en réduit.
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée ;
Et pense toutefois n'avoir point de rival
A qui je fasse tort en le traitant d'égal.
De plus , dans un rondeau fort connu , Corneille disait à l'au-
teur de Lygdamon :
Qu'il fasse mieux, ce jeune jouvencel,
A qui le Cid donne tant de martel,
Que d'entasser injure sur injure,
Rimer de rage une longue imposture.
Et se cacher ainsi qu'un criminel.
Plus loin le Cid est appelé sans façon un ouvrage immortel ,
Scudery est envoyé au diable j et la muse qui l'a inspiré , dans
le lieu oîi se passe le quatrième acte du Roi s'amuse. Une foule
de pamphlets se continuèrent sur ce ton dans les deux partis.
Claveret , en de mauvais vers , traita l'auteur du Cid de sot et
de corneille déplumée. Mairet fut plus grossier et plus injuste
encore : «M. de Scudery, dit- il , n'a point fait de pièces depuis
quatre ans que Je n'estime plus que le Cid. Le sieur Corneille
Ta, il est vrai , défié de faire mieux ; on le mettrait bien en
peine en l'obligeant à faire pis. '^ Enfin, aux raisons succédèrent
des deux parts les injures. Les amis de Corneille traitèrent Cla-
veret de sommelier d'une médiocre famille; ils écrivirent qu'il
ti^'ii de la maison de Scudery, et qu'il assistait souvent aux
conférences qui s'y traitaient. Quant à Balzac , il intervint fort
28
330 REVUE DE PARIS.
spiritiielleraent dans la quprelle. Scudery lui avait envoyé ses
Observations ; Balzac le remercia par une critique fine et polie,
une appréciation sensée et malicieuse, où la part de chacun était
faite. «Vous savez, disait-il à Scudery, que ce n'est pas d'aujour-
d'hui que j'estime les choses que vous savez faire. J'ai été un
des premiers qui ai recueilli avec honneur vos muses naissantes,
et qui battis des mains lorsque vos premiers essais furent ré-
cités... Le mérite de vos vers est ignoré de fort peu de gens,
et je ne suis pas le moins passionné courtisan de voire prose ,
qui a quantité de grâces. « Ces compliments outrés d'un écrivain
aussi en crédit que l'était Balzac (1) firent oublier à Scudery les
malignes allusions en faveur du CicL II répondit par une letîre
pleine d'éloges emphatiques , où les raisonnements contre Cor-
neille se réduisent à des métai)hores. Balzac, dit Scudery, n'écrit
qu'avec des plumes d'aigle , et on ne peut concevoir les cékstes
harmonies des bienheureux s'ils ne parlent l'admirable langue
de ses écrits.
Cependant Corneille, piqué à bon droit, ne se tenait pas pour
battu, et il répondit par une Lettre /apologétique , où il veut
bien croire sur parole à la vaillance et à la noblesse de Scudery,
mais où les chaleurs poétiques et militaires du capitan sont,
ainsi que ses tentations de gaillardise , vivement ridiculisées.
Enhardi par l'approbation de Richelieu , engagé dans son
amour-propre, Scudery répliqua par la Preuve des passages al-
légués dans les Observations sur le Cid, où il ne fait que re-
produire, en les développant, ses premiers arguments. J'ai hâte
de sortir de celte triste querelle, où les haines de la médiocrité,
et aussi les faiblesses orgueilleuses du génie, apparaissent dans
toute leur nudité. L'Académie française intervint, à la demande
de Richelieu, par un Jugement resté célèbre à juste titre, et
que les deux adversaires furent bien forcés d'accepter. Cor-
neille, toutefois, aiguillonné par la contradiction, tenait en ré-
serve une réponse décisive , bien supérieure à ses insolents
(1) Balzac a"a pas toujours été aussi indulgent à l'égard de Scudery :
« 0 bienheureux écrivains ! dit-il ailleurs, M. de Saumaise en latin,
M. de Scudery en français, vous pouvez écrire plus de calepins que moi
d'alinanachs. Slienlieureux tous ces écrivains qui ne travaillent que de
la mémoire et des doigts. »
REVUE DE PARIS. 331
pamphlets; c'était la publication presque immédiate et uoii in-
terrompue iV Horace , de Cinna et de folyeucte. Ainsi se véri-
fiait à l'avance le vers de Boileau :
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance.
Corneille, d'ailleurs , mit à profit un grand nombre des criti-
ques de Scudery dans les éditions postérieures, et il se récon-
cilia même plus tard très-sincèrement avec un ennemi ardent
mais loyal , qui devait devenir son collègue à l'Académie.
Ses succès au théâtre, le scandale de la querelle du Cid^ l'im-
pudence de ses préfaces , avaient dès lors fait une grande répu-
tation à Scudery, et cette réputation l'obligeait à soutenir un
haut ton. Il demeurait , depuis son établissement à Paris , avec
sa sœur, qui voyait beaucoup le beau monde , surtout la société
de M"^e de Rambouillet ; de son côté, au dire de Chevreau (1),
Scudery se montrait libéral , aimait l'honneur, n'était même pas
ennemi du faste et ne se privait ni du superflu ni du nécessaire
pour sa curiosité ou pour son plaisir. Par malheur, Scudery
avait plus de noblesse que de fortune. Il était question sans cesse,
dans sa conversation et dans celle de sa sœur, de leur maison
ruinée, de l'antique splendeur de leur famille. On aurait cru ,
dit Tallemant, qu'ils parlaient du bouleversement de l'empire
grec. Si Walter Scott eût vécu alors, Mi^o de Scudery se serait
consolée peut-être en lisant la Fiancée de Lammermoor. Mais
ces regrets d'un passé meilleur n'egipêchaient pas une gêne ,
une pauvreté même, que les faveurs pécuniairement restreintes
du cardinal ne sufiSsaient pas à détruire. Les livres de Scudery,
quoique assez méchants , d'après Des Réaux, se vendaient
bien; mais, selon la coutume du temps , ils étaient très-médio-
crement payés par l'éditeur en renom, le libraire des beaux
esprit d'alors , Augustin Courbé. La misère de Scudery semble
confirmée par Segrais qui, en parlant d'une demoiselle de Pa-
laiseau, autrefois aimée par Scarron et depuis par Scudery , ra-
conte que le pauvre poète, pour la voir dans le jardin du
Luxembourg, venait de fort loin avec un morceau de pain qu'il
mangeait sous le manteau. Dans le Voyage de Chapelle et de
(1) Chevrœana, Paris, 1697, in-12, tom. I, pag. 28.
352 REVUE DE PARIS.
Bachaiimont, des précieuses de campagne prennent encore
Scudery pour
Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis.
La pauvreté de Scudery ne le rendait pas plus humble , et ses
forfanteries militaires et poétiques continuèrent tant qu'il écrivit.
Je le trouve encore plus ridicule comme soldat que comme
pofite , tant il mêle ù ses fatuités littéraires de singulières bra-
vades. Le régiment des gardes a toujours place dans ses souve-
nirs les plus chers. Il s'aime mieux le panache au chapeau que
la plume à la main, et ce qu'il vante dans ses aïeux, c'est moins
encore l'antiquité de la race qu'une constante pratique des camps.
« J'ai compté; dit-il, plus d'années parmi les armes que
d'heures dans mon cabinet ; j'ai usé plus de mèches en arquebuse
qu'en chandelle, et sais mieux ranger les soldats que les pa-
roles, et mieux quarrer les bataillons que les périodes. C'est man-
quer, me dira-t-on peut-être , que de se servir à la fois de l'épée
et de la plume? Mais je tiens cette faute glorieuse qui m'est com-
mune avec César. Minerve d'ailleurs n'était-elle pas savante et
guerrière?» Scudery parle ainsi à tout propos, dans ses préfaces,
assauts et batailles , et telle est l'ardeur de ses habitudes straté-
giques , qu'en une de ses stances les plus amoureuses et les plus
affadies, il appelle l'aurore la fourrière du jour. Quand on lui
reprochait sa rapidité de composition, il répondait : « J'ai ordre
de finir >> comme s'il se fût agi d'une redoute à emporter, ou
d'une charge de cavalerie.
L'éclatant succès du Cid était venu interrompre les beaux
projets dramatiques de Scudery. Il voulut néanmoins rentrer
dans la lice , et il donna V Amour Txrannique en 1638. Pres-
que tous les biographes ont avancé que Scudery observa le pre-
mier la règle des vingt-quatre heures dans V Amant Libéral ,
comme si la Jephté latine de Buchanan n'était pas du xvi^ siè-
cle , comme si d'ailleurs la scène de V Amant Libéral ne se pas-
sait pas tour à tour en Europe , en Afrique , et à des distances
qui supposent plusieurs jours de traversée. Ce fut seulement
dans V Amour Txrannique que Scudery , piqué d'honneur sans
doute par les drames plus réguliers de Mairel et de Corneille,
REVUE DE PARIS. 353
accepta une entrave dont il s'était moqué à plusieurs reprises,
u Pourquoi, avait-il dit dès 1654 , dans la Comédie des Comé-
diens ^ si cette règle est véritable, les spectateurs n'enverraient-
il pas quérir à diner, à souper et des lits? » Depuis il avait
violemment attaqué Corneille sur cette unité exagérée qui lui
faisait accomplir en vingt-quatre heures ce qui aurait été à
peine supportable en vingt-quatre ans. Mais, après la Sopho-
7iisbe et le Cid , c'était devenu une idée courante et de bon ton,
que d'observer les unités; Scudery fut forcé de s'y soumettre.
<i Je dis aux jeunes gens de la cour , allait-il écrire bientôt , que,
lorsqu'ils se contenteront de dire qu'une pièce est belle, sans
approfondir les choses, leur bonne mine, leur castor pointu ,
leur belle tête, leur collet de mille francs, leur manteau court et
leurs belles bottes, feront croire qu'ils s'y connaissent : mais lors-
que, pour condamner un ouvrage, par une lumière confuse , ils
feront un galimatias de belles paroles et voudront parler de
règles, d'unité d'action et de lieu, de vingt-quatre heures, de
liaisons de scènes et de péripétie, qu'ils ne trouvent pas étrange
si ceux qui savent l'art s'en moquent. . . J'en connais de spirituels,
mais tous ceux de leur cabale ne sont pas d'égale force, et il y en
a qui n'ont que l'épée et la cape. )> Ainsi à la cour et dans le beau
monde les règles étaient à la mode; de là, sans doute, raille
objections contre les pièces de Scudery qui ne sentaient pas as-
sez leur Aristote, Il importait donc à la coterie des écrivains
dramatiques déroutés par le Cid, et aux amis littéraires du
cardinal, de rétablir sur le piédestal l'écrivain qui le premier
avait attaqué Corneille. Les unités furent strictement observées
par Scudery dans V Amour Tyrannique , et le spirituel Sarasin
mit en tête , sous le pseudonyme de Sillac d'Arbois, une préface
Irès-louangeuse oîi à l'aide d'axiomes antiques il essaya tant
bien que mal une théorie classique du théâtre. Scudery y est
proclamé l'héritier des traditions de l'art grec, et la couronne
est déposée sur sa tête par la main d'Aristote, qui n'eût pas
manqué , au dire de Sarasin , de régler ses préceptes sur VA-
mour Tyrannique, si cette pièce avait été connue de son
temps. Il n'est pas une situation , pas un vers qui justifient cette
admiration; cependant elle était généralement partagée, et le
j)arterre avait été arrosé de larmes. Richelieu appuya ardem-
ment le succès et défendit à Scudery de répondre aux attaques,
38.
334 REVUE DE PARIS.
attendu qu'on ne pouvait rien dire que d'impertinent contre un
ouvrage aussi parfait. Fier de cette approbation , Scudery se
consolait des critiques chaque jour plus vives du public , et dans
son imagination exhaussait Tart dramatique à la hauteur des
destinées politiques de Richelieu.
Son y4pologie du Théâtre fut conçue dans le dessein de re-
lever aux yeux des indifférents et des dédaigneux l'importance
de la scène. L'érudition le tentait après la poésie, mais il y
échoua. On se rappelait trop sans doute certain passage de la
préface du Prince Déguisé, où il avait demandé pardon à ceux
de la cour de citer un mot de latin , disant qu'il en savait peu ,
à la manière des grands ; on se souvenait aussi peut-être de
cette phrase de Corneille : « Vous vous êtes fait tout blanc d'Aris-
tote et d'autres auteurs que vous ne lûtes et n'entendîtes ja-
mais. » En effet, il est facile de s'apercevoir que la science de
Scudery est due exclusivemeut à cette mémoire de papier, dont
se moque Montaigne , et qui n'a rien de l'érudition de Kaudé et
de Ménage, érudition fine, aiguisée, de longue venue , pleine
d'allusions et de traits exquis , pour ceux qui savent ou qui de-
vinent. Son vain étalage de citations antiques l'embarrasse sans
cesse dans les tours exagérés de la période , dans l'abondance
fatigante de ces images poétiques , qu'on retrouve à toutes les
pages de Costar et de Camus. Scudery, s'il est possible , est
aussi loin de Huet comme érudit , que de Corneille comme poëte.
Après l'appui prêté par Richelieu à V Amour Tyrannique,
Scudery, qui avait à peu près dissipé la mince fortune de sa
sœur et qui pour vivre était forcé de traduire les Harangues
de Manzini, devait compter sur la protection eflBcace du minis-
tre. M™e de Rambouillet lui fit obtenir , vers 1640 , par Tentre-
raise de l'évêque de Lisieux Cospeau, le gouvernement du fort
(le iNotre-Dame-de-la-Garde, près Marseille (1). Le secrétaire
(1) Tallemant dit, au contraire, que Scudery eut ce gouvernement
au commencetnent de la régence. 11 y a erreur évidente de sa part ;
les "vers sur Noire -Dame-de-la Garde, cités un peu plus loin, sont bien
adressés à Richelieu. Tout à Theure encore, j'aimerai mieux croire
Conrart que le spirituel Des Réaux, à propos d'un brevet de capitaine
de galère que ne refusa pas Scudery, ainsi que le prouve sans réplique
le privilège de XAUmc, où le poëte est ainsi qualifié.
REVUE DE PARIS. 335
d'État Brienne fit bien quelques difficultés , et fut assez scanda-
lisé de confier une place foiie à un poète de l'Hôtel de Bourgo-
gne j mais M™e je Rambouillet fit observer que Scipion avait
fait des comédies , et évidemment M. de Brienne n'eut rien à
répondre à un argument aussi péremptoire. Scudery partit donc
pour la Provence avec sa sœur , et selon le penchant qu'il avait
de dépenser son argent en badineries , il emporta une collec-
tion, chèrement payée , de portraits des poêles depuis Marot
jusqu'à Colletet. En 1660 , Chapelle et Bachaumont , dans leur
f^'uj'age , se sont beaucoup moqués de ce triste et abandonné
fort de Notre-Darae-de-la-Garde où s'était exilé Scudery.
C'est Notre-dame-de-la-Gar Je ,
Gouvernement commode et beau,
A qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.
Ils frappent à la porte, mais doucement , de peur de la jeter
par terre j puis ils voient sur une affiche :
Portion de gouvernement
A louer tout présentement,
El plus bas, en petits caractères :
Il faut s'adresser à Paris ,
Ou chez Conrart le secrétaire,
Ou chez Courbé, l'homme d'aÉFaires
De tous messieurs les beaux esprits.
Quant au gouverneur, ajoutent-ils , retournant en cour par le
coche, il a emporté la clef depuis quinze ans.
Cette faveur de Richelieu ne fut pas très-lucrative pour Scu-
dery, qu'on paya mal. et le poêle eut encore besoin des secours
pécuniaires du ministre; au retour du voyage de Piémont, où il
lui avait été permis d'accompagner Son Éminence, il dit sans pé-
riphrase :
Oui, sur cette roche écartée,
Si ta main ne m'y secourait,
336 REVUE DE PARIS.
Je serais comme Prométhée
Qu'on dit qu'un vautour dévorait.
La faim, ce vautour effroyable,
Et que l'on doit tant redouter,
Avec un bec impitoyable
Y viendrait me persécuter.
Grand duc, ôte-moi cet obstacle,
Prends soin d"un soldat qui le sert,
Et fais par un nouveau miracle
Pleuvoir la manne en ce désert.
En s'élolgnantde Paris, Scudery n'avait pas renoncé aux let-
'tres; le besoin, d'ailleurs, l'y aurait ramené. Dans des voyages
fréquents et des séjours de plusieurs mois, de 1641 à 1644, il lit
représenter ses cinq dernières tra^i-comédies ; mais l'Amour
Txranni^ue, avait été comme le point d'arrêt de ses succès. Il
n'y a rien, même dans le théâtre de Scudery , de plus sot et de
plus invraisemblable qu'Eudoa-e. Cette veuve de Valentinien est
forcée d'épouser le tyran Maxime , meurtrier de son mari et
usurpateur du trône. Elle appelle à son secours Genseric , roi
des Vandales. Genseric tue Maxime, et devient amoureux d'Eu-
doxe. Mais la princesse reste insensible, parce qu'elle aime un
chevalier romain nommé Ursace 5 Genseric alors se livre à des
fureurs toutes barbares. Il veut, à chaque scène, /brcer Eudoxe,
ce qui lui attire l'épithète de brutal. Mais au moment où il va
consommer son crime sur la scène, Eudoxe met le feu à la cham-
bre. Genseric, au lieu de la sauver , crie au feu, et va chercher
du secours. Eudoxe, alors, descend par la fenêtre ; la maison est
incendiée ; Genseric revient bientôt, il trouve dans le feu quel-
ques morceaux d'os , et les prenant pour ceux d'Eudoxe , il les
place sous un dais et leur rend de grands honneurs. Mais un in-
connu se présente et demande à Genseric s'il se repent de sa
conduite barbare. Le monarque désespéré sanglotte et proteste
de son amour pour Eudoxe : « Ne pleurez pas, dit l'inconnu,
Eudoxe vous sera rendue. « L'impératrice paraît à ces mots j
Genseric la marie avec Ursace , et chacun félicite le Vandale de
ses généreux procédés.
Après Eudoxe^ Scudery ne procéda plus au théâtre que par
REVUE DE PARIS. 337
chutes. Andromire, mauvais imbroglio d'amour et de politique,
dans lequel Jugurtha joue un rôle singulier de vertu et de gé-
nérosité ; Ibrahim ou V Illustre Bassa, intrigue de sérail sans
vérité comme sans intérêt; Axiane , pitoyable essai de tragé-
die en prose 5 Arminius enfin , son chef-d'œuvre , comme il
l'appelle, où Germanicus est transformé en niais qui tremble
devant sa femme, pâle tragédie qui est, malgré les éloges de Bal-
zac et des frères Parfait, le dernier terme de la décadence d'un
homme médiocre : tels furent les suprêmes efforts d'une car-
rière dramatique, ardente, sinon remarquable, qui avait com-
mencé en 1651, six années avant le Cid, et qui finit en 1644,
une année après Polyeucte. Scudery était venu trop tard ; il eût
été le digne contemporain de Hardy, il fut le rival ridicule de
Corneille.
Dans ses débuts au théâtre, dans sa pleine maturité ou sa dé-
cadence, Scudery méconnaît également l'éternelle vérité des
passions , les sentiments même les plus vulgaires, et les plus
simples données de l'histoire. Que la scène se passe en Asie ou
à Rouen , sous Alexandre ou du temps de Mérovée , dans les
mystères du sérail ou dans le palais des ducs de Bretagne, les
personnages s'appelleront, à tout hasard, Cléandre, Bradimante,
Alcidor ouNérée.Ses amants, romains, chrétiens ou turcs, ne sa-
vent donner qu'un même pli à leur manteau ; la douleur n'a
pour eux (ju'une formule. Ils parlent sans cesse de sympathie,
d'attraction , de regards foudroyants , et prennent volontiers
pour tombeau l'albâlre du sein des princesses ou des bergères
qu'ils adorent, car ils adorent toujours des bergères ou des
princesses. Aux moindres rigueurs , ils se plaignent de vertige,
ou de faiblesses dans les jambes; mais leur désespoir tourne, le
plus souvent, à l'idylle , et ces infortunés sujets de l'amoureux
empire, qui répèlent des stances aux échos des bois, en appuyant
sur leur cœur la pointe d'une rapière, oublient ordinairement
de se tuer, pour admirer le miel qui tombe le malin sur les Heurs,
ou écouter les disputes des oiseaux. Du reste , les drames de
Scudery , tout coupés de soupirs et de douloureuses exclama-
tions, ont un dénoùment pacifique, et les héroïnes les plus sé-
vères finissent, d'ordinaire, par s'attendrir au cinquième acte.
L'amour dans Scudery est prodigue de tirades désolées, mais
avare de poison et de coups de poignards. H se venge des refus
358 REVUE DE PARIS.
inflexibles par des eraporleinenls d'épilhètes ; la femme qui ré-
siste est un aspic, une salamandre de glace , un rocher ; il me-
nace à tous propos, mais ne lue jamais. C'est qu'en etFet les
héros de Scudery gardent, même dans les plus orageux mo-
ments, un singulier fonds de probité. Ils sont honnêtes, prompts
aux généreux sacrifices, même aux immolations impossibles, et
se repentent vite lorsqu'ils ont fait quelque mal. La mythologie
est la seule religion de ces drames, comme l'amour contrarié en
est l'unique élément ; mais cet amour sans élan et sans profon-
deur ne sait que languir et soupirer. Il n'a rien des émouvantes
douleurs de la passion. La femme aimée dans Scudery n'est pas
la Lesbie antique dont on implore à genoux les baisers; ce n'est
pas non plus la femme faible et passionnée qui lutte contre ses
instincts, s'effraye décéder et cède en résistant. C'est Philis
avec ses charmes, l'Armande des Femmes Savantes, la prude
de l'hôtel de Rambouillet qui calcule ses rigueurs, se plaît aux
amoureux désespoirs , et ne consent à brûler les cœurs que du
feu des Festales, de ces flammes si pures, qu'elles consument
sans, laisserde fumée.
Bien que toujours prétentieuse , la forme chez Scudery l'em-
porte de beaucoup sur l'idée. Ses vers marchent vifs et dégagés,
soit qu'ils se brisent dans le dialogue ou s'enchaînent dans la
tirade solennelle; mais cette poésie facile est tout extérieure et
pour ainsi dire de métier. Elle n'a rien de naïf, de spontané j
elle affectionne l'apostrophe, recherche, à défaut de pensées, les
oppositions de mots et se montre déjà fort soucieuse de la fausse
noblesse du langage. Parfois aussi elle vise à la maxime ; plus
d'un vers devenu proverbial retrouve ici des aînés ;
Vaincre sans nul péril serait vaincre sans gloire,
s'écrie Arminius, dans un des chevaleresques transports qui
saisissent à tout propos les rois et les bergers de ces tragi-co-
médies. Bien avant Racine , Scudery avait aussi dans Eudoxe
lancé l'axiome contre les flatteurs qui perdent les trônes, et,
comme Théra mène, il avait parlé de montagnes humides k
propos de la mer et des vagues. Mais personne, que je sache,
ne lui a tenu compte d'un vers proverbial souvent cité , ou d'une
image qui fût longtemps regardée comme une hardiesse.
BEVUE DE PARIS. 339
Le séjour de Scudery en Provence ne le détourna pas , nous
Tavons vu , des travaux littéraires. En 1644 , il avait faslueuse-
raent annoncé sa retraite du théâtre dans la préface d'Jr?Hi?iius;
mais la prose politique , l'épopée , la |)oésie lyrique, devaient le
tenter encore et le voir échouer tour à tour. Il donna hientôt !e
Cabinet, recueil poétique renouvelé de la Galerie de Marini ,
dont la première partie seulement a été publiée; ce sont des
vers sur des tableaux, la plupart mythologiques, et sur quel-
ques portraits contemporains. De là, des éloges exagérés j)0ur
les protecteurs ou les amis, et des descriptions sans fin que dis-
tingue un certain talent de versificateur, mais où l'ennui pré-
domine. Je ne suis pas fout à fait de Favis de Chapelain que ce
recueil avait ravi, transporté, enlevé, et je n'y trouve abso-
lument rien de curieux qu'un éloge à Mazarin « qu'à Rome on
eût mis avec raison au rang des dieux , et qui est digne des
autels. » Scudery disait , il est vrai , de sa muse , dans le même
recueil, en faisant allusion à Richelieu :
Que les autres changent d'amour,
Que dans une nouvelle cour
Un nouveau dessein les captive ;
Pour elle, sans changer d'autel,
Sa flamme sera toujours vive
Et ce feu toujours immortel.
Le poêle, sans doute, resta fidèle à la mémoire de Richelieu j
car il l'avait trop loué vivant pour abandonner son souvenir.
Dans presque toutes ses tragi-comédies , en effet , des allusions
plus nombreuses que délicates avaient été adressées au cardinal.
Ici c'est l'éloge de la monarchie absolue :
Un Etat populaire où chacun a pouvoir,
C'est un monstre hideux qu'on ne devrait pas voir.
Là , dans la dédicace du Trompeur Puni à la nièce de Riche-
lieu lVI™e de Combalet , le ministre de Louis XIII « mérite cette
chaire de Saint-Pierre dont le marche-pied se trouve aussi haut
que la tète des empereurs. « Dans l^ Amour Tfrannique, Tiri-
date sacrifie tout à la raison d'État et établit que tout essai de
rébellion , toute impatience du pouvoir , méritent la mort , et
que pour ceux qui gouvernent, il n'y a ni parents (cela jusli-
340 REVUE DE PARIS.
fiait l'exil de Marie de Médicis) ni amis , mais des sujets seule-
ment. Ailleurs, la France se met à genoux et fait la révérence
quand e;Ie parle à Riciielieu ; Scudery enfin trouve partout de
l'encens pour le prêtre, l'écrivain et l'homme politique. Aussi
Sorel insinue-t-il avec raison . dans sa Bibliothèque Françoise,
que la faveur accordée à L'Amant Libéral et l'exclusion du Cid
ont peut-être puisé leur source, d'une part dans les raffine-
ments louangeurs de Scudery, de l'autre dans l'indépendance
de Corneille qui laissait percer des idées républicaines et qui
n'avait pas ménagé les allusions aux afifaires du temps, surtout
à redit sur les duels.
Bien que quelques traits formels semblent impliquer çà et là
dans les œuvres de Scudery. non plus les flatteries vagues,
calculées , mais bien l'approbation rétiéchie des maximes poli-
ti([ues, je crois que l'enthousiasme du poêle pour le cardinal
dérivait tout simplement des libéralités du maître. Il avait
reproché aux Muses et de laisser leurs favoris dans la même
nudité que la Vertu , l'Amour et les Grâces . et de n'avoir, jjour
tous meubles , que des luths et des guitares j c'est pour
rendre, sans doute, la poésie plus productive qu'il loua
Mazarin comme il avait loué Richelieu (1). Les Discours poli-
(1) Jcprofite de ces flatteries successives et peu scrupuleuses de Scu-
dery envers les deux cardinaux pour réparer une involontaire injustice,
En un article sur Voiture, inséré dans cette Revue (juillet 1837),
jai accusé un peu légèrement le spirituel habitué de Thôtel de Kam-
boaillet d'avoir loué le ministère peu lionorable de Mazarin, comme il
avait fait du gouvernement vi;roureux de Flichelieu. Sans croire beau-
coup à l'indt-pendance de Voiture, et en lui laissant son caractère de
flatteur ingénieux des grands et d'homme du monde galant envers les
puissances, je ne voudrais pas le condamner à tort. Les compliments
adressés au ministre d'Anne d'Autriche, dans la 115e lettre de Voiture,
m'avaient tiompé. Je dois à l'obligeante érudition de M. Augustin
Soulié. bibliothécaire à l'Arsenal, la communication d'un exemplaire
de Voiture, avec des notes inédites et fort curieuses de Tallemant de-*
Héaux. Précisément à cette 113^ lettre. Tallemant met en note :
u Martin Pinchesne , pour cajoler le cardinal Mazarin , a mis ici son
nom au lieu de celui de Richelieu. » Tout retombe ainsi sur le neveu
de Voiture, sot éditeur, ridicule poète, dont Boileau a eu bien raison
de se m.quer.
CE VUE DE PARIS. 341
tiques des Rois furent écrits pour flatter l'amour-propre du
ministre d'Anne d'Autriche et pour simuler une profondeur
d'homme d'État et de politique, très-digne d'étude dans un ingé-
nieux érudit comme Gabriel >'audé. maisparfditement grotesque
chez un poète de l'Hôtel de Bourgogne. Des la dédicace du
livre de Scudery, Mazarin est mis au-dessus de tous les rois de
l'Europe; il s'appelle Jules comme César, et. ainsi que Salomon,
il est écouté d'une reine , mais d'une reine dont la réj»utalion
est un parfum plus doux que les parfums de Saba. Ces éloges
ne sont qu'un prétexte du poète pour arriver à lui-même et pour
montrer que les gouverneurs de places frontières pourraii-nt
avoir à faire mieux que des livres. - J'ai cru , lecteur, dit-il .
que, puisque la fortune n'a pas voulu que j'eusse aucune j)art
aux affaires , il m'était du moins permis de montrer que si, au
lieu de me reléguer aux dernières extrémités de cet empire . il
eût plu à celte fortune de me retenir à la cour et de me donner
quelque emploi , je m'en serais peut-être acquitté sans honte. >»
Si je ne me trompe, cela veut dire en bon langage que monsei-
gneur le cardinal Mazarin ferait bien de ne pas laisser un aussi
éminent écrivain, uu aussi valeureux capitaine que M. de
Scudery végéter dans le mince gouvernement de >'otre-Dame-
de-la-Garde. Élait-ce, en effet, un lieu convenable pour uu
gentilhomme /- qui avait approché tant de cours différentes .
visité tant de peuples, fréquenté tant de grands hommes, qui
s'était trouvé dans tant d'armées , tant de guerres, tant d'occa-
sions , tantôt comme volontaire et tantôt en charge? -^ Le
bravache reparait donc ici comme toujours . et à quarante-six
ans, Scudery n'était pas encore corrigé de ces chaleurs donl
s'était moqué l'auteur du Cid.
Au théâtre , les succès de Corneille ne laissaient plus d'espoir
à l'école dramatique de Richelieu : dans la poésie , Malherbe
avait légué le sceptre lyrique à son élève Racan , tandis que
l'épopée semblait devoir se réaliser enfin par la Pucelle de
Chapelain annoncée d'avance avec pompe; Balzac régnait en
raaitre dans la prose , cl on ne lui eut guère reconnu de rival.
Voyant toutes les places prises , Scudery* voulut donc essayer de
la politique , non pas avec le procédé sceptique de Lamothe-le-
Vayer, ou avec l'incisive causticité ùuMasciuat , mais i^lutôt
à la manière du Ministre d'État de Silhon et des épitres ro-
3 29
342 REVISE DE PARIS.
maines de Balzac à M°ie de Rambouillet. Il choisit vingt actions
considérables dans la vie de vingt rois célèbres , et il les fait
discourir longuement sur les motifs de leurs délerminations ;
c'est là tout son livre. CharlesQuint , Louis IV, Mahomet , Ta-
merlan , Charles IX, et autres princes de tous les pays et de
tous les siècles , parlent tour à tour ce jargon métaphorifiue du
règne de Louis XIII, qui ne devait disparaître qu'avec Descartes
et Pascal ; c'est une série de mauvaises amplifications de rhé-
thorique , où un style vague et lâche, sans arrêt et sans so-
briété , se laisse prendre à toutes les images, où les principes
se plient sans cesse à l'éloge et ne sont jamais déduits avec
rigueur. Scudery n'avait pas, à coup sûr, de théorie politique
bien nette ; il n'avait jamais lu , je m'imagine , ni Machiavel ,
ni Bodin . ni même Grotius ; les questions oiseuses qu'il se pose
en seraient , au besoin , la preuve. Au lieu de légitimer l'usur-
pation de Pépin le Bref , au lieu de transporter dans les faits
accomi)lis les étroites préoccupations d'un esprit médiocre , il
eût mieux valu, comme vraie étude politique de l'époque, con-
sidérer seulement avec attention les roueries merveilleuses et
les infinies ressources d'esprit du cardinal de Retz , à côté , des
combinaisons profondes et inflexibles du génie de Richelieu.
Une seule phrase m'a frappé dans le livre de Scudery, parce
qu'elle s'applique directement à notre temps : « Quand Dieu,
dit-il, a mis certaines dispositions aux princes, aux monar-
chies et aux peuples, il semble qu'il faille nécessairement que
ces princes se précipitent , que ces monarchies se renversent et
que ces sujets régnent tour à tour. »
Scudery commençait à perdre patience dans son fort de
Nolre-Dame-de-la-Garde. M™e de Rambouillet avait dit : « Cet
homme n'aurait pas voulu un gouvernement dans une vallée. »
Mais la hauteur du rocher et des murailles ne suffisait pas à
consoler le pauvre poëte ; et contemplant de loin les flots de la
Méditerranée, il disait :
Vous à qui je fais voir mes tristesses cachées,
Déesses de la mer, ne soyez polut fâchées,
Sijt* vois vos appas d"un œil si langoureux.
Et si proche de vo\is je me dis malheureux.
Sa sœur, Madeleine de Scudery, qui devait bientôt se rendre
REVUE DE PARIS. 345
célèbre dans les lettres et qui mérite une étude à pari , parta-
geait les infortunes du poêle et l'aidait, sans doute , à les sup-
porter. Tallemant raconte qu'il fallait à M'ie de Scudery une
palience élrange pour souffrir la jalousie de son frère qui l'en-
fermait quelquefois et qui voulait alors conclure je ne sais quel
mariage inconvenant. Mais Des Réaux, on le sait, est plus que
médisant; le séjour de M"e de Scudery en Provence avait assu-
rément une autre cause que l'espérance des bénéfices promis à
l'auleur de Lygdamon , et je n'en voudrais pour preuve que ces
vers du poêle à sa sœur :
Le malheur qui m'accable est sans comparaison,
Mais parmi les débris de toute ma maison,
Je vois toujours debout votre vertu suprême.
Je ne sais si ce malheur dont parle Scudery se rapporte à cer-
taines inquiétudes qu'il paraît avoir eues vers cette époque sur
son gouvernement , et qui se dissipèrent par l'intervention de
M"^'^ de Rambouillet. La nièce de Richelieu, M™e de Combalet,
duchesse d'Aiguillon, qui jouissait encore de quelque crédit au
commencement de la régence et qui se souvenait , sans doute ,
de la dédicace de l'Jynour Ty~rannique , s'employa alors pour
lui. Il se trouva que le possesseur d'un prieuré de quatre mille
livres qu'elle lui avait donné n'était réellement pas mortj mais
elle obtint en revanche le titre de capitaine entretenu sur les
galères (1) du roi , qu'il parait, d'après le privilège de L'Alaric ,
avoir constamment gardé depuis avec celui de gouverneur de
Kotre-Dame-de-la -Garde. Scudery vint donc de nouveau habiter
Paris . où il publia ses Poésies Diverses.
a Ce volume est de vers d'amour, dit-il dans la préface, et le
dernier que l'on en verra. Ce n'est pas que j'aie encore besoin de
beaucoup de poudre pour cacher la blancheur de mes cheveux ,
ni que ma vieillesse soit décrépite; mais , enfin , j'ai quarante-
buit ans , et ma première maîtresse n'est plus belle. « Le recueil
poétique de Scudery, composé de sonnets amoureux , d'odes
louangeuses et de vers descriptifs, n'est pas plus mauvais que la
plupart de ceux de ses contemporains, de Gombaud, de Tris-
(1) Mémoires de Conrart, Petitot, 2e série , tom. XLVHI, pag. 254.
544 REVUE DE PARIS.
{an ou de Boisrobert; mais , par cette médiocrité même, par ce
fonds commun à tous et vulgaire d'images et de galanterie, il
s'efface à juste titre et disparaît dans le nombre. Il n'y a là ni la
finesse coquette de Voiture ou de Sarasin , ni le sentiment lyrique
de Racan , ni Télégance pastorale de Segrais, rien enfin qui
puisse être compris dans l'inaliénable héritage littéraire du
xvii« siècle.
A côté de défaillances, d'humilités d'amant transi, emprun-
tées aux pastorales italiennes , ce sont tout à coup des insolences
espagnoles , une outrecuidance chevaleresque , avec un ton
inouï et dégagé de poëte gentilhomme :
J'ai vécu dans la cour, j'ai pratiqué les princes,
J"ai connu Richelieu, j'en fus même eslimé ;
Et dans la belle ardeur dont j'étais animé,
L'Europe m'a connu dans toutes ses provinces.
Pour moi plus d'une fois le danger eut des charmes.
Et dans mille combats je sus tout hasarder.
I/on me vit obéir, Ton me vit commander.
Et mon poil tout poudreux a blanchi sous les armes^
Il est peu de beaux-arts où je ne fusse instruit;
En prose comme en vers mon nom fit quelque bruit.
Je ne sais si Scudery dut à la publication de ce volume l'hon-
neur d'être reçu de l'Académie en remplacement de Vaugelas , et
quel succès obtinrent ses vers au milieu des troubles de la
Fronde, Mazarin les accueillit avec indifférence, et le poêle,
pris tout à coup d'un bel accès de dévotion (1) , peut-èlre parce
qu'il était blessé dans son amour-propre , se retira au Marais,
ne voulant plus voir personne , et signant l'homme du désert ^
comme Luther, au château de Wartbourg , datait de son séjour
aérien^ et de son Pathmos. C'est à cette retraite momentanée,
A ce dégoût subit , que je rapporte volontiers la publication
d'un petit poëme omis par les bibliographes : Salomon instrui-
sant le Roi (2). Scudery s'excuse dans la préface de n'avoir
point encore fait d'ouvrage de piété, et s'en remet de cet oubli
à la cour où il a vécu , à son âge et à sa profession. Mais la con-
(1) Costar, dans les Mémoires de Desmolets, tom. II, pag. 318.
(2) Paris, 16o|, in-4o.
REVUE DE PARIS. 543
version ne lui avait pas donné rhumilité , car il parle du chant
du cygne, et il annonce que son sujet étant plus haut , ses pen-
sées ne pourront être plus basses. Cetle paraphrase des versets
de Salomon est adressée au jeune Louis XIV, auquel le
poêle dit :
Eu réglant un ballet médite une conquête.
Quelques vers du poëme , en rappelant indirectement Riche-
lieu, semblent témoigner d'un peu de mauvaise humeur envers
ce même cardinal Mazarin, si hyperboliquement loué dans les
Discours Politiqu